Criton – 1957-06-01 – La Montée des Nationalismes

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Le Courrier d’Aix – 1957-06-01 – La Vie Internationale.

 

La Montée des Nationalismes

 

Après l’expérience cruelle des deux dernières guerres qui n’ont fait que déplacer l’axe des rivalités internationales, on pouvait espérer, les impératifs économiques aidant, que les instincts nationalistes iraient s’atténuant et qu’une ère de coopération s’ouvrirait entre les peuples. N’entendait-on pas notre Président du Conseil déclarer, à propos de l’Algérie, que le nationalisme, à notre époque, était anachronique ? Cette idée parfaitement raisonnable a fait son chemin dans les esprits les plus évolués. Mais même en Europe Occidentale, devant les projets d’unification, elle est encore très incertaine parmi les masses. Le nationalisme a vite fait de trouver une occasion de se réveiller. Et malheureusement, dans les pays sous-développés, le nationalisme prend un caractère passionnel chaque jour grandissant. Cette vague qui ébranle les empires n’atteint pas seulement les plus anciens, comme la France et l’Angleterre. Elle menace maintenant les nouveaux. Les Etats-Unis et l’U.R.S.S. en font l’expérience. Elle touche même les empires en formation ; c’est le cas du monde arabe et du panislamisme qui devait s’étendre de l’Atlantique au Golfe Persique et qui se décompose, à peine conçu, en rivalités nationales et locales. Tout se passe comme si le nationalisme était une phase inévitable de l’évolution des peuples.

Examinons dans cette perspective les faits les plus récents.

 

Les Incidents de Formose

Les Américains ont été désagréablement surpris par les émeutes de Formose. Un incident banal, l’acquittement d’un soldat yankee meurtrier d’un Chinois par un tribunal américain, a suffi à précipiter la foule contre l’ambassade des U.S.A. Ils ne font cependant pas à Formose d’occupation militaire à proprement parler, et la prospérité de l’île est entièrement leur œuvre. Ils s’y croyaient en pays ami. Au Japon, de même, malgré les avantages que le pays retire de l’aide américaine sans laquelle il n’aurait pu survivre, des incidents plus ou moins analogues sont signalés. La campagne de protestation contre les expériences atomiques suffit à en provoquer d’autres. La propagande des communistes a fait naturellement grand bruit autour de ces manifestations de révolte à l’endroit des étrangers. Mais ils ne sont pas plus immunisés que les Américains contre des explosions de cet ordre. Sans parler de la Hongrie et de la Pologne où le joug soviétique est devenu insupportable et n’est maintenu que par la force, le nationalisme se dresse également à l’Est de l’Empire russe.

 

Le Voyage de Vorochilov

Le voyage du maréchal Vorochilov n’avait pas d’autre objet que de tenter de refaire l’union entre les pays d’obédience ou de sympathie communistes. Or à sa première étape, à Djakarta en Indonésie, il a été accueilli par une foule hostile et menaçante. Il paraît qu’au Nord-Vietnam, malgré la discipline rigoureuse imposée par Ho Chi Minh, les sentiments de la population n’étaient pas plus favorables aux Russes. Si Vorochilov est allé ensuite à Pékin et à Oulan-Bator, capitale de la Mongolie soviétisée, c’est que les relations de Moscou avec ces pays d’autre race n’étaient pas des plus cordiales en dépit des discours officiels. La Chine de Mao Tsé Tung évolue vers une forme de « Socialisme » qui, de l’aveu même des autorités, ne va pas par les voies tracées par Moscou. Sans doute la Chine dépend trop de l’aide soviétique pour mener une politique opposée à celle de l’U.R.S.S., mais l’invitation faite à Mao Tsé Tung de se rendre en personne à Moscou quelques mois seulement après la visite de Chou en Laï montre bien que toutes les divergences entre les deux Nations sont loin d’être aplanies. Le monolithisme du monde rouge est en pleine désintégration.

 

La Crise Soviétique

Aux mobiles purement nationalistes s’ajoute l’impression, plus nette en Asie qu’en Occident, que la Russie d’après Staline traverse une crise dangereuse qui l’affaiblit sérieusement. La refonte radicale des institutions économiques que Krouchtchev est en train de mettre en œuvre est susceptible, comme nous l’avons dit, de bouleverser l’organisation soviétique. Un des spécialistes les plus suivis, Isaac Deutscher, vient de donner une opinion analogue. Krouchtchev est en train de lutter contre deux fronts. D’une part la bureaucratie centralisée à Moscou qui lutte de toutes ses forces contre la réforme pour survivre. Déjà Krouchtchev a dû céder devant les militaires qui ont imposé le maintien dans la capitale de tous les organismes qui intéressent la défense. D’un autre côté, Krouchtchev est aux prises avec les chefs régionaux du Parti qui ne veulent pas que les bureaucrates chassés de Moscou viennent faire chez eux leur besogne. Ils entendent nommer eux-mêmes les fonctionnaires qui doivent coordonner la production.

Ajoutons que dans les usines même, un mouvement se développe en faveur des conseils d’ouvriers sur le modèle yougoslave, dont Krouchtchev disait lui-même à Tito qu’appliqués en Russie, ils désorganiseraient de fond en comble l’industrie soviétique. On sait quel rôle ces conseils d’ouvriers ont joué dans la révolte hongroise et quelle peine a Gomulka à en interdire la formation en Pologne. Dans les différentes républiques de l’U.R.S.S. ce genre de système aurait la faveur des cadres et des techniciens qui n’entendent plus travailler exclusivement pour la machine moscovite. Le particularisme local qui est une forme du nationalisme commence à menacer l’Etat totalitaire.

 

Nasser et l’Empire Musulman

Disons enfin que le rêve d’hégémonie arabe de Nasser s’évanouit chaque jour. Le roi Hussein, appuyé par Ibn Saoud, vient d’exiger le renvoi des troupes syriennes qui occupaient la Jordanie, les accusant d’avoir été l’instrument du complot contre sa personne. La réunion des chefs arabes qui devait avoir lieu pour refaire un semblant d’unité entre les participants a été renvoyée sine die. La coupure semble irréparable. L’U.R.S.S. qui avait joué le nationalisme arabe voit ce mouvement se retourner contre son influence. La radio et la presse soviétique marquent leur déception en accusant les intrigues américaines qui ont certainement joué un rôle, mais n’expliquent pas tout. C’est l’ingérence étrangère sous toutes ses formes que ces petits pays repoussent. Les grandes puissances feront tour à tour les frais de cette hostilité.

 

La Campagne Électorale en Allemagne Fédérale

La campagne électorale qui s’ouvre en Allemagne Fédérale met aux prises la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste. Dans un discours programme à Hambourg, le Président du Bundestag, le chrétien-démocrate Dr. Gerstenmaier, met particulièrement l’accent sur la nécessité de « démythologiser » et de « désidéologiser » la vie politique allemande et celle des Partis.

« L’évolution de notre état moderne, dit-il, n’a plus rien à voir avec les vieux thèmes de combat entre bourgeois et prolétariat. Grâce à Dieu, les travailleurs de notre pays ont cessé d’être des prolétaires. Notre jeune parti, la Démocratie chrétienne n’a rien à voir avec l’esprit du propriétaire bourgeois d’autrefois. Les préjugés et les instincts de classe sont en train de disparaître… Nous luttons pour la dignité et l’indépendance de l’homme à la fois contre la toute-puissance des organisations collectives, contre leur instinct de puissance et aussi contre les tendances collectivistes de l’État »…

Suivent sur le rôle de cet État à la fois fort par l’autorité et rigoureusement limité dans ses attributions, des considérations qui pourraient servir de principe à toute démocratie, si les hommes étaient raisonnables.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1957-05-25 – La Puissance et le Droit

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Le Courrier d’Aix – 1957-05-25 – La Vie Internationale.

 

La Puissance et le Droit

 

On peut contester l’opportunité et l’efficacité de la requête française au Conseil de Sécurité sur Suez après la malheureuse aventure de novembre dernier. L’initiative de mettre en cause le règlement unilatéral imposé par Nasser, aurait dû être prise par une nation étrangère au conflit, soucieuse uniquement de préserver le droit. Aucune n’était disposée à le faire et tout bien pesé, il fallait que la question soulevée par le coup de force égyptien demeure ouverte, tout comme celle de drame hongrois.

En face de l’U.R.S.S., l’O.N.U. était impuissante. Pour Suez elle ne devait pas l’être et en cas de carence de l’institution internationale, les usagers du Canal, unis, avaient les moyens de faire respecter leurs droits. Il appartenait aux Etats-Unis de les y inviter dès la nationalisation en juillet dernier. Le moins qu’on puisse dire est que leur action a été purement verbale et qu’ils ont fait passer les questions d’opportunité politique avant les principes moraux et juridiques. Cette attitude est aussi grave que regrettable.

 

La Démocratie et les Principes

On ne saurait trop répéter, en effet, que la démocratie dont on se fait le champion n’a de sens que si, dans les relations intérieures comme dans les relations internationales, individus et peuples se reconnaissent liés par des principes inviolables, supérieurs à tous les intérêts, principes bien définis et acceptés par tous.

En fait, la prolifération des organisations internationales a-t-elle jusqu’ici modifié les relations entre peuples ? N’en sommes-nous pas toujours aux rapports de forces militaires, financières ou économiques ? Dans les débats sur le désarmement ne sont-ce pas uniquement les forces qui s’affrontent ? A l’intérieur des Etats même, ce sont des féodalités qui sont en lutte où les plus puissants imposent la domination de leurs intérêts à la communauté. A quoi bon parler de progrès si l’on ne commence pas par celui-là ?

Ces considérations sont, hélas, bien banales. Cependant, la plus grande puissance du monde dont la prépondérance dans tous les domaines grandit de jour en jour, les Etats-Unis, n’ont pratiquement pas fait grand-chose pour développer, et au besoin imposer, le progrès de la conscience. Ils ont sans doute affaire à un ennemi qui ne s’en soucie guère. Raison de plus pour s’y employer. On a entendu à Washington beaucoup de pieuses exhortations. On n’a pas vu beaucoup d’actes les traduire. C’est une critique de ce genre qui actuellement est sous-jacente aux débats étouffés du Conseil de Sécurité. Le Gouvernement américain ferait bien d’y prêter attention, sinon, de quelques bons motifs qu’on l’a pare, une expansion de puissance sera toujours considérée comme une forme d’impérialisme. Un impérialisme en face d’un autre, cela finit toujours mal.

 

Boulganine Épistolier

Les caricaturistes représentent Boulganine occupé à rédiger des missives à l’univers. La France a reçu la dernière en date. Beaucoup de sourires, un peu de menaces et une invitation à causer. Il s’agit toujours pour les Russes de briser le mur du silence qui les entoure depuis l’affaire hongroise, et que les technocrates en U.R.S.S. supportent avec peine. Mais les Occidentaux ne reprendront le dialogue qu’après une préparation diplomatique susceptible d’ouvrir de nouveaux horizons.

 

La Lutte en Pologne

Par ailleurs, la lutte pour le pouvoir continue en Pologne. Gomulka a pu se défaire de trois des staliniens les plus compromis dans les purges du régime antérieur aux événements d’octobre. Sa position est difficile. Pris entre les tenants de Moscou qui le surveillent et les masses qui s’impatientent, il vient néanmoins d’affirmer avec courage que la Pologne suivrait dans la voie du socialisme une ligne différente de celle des Soviets.

Jusqu’où Krouchtchev le laissera-t-il aller ? Sa popularité résistera-t-elle aux revendications pressantes des travailleurs, des intellectuels et des paysans ? Cela dépend de la sagesse du cardinal Wyszynski, actuellement à Rome, qui a sur les masses polonaises une autorité immense. De son côté, Gomulka paraît convaincu que les Russes ne peuvent pas avoir sur les bras une nouvelle affaire de Hongrie dans un proche avenir et qu’ils rongent leur frein. Il entend profiter de ce délai pour les mettre devant le fait accompli d’une vaste réforme sociale sur laquelle on ne pourrait revenir.

 

La Défense du Moyen-Orient

Les roitelets arabes se défendent. Hussein consolide son trône, non sans brutalité. Ibn Saoud qui a franchement passé au camp occidental ira le voir en Jordanie. Les Quatre sont en hostilité ouverte avec Nasser dont la radio les assaille. Comme prévu, les Russes, prudents, ne s’engagent qu’en paroles. Les Occidentaux, pour le moment, ont le vent en poupe.

En Irak, en particulier, la popularité du roi Fayçal, l’énergie du vieil Noury el-Saïd, la rapidité du progrès social ont contrarié la vague de nassérisme qui reflue. Le Liban, de son côté, s’est irrité de la désinvolture de l’ambassadeur égyptien qui complotait ouvertement contre le ministère Solh. Le Roi Saoud, lui, craignait pour sa vie. Il a cessé de remplir les caisses du mouvement pan-arabe qui alimentaient des conjurations dans son propre royaume. Le prestige et l’autorité de Nasser ont, en un an, beaucoup baissé malgré l’aventure de Suez et la récente capitulation des Anglais.

 

L’Élévation du Taux de l’Escompte en Suisse

Un petit événement sur le front économique qui a fait grand bruit : la Banque Nationale Suisse a élevé son taux d’escompte immuable depuis 1936. Par ailleurs, le loyer de l’argent dans le monde monte constamment. Les capitaux se raréfient parce que l’épargne ne suffit plus aux investissements. La Suisse, à son tour, se prémunit contre les excès d’une économie « surchauffée ». Le capitalisme qu’on croyait moribond est pris d’un accès de croissance que les autorités sont obligées de tempérer. Aux Etats-Unis d’abord, en Allemagne Fédérale, et maintenant en Suisse on cherche à maintenir le progrès dans des limites raisonnables pour prévenir des excès qui pourraient se traduire plus tard par une crise, et, pour ce qui est de la Suisse, pour éviter de faire appel trop largement à la main-d’œuvre étrangère, celle du pays étant depuis longtemps occupée. Cette prospérité des pays capitalistes surprend même ceux qui n’ont jamais douté des possibilités du système. Quant aux autres ….

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1957-05-18 – Épilogue

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Le Courrier d’Aix – 1957-05-18 – La Vie Internationale.

 

Épilogue

 

Le premier acte de l’affaire de Suez est terminé ; l’Angleterre se résigne à utiliser le Canal aux conditions égyptiennes. Cette décision n’est pas une surprise. Les intérêts de trafic maritime anglais étaient trop importants pour que le « boycott » puisse durer ; l’impression cependant a été fâcheuse. On pouvait mieux faire. Les compagnies pétrolières auraient pu, sans grand dommage, continuer à contourner l’Afrique en attendant la construction des pipelines, décidée entre elles.

 

Les Raisons de l’Angleterre

Comme pour la réduction des forces militaires britanniques stationnées sur le Continent, on accuse les Anglais d’égoïsme politique, ce qui se vérifie une fois de plus. Ils ont cependant des excuses : l’entente n’a jamais régné parmi les usagers du Canal, et chaque pays négociait en secret avec l’Egypte pour reprendre la navigation par Suez et renouer les relations commerciales. Les Etats-Unis étaient décidés à ne rien faire pour le moment qui puisse paraître hostile aux Pays Arabes. La situation financière de l’Angleterre est trop précaire pour qu’elle puisse plus longtemps imposer à son commerce extérieur une surcharge, et perdre des marchés qui seraient allés à d’autres.

 

Le Boycott par la France

La France paraît décidée à résister seule. Nos intérêts dans le trafic par Suez sont beaucoup moins importants que ceux des Anglais depuis que l’Indochine nous a échappé. Le boycott du Canal va cependant aggraver une situation sérieuse en particulier pour notre marine marchande dans une période où la baisse des frets est tellement profonde que la limite de rentabilité des navires n’est pas loin d’être atteinte. Sera-t-il possible de s’offrir ce luxe pendant longtemps ? Une capitulation simultanée aurait peut-être eu moins d’inconvénients, dans l’ordre moral, qu’une reddition ultérieure. La résistance n’a de sens que si elle peut être maintenue indéfiniment ; il n’est pas sûr que ce soit possible.

 

Action Prématurée des Anglo-Saxons

Ce qui nous surprend, c’est que les Anglo-Saxons n’aient pas attendu, pour offrir ce succès à Nasser, que la situation en Jordanie se soit affermie et que le Groupement des quatre états – Irak, Arabie Saoudite, Jordanie, Liban- ait pris forme. Déjà, le roi Hussein qui était attendu à Bagdad a renoncé à s’y rendre. Les situations se retournent si vite en Orient que le travail de la mission Richards pourrait bien être compromis avant d’avoir produit quelque effet.

 

Politique et Concurrence

Un des graves défauts d’organisation des pays démocratiques, c’est leur impuissance à contrôler ou à discipliner la concurrence commerciale que se font entre elles les entreprises de chacun d’entre eux. Mieux, ils s’évertuent à empêcher ces entreprises de s’entendre entre elles quand leur intérêt les y disposerait. On a l’impression que les usagers du Canal, s’ils s’étaient trouvés devant une ferme intention de leurs gouvernements de se passer du Canal de Suez, s’y seraient volontiers ralliés. Solidaires, ils étaient assez forts pour le faire, l’enjeu en valait la peine car on ne laisse pas impunément violer le droit international.

Ce sont les Gouvernements qui ont manqué à cette solidarité. Ils pourraient le regretter. Comme le « colonialisme » les mots de trusts ou de cartels sont des mots magiques, surtout aux Etats-Unis. Ils portent en eux une réprobation sacrée. Cependant, si l’on veut faire une politique collective efficace, il faut aussi que les intérêts économiques se groupent pour l’appuyer, surtout en face du monopole commercial des Soviets qui mettent la production au service de la politique. Il y a des préjugés qui coûtent cher.

 

Le Désarmement

Le désarmement est toujours pour demain, et chaque jour on nous annonce que l’on avance dans la bonne voie. En regard de ces affirmations optimistes, relevons qu’à propos du budget des Etats-Unis, si discuté en ce moment, le président Eisenhower a affirmé que les dépenses militaires iraient en croissant chaque année, et le maréchal Joukov au défilé de la Place Rouge du Premier Mai, a parlé aussi de renforcement constant du potentiel militaire soviétique ; ce dont personne ne doute !

Il y a de  part et d’autre une sorte d’abus de confiance à l’égard du public qui toujours espère être soulagé du fardeau des armements et de la peur de la guerre, à l’associer à ce jeu compliqué qui se déroule à Londres depuis des années et où chacun triche dans un but de propagande. Le plus curieux, c’est que d’excellents esprits avertis et expérimentés cherchent obstinément dans les propositions plus ou moins astucieuses que les partenaires mettent en avant, les signes d’un sincère désir d’accord.

Répétons-le, le problème est simple. Les Etats-Unis tiennent dans la course aux armements le plus sûr moyen d’empêcher le niveau de vie des populations d’au-delà du rideau de fer de s’élever. Et cela revient à perpétuer la plus grave faiblesse du communisme. Quant aux Soviets, qui verraient leurs charges dominer avec plaisir, ils ne peuvent vouloir que la forme du désarmement qui leur offrirait une supériorité décisive, telle la suppression des armes atomiques.

Même si l’on aboutissait à une formule de désarmement partiel, ce ne serait qu’un trompe-l’œil. Il faut en prendre son parti pour n’être pas dupe.

 

La Politique de Krouchtchev

Krouchtchev a fait passer au Conseil Suprême son projet de décentralisation industrielle, sans débat ni discussion sérieuse. Tous les observateurs s’étonnent qu’il ait été seul à parler et qu’aucun des membres de la « direction collective » n’ait appuyé le projet. Tout se passe comme s’ils s’étaient accordés pour laisser à Krouchtchev toute la responsabilité de l’opération dont les conséquences pourraient comporter des aléas et des surprises. Quoi qu’il en soit, cette procédure est sans précédent dans les annales du Parti depuis la mort de Staline.

 

Le Sort des Emprunts Russes

On est habitué aux contradictions du système gouvernemental soviétique. Cependant, elles se succèdent en ce moment à un tel rythme qui fait supposer que la machine ne marche pas très droit. Il y a quelques semaines, Krouchtchev avait annoncé que les emprunts d’Etat imposés chaque année aux travailleurs et qui allaient en principe arriver à échéance, ne seraient pas remboursés avant l’an 2000. On s’y attendait un peu car les titres de ces emprunts ne trouvaient pas preneur même à un prix dérisoire. En échange de ce « moratoire », Krouchtchev avait annoncé que l’on n’émettrait plus de nouveaux emprunts, c’est sans doute pour cela que les auditeurs avaient approuvé d’enthousiasme la répudiation des anciens. Or, on annonce aujourd’hui un petit prélèvement de douze milliards de roubles.

La situation financière des Soviets ne doit pas être très bonne. Le Rouble continue à baisser au-dessous de sa valeur réelle. La parité ne dépasse guère 12 francs. Il est impossible, quoi qu’on en dise, de se faire une idée des finances russes par les documents qu’ils fournissent. Mais rouge ou pas, la Finance est inexorable. Nous en savons quelque chose.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-05-11 – Orient et Occident

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Le Courrier d’Aix – 1957-05-11 – La Vie Internationale.

 

Orient et Occident

 

Les brillants succès de la diplomatie américaine en Moyen-Orient ont renversé la situation sans pour cela rendre plus stable le nouvel équilibre. Nasser rêve de revanche, l’U.R.S.S. l’y pousse, le matériel militaire perdu dans le Sinaï a été remplacé. A Moscou cependant, on semble hésiter à s’engager à fond : la faiblesse militaire des Egyptiens, la versatilité des masses acclamant tour à tour les souverains et les révolutionnaires, la puissance du Dollar dans une société aisément corruptible, autant de facteurs défavorables à la pénétration soviétique. Dans ces conditions l’action russe devrait demeurer limitée.

 

La Nouvelle Coalition Arabe

On peut faire le point de la situation ; la soudure des quatre pays arabes jusqu’ici divisés sinon hostiles est apparemment faite : Arabie Saoudite, Jordanie, Irak et Liban forment bloc à la fois contre Israël et contre le communisme, mais surtout contre Nasser ; cependant, celui-ci ne sera vraiment isolé que lorsqu’il aura perdu son dernier allié, la Syrie.

De ce côté, les efforts américains ont été vains. Des élections ont eu lieu à Damas et à Homs, et les soutiens de la tendance pro-égyptienne l’ont emporté avec une marge telle que tous les truquages ne suffisent pas à expliquer leur succès. L’état d’âme populaire est évidemment contre l’Occident et pas seulement en Syrie. On pourra mettre en place des combinaisons politiques, mais rien de solide ni de durable tant que les masses pourront être enflammées du jour au lendemain par les agitateurs habituels.

 

Le Problème de Suez

Quant au problème de Suez, il ne semble pas plus près d’être résolu que l’an dernier. Le Canal est ouvert, mais le boycott continue ; les usagers évitent de se prononcer pour ne pas avoir l’air de se soumettre au plan Nasser. Comme ce sont les pétroliers qui constituent l’essentiel de la recette, on en viendra pratiquement à laisser transiter les paquebots et les cargos, tandis que les grandes Compagnies continueront à envoyer leurs tankers par le Cap. Il y aura évidemment des défaillances et quelque indiscipline, mais le canal ne rapportera guère à Nasser, et la pression économique s’accentuera sur lui.

 

La Décentralisation Industrielle en U.R.S.S.

Krouchtchev a présenté au Conseil Suprême le fameux rapport sur la décentralisation. Ce long document constituerait, s’il était suivi d’application, une véritable révolution dans l’ordre soviétique. Trente-et-un ministères à Moscou seraient dissous. Les services dispersés en province, en Sibérie, et dans l’Oural, la production compartimentée en régions autonomes, etc…

Ce qui nous frappe, c’est que l’on peut faire au sujet de ce Plan, les mêmes prédictions que nous formulions ici quand la déstalinisation fut annoncée en octobre 1955. On peut même dire qu’elles sont déjà en train de se réaliser. Approuvé à l’unanimité en public, comme il se doit, le Plan est l’objet d’attaques désespérées de tous ceux qui vont être délogés de leurs situations confortables. Plusieurs articles de « La Pravda » montrent que les résistances viennent de haut.

Ces Messieurs qui ont tremblé sous Staline, se sentent à nouveau menacés par Krouchtchev. Celui-ci qui a l’appui des techniciens et de ce qui constitue l’opinion, c’est-à-dire les députés du Conseil des Nationalités, se sent de force à braver les bureaucrates. Il a cependant affaire à forte partie. Il a dû écarter Pervoukine de la direction de l’économie et mis à la tête du Gosplan qui sera le centre d’exécution et de coordination de la nouvelle organisation économique, un de ses hommes de main, Kouzmine, mi-technicien, mi-policier, comme beaucoup de séides du Kremlin.

Mais les bureaucrates seuls seraient impuissants à s’opposer au plan si d’autres difficultés ne surgissaient en Province. D’une part les rivalités aisément prévisibles entre les chefs de districts industriels qui demandent à étendre leurs compétences au domaine du voisin, rivalités de personnes qui se voient soudain délivrées de la tutelle de Moscou et maîtres de leurs destins. Si l’on se souvient de ce qui se passait au temps des Tsars dans les provinces où régnait le gouverneur, on imagine les risques d’anarchie que cette réorganisation comporte, et cela pas seulement dans le domaine industriel. Déjà le particularisme et des nationalismes endormis se réveillent, Krouchtchev touche là, tout comme il y a deux ans, à un point sensible de l’organisme soviétique.

C’est un bien curieux personnage que ce Krouchtchev, bien inquiétant aussi, autant pour l’avenir de la Russie que pour le nôtre.

 

L’Opposition à la Réorganisation Militaire Anglaise

Parmi les activités diplomatiques actuelles, et Dieu sait combien de visites et de démarches se succèdent, la plus significative est l’opposition tenace aux plans de réorganisation militaire des Anglais. On se souvient que le Ministère MacMillan a décidé de réduire les forces britanniques et particulièrement celles qui étaient jusqu’ici stationnées en Allemagne, cela en contradiction avec les engagements solennels d’Eden au moment de la constitution de l’Union Européenne Occidentale imaginée par Mendès-France après l’échec de la C.E.D.

Tous les moyens de pression ont été employés pour faire renoncer les Anglais à leurs projets, en vain bien entendu. Deux ordres de raisons étaient invoqués. La réduction des effectifs affaiblissait la défense atlantique et incitait les autres associés à réduire à leur tour leur participation. D’autre part, en faisant reposer la protection militaire sur les armes atomiques et les engins téléguidés au détriment de l’armement classique, on rendait impossible toute résistance dans  l’hypothèse d’un conflit limité et local. On faisait surtout grief aux Anglais de renier leurs engagements, ce qui ne leur est pas habituel, et de créer un précédent d’autant plus inquiétant qu’il vient de Londres.

En fait, à notre sens, les Anglais ont d’excellents arguments pour agir de la sorte et pour notre part, nous leur donnons raison. Ils disent en effet qu’ils ont les plus lourdes charges militaires, trois fois plus que les Allemands qui sont en retard de deux ans dans leur réarmement, que la France n’a plus au sein du N.A.T.O. aucune force armée efficace, tout ayant été déplacé en Afrique, enfin qu’il n’y a aucune chance de lutter par des armes conventionnelles avec les Soviétiques qui sont dix fois plus puissants dans ce domaine, et qu’il faut par conséquent rénover l’organisme militaire, aller de l’avant pour constituer une force peu nombreuse, mobile et dotée d’engins nucléaires téléguidés.

La routine des états-majors, une certaine hostilité des diplomates à ce que l’on considère comme une dérobade, expliquent la mauvaise humeur du continent à l’égard du Gouvernement MacMillan. Celui-ci passera outre. Dans un complexe économique et politique très difficile et même critique, il a obtenu quelques résultats, modestes mais précis. Il a redressé un peu le prestige du Parti conservateur effondré après Suez. Il était temps, aussi bien pour l’Angleterre que pour l’ensemble du Monde libre. Quelques soldats de plus ou moins sont peu de chose en regard.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1957-05-04 – L’Enjeu Jordanien

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Le Courrier d’Aix – 1957-05-04 – La Vie Internationale.

 

L’Enjeu Jordanien

 

Le succès remporté par les Américains en Jordanie a frappé l’imagination de ces mêmes commentateurs qui n’avaient cessé de critiquer la politique des U.S.A. en Moyen-Orient. La démonstration de la VIème flotte devant les côtes syriennes, le chèque de 10 millions de dollars à Hussein, et surtout l’abstention prudente de l’U.R.S.S. ont fait remonter le prestige américain, au point qu’on a accepté, sans trop protester, la décision de Nasser en autorisant les navires de l’Occident à transiter et à payer les péages aux Egyptiens.

 

La Tactique Américaine

Il ne faudrait pas toutefois passer d’un extrême à l’autre. Un succès en Orient n’est jamais définitif. I est même rarement durable. Disons seulement que la politique de Foster Dulles, telle que nous l’avons exposée ici, est appliquée avec méthode, et au besoin avec vigueur. A l’égard de Nasser, elle prend le plus long chemin, celui de la patience et de la mansuétude, laissant dans le doute le but final. Vise-t-elle à l’éliminer ou simplement à l’amener à composition quand son prestige sera suffisamment affaibli et que tous ses alliés se tiendront à distance ? Washington se sert des monarques d’Orient comme l’ont fait Anglais et Français, parce que seuls, ils peuvent s’opposer à l’anarchie autrefois, et aujourd’hui au communisme. Mais ce n’est qu’un pis-aller. Mieux vaudrait une démocratie organisée. Mais l’Orient y parviendra-t-il jamais ? Il en est en tous cas encore loin. Le danger est justement qu’entre les agitateurs des masses émotives, et le pouvoir absolu, il n’y ait pas de troisième force. Le succès du roi Hussein ne montre pas tant son autorité et sa puissance que le respect que les Arabes accordent aux Américains. Le prestige de l’U.R.S.S. par contre a beaucoup faibli. Les Orientaux ont des antennes. Ils sentent toujours lequel est le plus fort.

 

Les Tentatives Soviétiques

Moscou continue à s’imposer à l’attention par tous les moyens, en frappant à toutes les portes. Dans chaque note ou discours, le même dosage de promesses et de menaces. Les réponses jusqu’ici ont été de pure forme, des accusés de réception, sauf celle du vieil Adenauer qui s’est fâché. A mesure que les élections approchent, il devient irritable.

Les Russes évidemment ne pouvaient manquer l’occasion que leur offraient le Docteur Schweitzer et les savants du Planck-Institute d’apporter leur soutien aux Sociaux-démocrates en faisant peur au peuple germanique : le Chancelier, en s’alliant à l’Occident, en recevant sur son sol des armes atomiques, vouait la terre de la République Fédérale à devenir un cimetière. Les souvenirs de 1944-45 rendent évidemment les Allemands sensibles à ces perspectives. Voteront-ils pour cela contre le Chancelier ? Les socialistes évitent de faire chorus avec Boulganine. Ils savent bien que l’électeur est tenté de prendre le contre-pied de tout ce que Moscou lui conseille.

 

L’Épreuve Atomique

Néanmoins, les Russes ont réussi, en multipliant leurs expériences atomiques, à créer dans l’opinion un malaise qu’ils vont peut-être pouvoir exploiter en faveur de la forme de désarmement qui les sert. Les cendres atomiques ont été particulièrement abondantes, et ce sont les Chinois surtout qui les ont reçues. Les Sibériens aussi sans doute, mais on n’en saura jamais rien. Il paraît qu’à Pékin, on n’est pas précisément satisfait. Les relations avec Moscou pourraient en souffrir. Il y a longtemps d’ailleurs que nous avons noté des fissures entre les deux régimes, masquées par toute la duplicité orientale et aussi par les rivalités de personnes de plus en plus apparentes dans l’entourage de Mao Tsé Tung.

 

Élimination des Structures Collectivistes

Un fait est certain, c’est que le communisme pratique subit aussi bienen Chine qu’en Occident une régression assez rapide. En Pologne, il n’en reste plus grand-chose dans l’agriculture où les fermes collectives ont disparu et dans le petit commerce et l’artisanat qui ont retrouvé leur activité privée. Dix mille de ces établissements se sont reconstitués souvent avec l’aide de l’Etat, depuis les événements d’octobre. Quant à la Yougoslavie, elle a abandonné tout-à-fait le collectivisme agraire pour lui substituer le système coopératif, celui-là même qui fonctionne depuis un demi-siècle dans les démocraties capitalistes.

 

L’Épreuve de Hongrie

En Hongrie cependant, les Russes s’obstinent à rendre au régime Kadar la rigidité du système que Rákosi avait rendu odieux et qui avait ruiné le pays avant la révolte. Si Mikoïan est allé à Vienne, c’est surtout pour enlever aux Hongrois leur meilleur réconfort : l’appui moral de l’Autriche. Les Autrichiens, pour obtenir leur libération en 1955, ont souscrit en faveur des Soviets à une lourde rançon en pétrole qui empêche l’activité économique du pays de se développer plus vite qu’elle ne le fait. Ils voudraient que les Russes réduisent leurs exigences. Ceux-ci ne le feront que si Vienne se détache de l’Occident en renonçant à faire partie du Marché Commun et de l’Euratom, et en présentant au Peuple hongrois le visage hermétique de la neutralité. Mikoïan a-t-il réussi ? Ce n’est pas probable.

 

Démocratie Chrétienne et Social-Démocratie

Une assez grave partie se joue dans la coulisse, sinon dans l’ombre, entre les deux internationales : la Démocratie-Chrétienne qui a tenu une réunion plénière à Arezzo et la Social-Démocratie dont le voyage de Gaitskell à Rome et à Berlin a été la principale illustration.

Gaitskell s’est fait vertement tancer par Adenauer qui s’est élevé contre toute idée de neutralisation de l’Allemagne souhaitée par les socialistes anglais et allemands. Ce serait, a-t-il dit, reconnaître définitivement que l’Allemagne réunifiée demeure une nation de second rang. Adenauer a toujours lutté pour rétablir l’égalité des droits et réhabiliter moralement et matériellement l’Allemagne au sein du Monde libre. C’est une attitude à laquelle tout le monde est sensible outre-Rhin, et Gaitskell, en voulant apporter un appui à ses coreligionnaires, a manié le pavé de l’ours.

D’ailleurs, le camp social-démocrate est profondément divisé en Europe. Ne parlons pas de l’Italie où il l’est à l’intérieur même et où toutes les tentatives de réconciliation entre fractions ont échoué. Entre socialistes Français et Anglais, les sympathies n’ont jamais été chaudes. Guy Mollet et Gaitskell ou Bevan ont été plus souvent adversaires qu’alliés. La Social-Démocratie allemande, longtemps en froid avec l’anglaise, serait tentée maintenant par un rapprochement avec l’aile bourgeoise du Labour, mais il y aurait beaucoup à faire pour arriver à une collaboration effective. Au contraire, la Démocratie Chrétienne, si l’harmonie règne en son sein, n’a pas les mêmes moyens d’action qu’au temps de Schuman, De Gasperi et Van Zeeland, mais elle demeure capable de tirer parti de circonstances favorables. C’est l’affaire des électeurs. La question n’est pas de nuances, c’est l’avenir de l’Europe qui est en jeu par la forme que prendra son unification future, et peut-être, les chances qu’elle a de se faire réellement.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1957-04-27 – Impasses

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Le Courrier d’Aix – 1957-04-27 – La Vie Internationale.

 

Impasses

 

« Partie serrée » disions-nous récemment de celle qui se joue en Moyen-Orient entre la diplomatie américaine et la conjonction de l’U.R.S.S. et du nationalisme arabe : l’épisode jordanien l’illustre amplement.

 

La Lutte en Jordanie

Pour isoler Nasser de son principal allié, la Syrie, le petit royaume d’Amman, artificiel et disparate, doit demeurer en équilibre entre les deux influences. Mais il est lui-même déchiré entre l’élément palestinien qui comprend l’ensemble des réfugiés chassés par Israël des territoires conquis en 1947 et ceux qui sont demeurés à l’Ouest du Jourdain, d’une part, et les fils du désert, les Bédouins de l’Est, attachés à la monarchie husseinite de l’autre. Si l’on songe que le premier groupe forme les deux tiers de la population, on imagine les difficultés qu’éprouve le jeune roi à maintenir son autorité. L’appui américain et ce qui reste de l’influence anglaise réussiront-ils à le sauver ? Ce serait peu probable sans le concours d’Ibn Saoud et la présence aux frontières des forces irakiennes. Cette politique de contre-poids est d’une complexité qui défie tout pronostic. Le sort du royaume de Jordanie commande certainement l’évolution future de l’ensemble du problème du Moyen-Orient.

 

Le Plan de Washington

Ces événements illustrent en tous cas le plan adopté par Washington qui continue à être complètement incompris des deux côtés de l’Atlantique. Ce que nous appelions la politique du coup de ciseau entreprise à la fois par le voyage de Nixon et la tournée de la mission Richards exposant l’un et l’autre la doctrine Eisenhower : isoler Nasser sans l’aborder de front ; continuer à négocier pour la forme avec patience jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’alliés autour de lui, et laisser se développer ses difficultés économiques, qui, si elles n’ont pas en Orient les mêmes incidences et le même poids qu’ailleurs, agiront quand même avec le temps pour faire vaciller le dictateur du Caire.

 

Les Lettres de Boulganine à Eden et Mollet

La publication par Moscou des lettres personnelles de Boulganine à Eden et à Mollet entre septembre et novembre dernier avant l’intervention franco-anglaise, est intéressante à plus d’un titre ; cette publication vise à discréditer la personne même d’Eden qui, évidemment, ne pouvait avouer les préparatifs de la descente sur Suez ; M. Pineau pas davantage. Elle a pour but, en même temps, de rappeler aux Arabes que l’U.R.S.S. a fait son possible pour les protéger en temps utile. D’un autre côté, les lettres Boulganine révèlent exactement le plan élaboré par les Russes avec Nasser et El Kouatli : saboter le Canal et détruire les pipelines en cas d’attaque franco-anglaise. Plus encore, ces lettres avaient à l’époque un autre but qui a été parfaitement atteint. Avertir les Franco-Anglais des résistances qu’ils allaient rencontrer sur place. Or, l’échec de Suez est dû avant tout au fait que les capacités défensives de l’Egypte avaient été surestimées par le commandement allié. On a préparé, bombardé pendant des jours alors qu’on pouvait sans grand risque agir en un tournemain. Les Russes étaient de plus, comme on peut le voir, très bien renseignés sur ce qui se passait à Chypre. Il est difficile de cacher quelque chose à l’espionnage communiste, surtout en pays hostile.

 

L’Activité de la Diplomatie Russe

Sur un autre plan, la diplomatie soviétique ne laisse pas passer un jour sans se manifester. Il s’agit de briser le mur de silence qui s’est dressé depuis le drame hongrois. Tous les pays, toutes les questions sont explorées, pour trouver le biais par où reprendre le dialogue avec l’Occident ; les menaces et les avances alternent. L’offensive qui pourrait avoir le plus de chances de succès se situe autour des expériences atomiques, spéculant sur la peur qu’inspirent les radiations. Les Soviets, cependant, qui viennent de les multiplier dans une région – le lac Baïkal – qui n’est pas très éloignée de grands centres de population, ne paraissent pas se soucier beaucoup de celle-ci. Dans les pays civilisés, les avertissements des savants ont une publicité qui ne franchit le rideau de fer qu’à des fins de propagande. Il s’agit de prouver que l’U.R.S.S. suspendrait ses expériences et que ce sont les Anglo-Saxons qui s’y refusent, et pendant ce temps, les comédies du désarmement sur ce thème tragique continuent à Londres.

Faisons à cet égard une mise au point à notre sens très importante. Le développement de l’énergie atomique sous toutes ses formes présente des dangers qu’on ne saurait nier. Cependant, les progrès actuels de la recherche scientifique permettent de penser que ces risques seraient considérablement réduits, même dans le cas des explosifs tactiques à portée et à charge réduite, si l’on s’y employait partout d’un commun accord. Il est certain que dans un monde pacifique, la maîtrise de l’énergie atomique serait à peu près complète assez rapidement. Mais tel n’est pas évidemment le but de ceux qui s’en servent comme moyen d’intimidation.

 

Les Préparatifs Atomiques en Bohême

Des nouvelles peu rassurantes à cet égard nous viennent d’Autriche. Les Russes sont en train d’installer en Tchécoslovaquie quatre centres de rampes de lancement de fusées téléguidées. Sous prétexte de reconstituer les forêts, les populations de ces zones ont été dispersées. Elles sont placées sous contrôle militaire rigoureux : à l’Est de Karlsbad en Bohême, au Sud-Ouest de Reichenberg, au Nord-Est d’Olmutz et au Sud-Ouest de Budweis. Mille kilomètres carrés et 140 agglomérations ont été ainsi évacués ; 5.000 experts russes s’emploient à construire les ouvrages. On ne l’ignore pas à l’O.T.A.N.

 

La France et le Vatican

Nous tenons à aborder en terminant un sujet délicat autour duquel on fait ici la conspiration du silence, mais qui est suivi avec intérêt à l’étranger : les relations de la France avec le Vatican.

L’intérêt national se heurte, une fois de plus, à l’anticléricalisme aveugle de certains politiciens, et ceux qui, malgré leurs convictions réelles ou opportunistes, ont la charge de l’avenir français en sont fort embarrassés. – On sait qu’en l’absence de Concordat, la France n’a aucun droit de regard sur la hiérarchie ecclésiastique, et en particulier sur la nomination des évêques, ni en France ni en Outre-Mer. – Or, pour préserver l’influence du catholicisme en Afrique, le Vatican a dû tenir compte des aspirations nationales des peuples de couleur. Cet intérêt s’est trouvé récemment en conflit avec la permanence de l’influence française. Un équilibre très délicat doit être préservé par l’autorité pontificale pour éviter, soit de paraître associée au maintien du colonialisme, soit d’appuyer des tendances extrêmes qui, comme à Madagascar, associent certains éléments catholiques à l’action des communistes ; ce qui n’est pas seulement vrai malheureusement dans les Territoires d’Outre-Mer, mais en France même.

Pour rétablir l’harmonie entre les représentants indigènes de l’Eglise et la Communauté française, la recherche d’un accord très large est indispensable, disons le mot, d’un Concordat. Il faudrait pour cela offrir des garanties politiques parmi lesquelles le maintien définitif de la Loi Barangé.  On comprend à quelles angoisses un gouvernement socialiste est en proie. Disons d’ailleurs, en toute objectivité, que le problème n’échappe pas à nos responsables ; les contacts se poursuivent et vont bientôt se préciser, afin que le gouvernement futur puisse conclure plus librement. Si nos difficultés outre-mer pouvaient du moins servir à nous délivrer de cette lutte odieuse qui dure depuis plus d’un demi-siècle, on les aborderait avec plus de courage, et sans doute avec d’autres chances de succès.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-04-13 – Adaptation Difficile

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Le Courrier d’Aix – 1957-04-13 – La Vie Internationale.

 

Adaptation Difficile

 

La phase actuelle de la lutte politique en Moyen-Orient n’est guère favorable à la diplomatie américaine, et les critiques des deux côtés de l’Atlantique ont le triomphe facile. A moins de croire à l’ingénuité de Foster Dulles, on doit admettre qu’il devait s’attendre aux échecs successifs de l’O.N.U. et de l’Ambassadeur américain au Caire en présence d’un Nasser qui, appuyé par l’U.R.S.S. n’a rien à perdre en maintenant ses positions, dans l’immédiat du moins. Cependant, il est difficile de croire que les Etats-Unis laisseront les choses en l’état, au risque de perdre la face à la fois en Orient et en Occident. Dans l’affaire de Suez, le Monde libre ne peut pas capituler. La lutte continue. Elle sera plus longue encore que nous ne le pensions.

 

Confusion en Syrie et en Jordanie

C’est en Syrie et en Jordanie que les choses se sont gâtées. On avait l’impression qu’à Damas le courant pro-égyptien du colonel Sarraj et à Amman, Naboulsi et Nawar, perdaient du terrain. On avait annoncé la disgrâce des uns et des autres, mais la pression des masses les avait mis en selle. Cependant, rien n’est définitif. La mission Richards, actuellement en Arabie Saoudite, ne s’est pas vu refuser l’accès en Syrie, et la situation est comme toujours instable dans ce pays divisé. En Jordanie, le roi Hussein n’a pas perdu son trône et a renvoyé Naboulsi.

 

La Pression Russe

Mais la pression russe s’affirme. On dit que Moscou procède au remplacement des armes perdues par Nasser au Sinaï, que des techniciens et des instructeurs affluent à Damas. Il faut faire la part de la guerre des nerfs dans ce genre d’information ; par contre, l’ambassadeur russe Averof est de retour à Jérusalem. La diplomatie soviétique tient à brouiller son jeu. Les Etats-Unis ont cependant fait un geste : un pétrolier américain a franchi le détroit de Tiran et déversé sa cargaison à Eilat, port israélien, sans opposition de l’Egypte. L’opération doit être renouvelée. L’Arabie Saoudite reçoit des armes américaines. On peut se demander quel usage le roi Saoud en compte faire. Il ne s’en est pas servi pour interdire l’entrée du golfe d’Akaba. La complexité des affaires d’Orient a toujours été déconcertante. Il faut se garder d’un jugement qui n’est jamais définitif.

 

Les Lettres de Boulganine

La méthode des lettres Boulganine continue. Ce sont aujourd’hui encore les Danois et les Norvégiens que l’on met en garde contre le réarmement de l’Allemagne fédérale, en ressuscitant les souvenirs de l’occupation nazie : nuages de fumée sans autre intérêt que de propagande.

 

Le « New Look » militaire anglais

Par contre, les Soviets paraissent avoir été vivement impressionnés par les modifications que l’Angleterre entend apporter à la structure de sa défense militaire. Il s’agit certes d’économies budgétaires imposées par la situation critique de l’économie britannique. Mais il s’agit aussi, sinon davantage, d’une révolution dans les conceptions tactiques d’une guerre éventuelle, ce qui n’est concevable que grâce à la protection des forces américaines stationnées en Europe.

L’arme, jusqu’ici primordiale, l’aviation, est condamnée. Progressivement plus de bombardiers ; plus même d’avion de chasse ; les uns et les autres inefficaces et inutiles en face des engins téléguidés. De ce côté, des progrès énormes ont été accomplis aux Etats-Unis, beaucoup plus rapides qu’on ne l’attendait. L’Angleterre et les autres pays de l’O.T.A.N. en seront munis dans les mois à venir.

Les Russes ont brusquement décidé de former une nouvelle arme, celle des engins téléguidés pour montrer qu’ils n’étaient pas pris au dépourvu ; mais ils ont été certainement surpris de cette conversion rapide à une nouvelle forme d’équilibre militaire qu’ils ne prévoyaient pas à si court terme. Les énormes et coûteux efforts faits par l’U.R.S.S. dans le domaine de l’aviation et aussi de la marine (les Anglais envoient leurs cuirassés à la ferraille) se trouvent inutiles.

La course aux armements est d’autant plus épuisante que les engins se démodent plus vite. On s’approche rapidement de la conception de forces militaires réduites, très mobiles et composées de techniciens bien instruits. C’est la raison pour laquelle les Allemands ont différé leur réarmement. Il ne s’agit plus de préparer la guerre précédente, mais de disposer de spécialistes prêts à s’adapter à chaque nouvelle invention. L’Occident a, dans cette forme de rivalité militaire, des avantages évidents.

 

Guerre Totale et Conflit Local

Le danger cependant serait de vouloir trop anticiper. Si la nouvelle conception militaire est valable dans le cas improbable d’une guerre totale, elle l’est beaucoup moins dans le cas beaucoup plus vraisemblable de conflits locaux où les forces militaires d’ancien style seraient encore valables. C’est pourquoi, les Américains ne paraissent pas aussi pressés que les Anglais de sauter le pas. Mais depuis le désastre de Suez, les Britanniques ont repensé leur situation. Ils estiment que leur rôle de puissance militaire dans le monde est révolu, qu’en dehors de la protection de leur île, il leur faut laisser à d’autres le soin de s’engager. La Conférence des Bermudes a été décisive sur ce point.

La défense du Monde libre est une affaire avant tout américaine. Le fait de vouloir remettre à l’O.T.A.N. le soin de régler la question de Chypre est très significative à cet égard. A rapprocher également, le rapport du Vice-Président Nixon qui pose aux Etats-Unis la tâche d’une responsabilité africaine. Il s’agit d’interdire aux Soviets l’accès de ce continent.

Nous n’avons pas ici la place d’exposer tout ce que ces divers événements comportent de changements dans les perspectives d’avenir. Elles intéressent la France au premier chef. Les horizons se déplacent si vite que les dirigeants eux-mêmes et encore moins l’opinion n’ont le temps de s’adapter.

 

La Mentalité des Travailleurs Anglais

Un exemple frappant de cette difficulté d’adaptation nous est fourni par les récentes grèves en Angleterre. Un des leaders syndicalistes, Ted Hill, parlait de mourir plutôt que de laisser échapper la victoire, comme si l’on était encore au temps où les travailleurs luttaient pour défendre leur gagne-pain. Le même jour, un des ouvriers du même syndicat se heurtait aux piquets de grève parce que, disait-il, il voulait travailler afin de parfaire la somme nécessaire pour passer ses vacances en Suisse. Par contre, d’après une récente enquête, un tiers exactement des grévistes disaient lutter pour arracher au « patron » une part de ses bénéfices qu’ils croyaient excessifs. Ce mythe du « patron » n’a cependant, en Angleterre surtout, aucun rapport avec la réalité.

Là où l’Etat n’est pas encore patron lui-même, la part des profits qui revient aux actionnaires est tellement faible que, divisée entre tous les travailleurs, elle se traduirait par un avantage insignifiant. Il est rare, en effet, que les profits réels, après déduction des impôts tant globaux que personnels, dépassent un demi pour cent du chiffre d’affaires. Encore ces profits ne s’inscrivent-ils souvent qu’au détriment de la modernisation des entreprises. Au lieu de lutter contre des moulins à vent et de mettre en péril l’équilibre économique, ces syndicalistes devraient rechercher dans le progrès de la productivité le seul moyen réel d’améliorer encore leur situation. Mais ils pensent toujours comme au temps du chômage, révolu depuis vingt ans, et encore à l’époque où il s’agissait d’arracher de haute lutte un minimum de vie décente à un patronat de droit divin.

Par la mentalité, l’ouvrier britannique, un des mieux payés d’Europe, est aussi le plus arriéré. Il s’intéresse peu à son travail et sa participation au développement et au succès de l’entreprise à laquelle il collabore est le plus souvent nul. Il ne saisit pas que quel que soit le régime social, communiste ou capitaliste, c’est du développement de son initiative et de son sens des responsabilités que dépend son bien-être propre et celui de la communauté.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-04-06 – Mouvements Divers

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Le Courrier d’Aix – 1957-04-06 – La Vie Internationale.

 

Mouvements Divers

 

La mission Hammarskjöld ayant, comme prévu, échoué au Caire, Français, Anglais et Israéliens se tiennent en spectateurs. La parole est à Foster Dulles. Un nouvel épisode commence. Nasser, conseillé par Kiseliov de retour auprès de lui, va négocier avec les Etats-Unis, à l’ombre de l’O.N.U. La lutte s’annonce serrée. D’ailleurs, les problèmes du Moyen-Orient ne soulèvent plus dans l’opinion la même inquiétude. On ne croit plus que la paix du monde dépend de la solution des problèmes de Suez et d’Akaba. D’autres questions viennent au premier plan, en particulier l’évolution de la politique russe – extérieure et intérieure.

 

Les Menaces de Boulganine

Moscou a renoncé à la détente. Les menaces se succèdent sous forme de lettres de Boulganine du genre de celle qu’il adressait en novembre à la France et à l’Angleterre ; ce sont les Scandinaves qui en sont l’objet. La Norvège et le Danemark sont prévenus qu’en servant de base à l’O.T.A.N., ils s’exposent en cas de conflit à une destruction atomique. Les intéressés, pas plus que la Suède précédemment visée, ne s’émeuvent de la menace. Chacun pense qu’en cas de guerre générale, le sort des neutres et des belligérants en Europe ne serait pas très différent.

Nous n’en sommes pas là. Les Soviets devraient savoir, par expérience, que la politique de menaces sert les Etats-Unis. Devant l’épouvantail, les pays faibles se groupent d’instinct autour de la seule puissance capable de les protéger. Et l’opinion, depuis le drame hongrois, considère que le seul danger que court la paix vient des Soviets. Les récentes photographies du président Eisenhower n’évoquent pas un homme qui médite une croisade. Le but de l’offensive russe est d’entretenir la peur atomique de façon à faire obtenir des parlements qu’ils fassent pression sur les gouvernants pour qu’ils renoncent à l’arme nucléaire. Les Soviets ont un intérêt majeur à cette prohibition, car la supériorité numérique de leurs armées reprendrait toute l’importance que l’arme nucléaire leur fait perdre, sans parler de l’économie considérable que représenterait la suppression de ces coûteux engins. Est-il besoin de dire que ni les Etats-Unis, ni l’Angleterre n’y renonceront ? Mais tout cela n’est pas nouveau.

 

La Décentralisation en U.R.S.S.

 Un vaste remaniement des plans économiques en Russie est annoncé. A peine Pervoukine avait-il été nommé à la direction générale, avant même qu’il ait pris fonction, l’ensemble va être bouleversé. C’est la cinquième grande idée de Krouchtchev depuis son avènement : il y eut d’abord les agrovilles qui ont fait faillite, la déstalinisation qui fut catastrophique, l’armement de l’Egypte qui finit au Sinaï, le défrichement des terres vierges d’Asie dont le succès est problématique, enfin, aujourd’hui, la décentralisation de l’industrie soviétique.

De même que le défrichement des déserts répondait à une crise agricole aigüe en 1954-55, un peu atténuée depuis par de meilleures récoltes, de même le démantèlement des grands ministères industriels de Moscou répond à la crise de la planification. L’immense machine des industries russes étendue sur un sixième du globe ne répondait plus à la direction centrale. D’où des échecs, gaspillages, erreurs que Krouchtchev dans son rapport étale sans ménagement. La bureaucratie de Moscou paralyse une expansion trop ambitieuse et crée l’anarchie de la production en voulant l’ordonner. Dans l’hypothèse encore douteuse où Krouchtchev réussirait à liquider les ministères de Moscou et n’y laisserait qu’un organisme de coordination générale dirigé par Molotov, où par conséquent chaque région devenue autonome établirait elle-même ses programmes et recevrait les moyens de les réaliser, ne remplacerait-on pas une difficulté par une autre ?

 

La Centralisation et l’État Totalitaire

La centralisation et l’autorité directe de l’Etat sont indispensables au système totalitaire. Ni Hitler, ni Mussolini n’ont pu s’en dégager bien que sur des territoires moins étendus une certaine décentralisation aurait pu fonctionner. Dans un monde aussi vaste que l’Empire russe, l’autonomie provinciale est pleine de risques : particularisme, rivalités, cloisonnement des activités ouvrent la voie à l’anarchie, au réveil des nationalismes régionaux. On en a eu un avant-goût dans les discussions récentes du Conseil des nationalités à Moscou même qui sont précisément à l’origine de la réforme actuelle. Il sera d’un grand intérêt de suivre le développement de cette véritable révolution économique en U.R.S.S., si elle n’est pas toutefois une simple façade pour satisfaire une opinion qui commence à gronder. Cela peut mener loin, surtout dans l’état actuel du monde russe en pleine fermentation.

 

Une Seconde Révolution

Le fond du problème peut se traduire ainsi. L’évolution du Monde moderne occidental se poursuit à un rythme que l’observateur le plus attentif a peine à suivre, évolution économique sans doute, mais plus encore sociale. La Russie suit le développement industriel au moins dans le domaine de base, mais sa structure sociale demeure immuable. Tandis que le niveau de vie s’élève rapidement en Occident, il reste au plus bas chez les satellites, en faible progrès en Russie même, et l’écart s’accentue. La révolution russe n’est pas seulement celle d’octobre 1917 qui fut idéologique et substitua une hiérarchie à une autre, mais celle qui permettra au peuple russe d’accéder à la vie des communautés modernes. Il se pourrait bien qu’elle soit commencée. Révolution qui sera peut-être silencieuse, comme celle de l’Angleterre, mais qui n’en modifiera pas moins les relations internationales. Krouchtchev pourrait bien avoir appuyé ces jours-ci sur le levier.

 

Le Procès Beck aux U.S.A.

Moins important, mais assez significatif, le procès Beck qui se déroule aux Etats-Unis. Il s’agit en apparence d’un épisode de la vie assez particulière du syndicalisme américain. Un gros pontife, dirigeant de l’énorme syndicat des camionneurs, à qui les cotisations de ses adhérents et quelques manœuvres suspectes ont permis de disposer d’une fortune considérable est démasquée. Le Sénat est chargé de l’enquête. L’affaire, qui n’est pas la première du genre, tire son importance de la lutte engagée aux Etats-Unis depuis la fusion des deux grandes centrales ouvrières et la dernière grève de l’acier, entre les pouvoirs publics et le syndicalisme, à cause de l’intrusion de cette force jusqu’ici professionnelle dans la politique de la Nation qui menace, dans le domaine économique de promouvoir l’inflation, et dans le domaine politique de rompre l’équilibre entre les deux partis. C’est aux yeux des Américains le principe même de leur conception de la démocratie qui est en jeu. Ils n’admettent pas que dans l’Etat, une force, si grande qu’elle soit, impose sa loi à l’ensemble. Les dirigeants honnêtes du syndicalisme américain sont conscients du danger que représente l’affaire Beck et s’efforcent de l’isoler.

 

Les Grèves en Angleterre

Les grèves en Angleterre qui sont un autre aspect de cet abus du pouvoir syndical, paraissent en recul. L’opinion, qu’elle soit conservatrice ou travailliste est consciente du péril que fait courir à la Nation, déjà en de graves difficultés, un arrêt aussi considérable du travail. Les travailleurs eux-mêmes ne voient pas tous de raisons sérieuses au mouvement, et il y a eu des défections. L’affaire est trop étendue pour être résolue en peu de temps, mais il semble que la sagesse du peuple anglais commence à se faire sentir. Un compromis doit intervenir.

 

L’Affaire Bromberger

Un mot pour finir de l’affaire Bromberger. On sait qu’il s’agit de révélations sur l’action franco-anglaise de novembre à Suez. Qu’il y ait dans ce récit un mélange de vérités et d’imagination, cela paraît évident. Mais il n’était pas besoin d’être dans le secret pour reconstituer en gros la combinaison qui s’est échafaudée entre Paris, Londres et Tel-Aviv. Nos lecteurs se souviennent sans doute que dès les premiers jours, nous avions, en dépit des démentis officiels, reconstitué cette opération cousue de fil blanc et maladroitement camouflée. Nous en avions pressenti l’issue, sachant par expérience qu’une opération militaire terrestre combinée avec les Anglais comporte pas mal de mécomptes. A la veille du voyage à Paris de la Reine Elizabeth, il eut mieux valu faire le silence sur une affaire qui n’est glorieuse pour personne.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-03-30 – Récapitulation

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Le Courrier d’Aix – 1957-03-30 – La Vie Internationale.

 

Récapitulation

 

Les commentateurs ne semblent pas avoir compris la manœuvre politique américaine à l’égard de Nasser consistant à l’isoler en coupant ou relâchant les fils qui l’attachent à ses voisins et alliés. Walter Lippmann écrivait ces jours-ci :

« Le résultat de cette politique des Etats-Unis c’est que sur les problèmes cruciaux du Canal de Suez et de la pacification de la Palestine avant même de négocier, nous avons rétabli, et même augmenté, la capacité de marchandage de Nasser. Nous lui avons fourni de gros atouts avant que le jeu ne commence. »

 

La Politique Américaine en Orient

Nous sommes d’un avis opposé. Les Américains ont pensé que si l’on ne voulait pas dresser le Monde arabe tout entier contre l’Occident, il ne fallait pas aborder Nasser de front. Si son prestige auprès des autres dirigeants arabes était faible, comme l’expérience récente l’a prouvé, il était énorme auprès des masses. Il suffit de voir avec quelle frénésie, le danger passé, les arabes de Gaza ont acclamé l’envoyé du Caire. A cette exaltation populaire, les rois d’Arabie ne pouvaient rien opposer sans risquer  d’être balayé par la foule. Ce fut en particulier le cas du Roi Hussein qui s’est depuis assez habilement dégagé, quoique avec précaution. De plus, l’hostilité trois fois millénaire des Juifs et des Egyptiens a atteint depuis l’implantation de l’Etat d’Israël une violence dont nous avons peine à nous faire idée. Même après sa défaite, Nasser demeure le héros de cette lutte de races. Un mythe de cette puissance émotive ne s’affaiblit pas en quelques jours.

Si nous récapitulons les étapes que nous avons pu suivre ici de la manœuvre de Foster Dulles, nous voyons que la première a consisté à désavouer l’opération militaire franco-anglaise de novembre. Si elle avait réussi, le désaveu aurait été platonique. Devant l’échec, il a préféré prendre délibérément parti contre Israël et contre ses alliés, qu’il savait bien pouvoir ressaisir au moment opportun, ce qui n’a pas manqué. S’étant dissocié du « colonialisme » et de « l’agression », il a pensé que le champ était libre pour se substituer à ses partenaires de la veille. Mais l’U.R.S.S. était en travers. Cependant, nous n’avions pas tort de penser que le départ de Chepilov et la nomination de Gromyko marquaient un retour de l’U.R.S.S.  à la politique prudente de Molotov en Orient. Jusqu’ici, Moscou a fait aboyer la propagande, mais rien de plus. Alors les Américains ont fait le tour de Nasser. Il y a eu le voyage de Nixon que nous avons commenté il y a quinze jours. Il s’est assuré que les fils avec Le Caire étaient coupés ou pouvaient l’être à Rabat, au Ghana, à Tunis et à Tripoli, mais surtout à Addis-Abeba. Au Soudan toutefois, en contact trop direct avec Le Caire, la réponse a été ambigüe sans être absolument négative. La Doctrine Eisenhower a été acceptée partout en principe. Auparavant, Ibn Saoud avait été à Washington, car le Roi d’Arabie était et demeure le gros morceau de l’affaire. C’est de plus un maître du double jeu. C’est lui qui hier, sous prétexte d’occuper les côtes du Golfe d’Akaba, se substitue aux Jordaniens auxquels appartient le port de ce nom et coupe ainsi les communications directes de ce côté avec Le Caire. Hussein et Ibn Saoud s’appuient tacitement. Par ailleurs, la mission Richard a commencé sa tournée par une visite au Liban tout acquis aux vues américaines.

Enfin, et ce fut l’aboutissement préparé de ce double mouvement, aux Bermudes, Eisenhower a annoncé la participation des Etats-Unis au comité militaire du Pacte de Bagdad, ce qui équivaut en fait à y adhérer. Mais ce n’est pas tout ; la construction d’un pipeline qui reliera les champs pétroliers de l’Orient à la Méditerranée à travers la Turquie a été décidée, et même un statut international de ces conduites a été envisagé. On sait que jusqu’ici elles passaient par la Syrie, et que l’armée syrienne les avait mises hors de service.

 

En Syrie

En Syrie d’ailleurs, la bascule politique commence à osciller ; le colonel Sarraj, l’homme de Nasser, est en difficulté, sinon débarqué. De même en Jordanie, son homologue le jeune général Nawar est en disgrâce. Notons pour être complet que la guérilla entre Yéménistes et Anglais autour d’Aden s’est assoupie ; les ciseaux américains ont fait du travail.

Si nous nous sommes étendus sur ce sujet, ce n’est pas pour justifier la politique américaine si irritante à bien des égards, mais pour expliquer des faits qui paraissent, malgré leur clarté, assez confus dans les esprits. Où en sommes-nous ? Retranchés derrière l’O.N.U., les Etats-Unis laissent à Hammarskjöld la tâche de grignoter Nasser, de l’affaiblir tout doucement, de le mettre en difficulté devant l’opinion. Nous ne connaissons pas les résultats de sa mission. Parions qu’ils seront bien minces. Nasser ne peut pas céder sans perdre l’auréole.

 

Le Transit par le Cap

Par ailleurs, il ne faut pas négliger un fait d’importance : le détournement de la navigation par Le Cap a été beaucoup moins difficile et moins onéreux pour l’Occident qu’on ne le pensait. On a vécu avec quelques restrictions, somme toute supportables, et le plus gros dommage de la fermeture du Canal a été pour les Asiatiques, et particulièrement l’Inde dont les deux tiers du commerce extérieur passent par Suez. Cela ne joue pas en faveur de Nasser. Nous sommes encore fort loin de la conclusion de cette affaire à épisodes. Cependant, l’Occident a maintenant de grosses chances de l’emporter. C’est sans doute ce que les Soviets avaient prévu. Ils sont bien renseignés.

 

La Signature du Traité Euratom-Marché Commun

La signature du traité d’Euratom et du Marché Commun a eu lieu à Rome. La ratification ne présentera pas de difficultés majeures. Reste à savoir ce qui sortira de ce texte compliqué. L’accueil a été mitigé à l’extérieur. Aux Etats-Unis et surtout au Canada, aussi bien qu’en Allemagne d’ailleurs, on craint que ce marché commun ne dresse une barrière douanière entre l’Europe des Six et le reste du monde. C’est évidemment l’objection majeure à l’idée de coopération sans concurrence acharnée que nous esquissions l’autre jour. Nous ne nous le dissimulons pas. Il se pourrait cependant que le phénomène de hausse des salaires et des prix ne pouvant être complètement freiné par les progrès de la productivité dans le nouveau monde, ces barrières douanières autour de l’Europe puissent être abaissées progressivement si l’Europe de son côté fait preuve de sagesse et que le Marché Commun ne sert pas de prétexte à une surenchère démagogique. Le nœud du problème est là. C’est une question de civisme : l’exemple anglais actuellement n’est guère rassurant.

 

Angleterre et Etats-Unis

La rencontre MacMillan-Eisenhower aux Bermudes n’a pas apporté grande lumière sur les rapports anglo-américains. Cependant, la cordialité est rétablie, à défaut de collaboration sur tous les problèmes.

Le gouvernement conservateur a cependant un atout : la crainte qu’ont les Américains de voir au Foreign-Office, M. Bevan. Le discours que celui-ci a prononcé à la Nouvelle Delhi est celui d’un neutraliste. Prudent depuis quelque temps, le bouillant Gallois est revenu à sa position qui ne diffère de celle des communistes que par des divergences d’ordre politique avec Moscou ; mais l’esprit est le même. Le danger communiste est aussi à Londres. Ce n’est pas une plaisanterie comme on pourrait le croire. William Pickles ne le dissimulait pas l’autre soir à la B.B.C.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1957-03-23 – Politique et Marché Commun

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Le Courrier d’Aix – 1957-03-23 – La Vie Internationale.

 

Politique et Marché Commun

 

Les péripéties de l’affaire de Suez mettent la patience de l’opinion à rude épreuve. Nous nous y attendions. Au fond, la partie se joue entre les Soviets et M. Dulles. Celui-ci est bien décidé à prendre une revanche sur les maîtres du poker diplomatique du Kremlin. Ce sont les autres qui en font les frais.

Il faut reconnaître que Nasser est bien conseillé et qu’il a joué l’O.N.U. à Gaza. On peut toujours craindre que l’affaire ne tourne mal, c’est-à-dire vers un nouveau coup de force. Cependant, aucun des protagonistes ne paraît vouloir en arriver là ; ce ne serait dans l’intérêt d’aucun. D’autre part, le Canal sera bientôt praticable à la navigation. A ce moment, l’Égypte ne voudra laisser passer que ceux qui lui paieront les péages. Si l’on ne veut pas recourir à la force, il faudrait boycotter le Canal. Les Etats-Unis y songent. Mais ont-ils les moyens de l’imposer ? Aucune loi ne permet à un Gouvernement d’interdire une voie commerciale à ses ressortissants. Même problème pour le Golfe d’Akaba. Si la Cour Internationale de Justice est consultée, son jugement d’un point de vue purement juridique est très délicat et ne sera pas rendu rapidement. D’ici là, les Egyptiens peuvent le bloquer.

On voit que la solution sans recours à la force n’est pas aisée à trouver. Reste l’hypothèse que nous formulions l’autre jour : Nasser contraint à céder devant une crise financière insoluble.

 

Les Grèves en Angleterre

A l’heure où nous écrivons, l’Angleterre est menacée de la plus forte vague de grèves depuis 1925. Situation qui n’est pas faite pour faciliter la tâche de M. MacMillan aux Bermudes où il voudrait convaincre Eisenhower et Dulles de pratiquer une politique commune sur un pied d’égalité avec les U.S.A. Peu d’Anglais, qu’ils soient Conservateurs ou Travaillistes, pensent que l’Angleterre puisse encore parler en grande puissance.

Cette vague de grèves est difficile à justifier. Un porte-parole de la B.B.C. assurait l’autre jour que la majorité des grévistes des constructions navales gagnait 30.000 francs par semaine et W. Hure, rédacteur diplomatique du journal travailliste « Daily Herald », visiblement embarrassé pour soutenir la grève, ne savait que répondre qu’il souhaitait qu’elle n’ait pas lieu. Le mouvement échappe au contrôle des deux partis politiques, et les Travaillistes préfèrent visiblement que ce soient leurs adversaires au pouvoir qui l’affrontent.

Cet événement menace non seulement l’Angleterre d’effondrement, mais la démocratie européenne tout entière qui repose sur le civisme des travailleurs. Les Trade-Unions sont cependant conscients du péril, mais ils sont contraints de suivre des troupes aveugles et obstinées.

 

Les Efforts Soviétiques

Les Soviets mettent en œuvre toutes les ressources de leur imagination pour reprendre le contact avec la diplomatie du Monde libre. Ils cherchent à conclure avec Adenauer un traité de commerce à long terme que Bonn se refuserait à envisager si les élections en Allemagne Fédérale n’étaient pas si proches. Les Russes profitent de la situation pour obtenir des avantages, et mettre le Chancelier en difficulté devant l’électorat.

A Londres, la Conférence du désarmement reprend une fois de plus au niveau des délégués ordinaires ; Moscou a envoyé Zorine, vice-ministre. On s’attend à de nouvelles propositions russes pour alimenter la propagande qui tourne à vide, et créer quelques embarras aux Américains devenus depuis Suez leur adversaire de choix.

 

Moscou et le Marché Commun

Enfin, Moscou découvre ses batteries et propose, sans rire, pour faire échec au projet de Marché Commun, une vague association européenne qui le remplacerait. Nous avons vu l’autre jour que la « Pravda » avait attaqué les Yougoslaves justement sur leur plan de marché universel.

Les Soviets n’en sont pas à une contradiction près. Ils profitent d’ailleurs de cette proposition de marché européen qui engloberait la Russie et ses satellites et auquel les U.S.A. seraient associés, pour attaquer le militarisme allemand et le Chancelier Adenauer qu’ils viennent de flatter dans une lettre personnelle de Boulganine.

Tout cela sert plutôt à alimenter la propagande de la radio soviétique à l’usage des citoyens russes qui ne sont pas très bien disposés en ce moment. A dire vrai, la politique de Moscou depuis que Krouchtchev la dirige paraît multiplier les fausses manœuvres. Chepilov irait, dit-on, au Caire, relever Kiseliov pour guider Nasser. Le courant contraire depuis l’affaire hongroise sera difficile à remonter. Krouchtchev a beau multiplier discours et interview, l’audience est faible au dehors.

Un conseil désintéressé au Présidium suprême : il est temps de se débarrasser de Krouchtchev. Il lui attirera des malheurs.

 

Le Marché Commun

Des lecteurs nous demandent notre avis concernant le Marché Commun. Personne ne s’étonnera si nous disons qu’il est d’autant plus difficile de former un jugement qu’après avoir lu ou entendu les déclarations d’un grand nombre d’intéressés, nous constatons qu’il y a presque autant d’opinions que de personnages et cela dans chacun des pays en cause. La plupart cependant envisagent le Marché Commun comme l’arène d’une concurrence acharnée. L’erreur, selon nous, est là.

Disons d’abord que la concurrence n’a d’intérêt que pour les marchandises qui touchent le goût du consommateur, le vêtement par exemple et ce qui en général, mais pas toujours, figure dans les vitrines. Là, le libéralisme est de règle et doit demeurer souverain. Par contre, la concurrence cesse d’être irremplaçable s’il s’agit de produits comme des turbines, des locomotives ou des produits chimiques.

Pour que le Marché Commun réussisse, il faudrait que les producteurs, avec l’accord des pouvoirs publics, fixent des prix rémunérateurs égaux pour tous, de façon à éviter l’élimination des plus faibles et des faillites en série, ce qui n’exclut pas l’émulation, la recherche de la qualité et du progrès à plus bas prix. Mais le libéralisme intransigeant du Dr. Erhard nous paraît ici dangereux. La concurrence brutale aboutirait à la domination rapide de l’industrie allemande sur le Marché Commun. Le pangermanisme économique aboutirait comme le pangermanisme militaire à une catastrophe pour l’Allemagne elle-même.

Une autre erreur, corollaire de celle-là, est de croire que c’est par l’abaissement systématique des prix que l’on élèvera le niveau de vie des peuples. En fait, le public préfère payer plus cher et avoir plus d’argent à dépenser que de payer moins avec le même revenu. La hausse constante des prix moyens et des salaires, ceux-là allant plus vite que les premiers, est une donnée historique constante qui correspond aux aspirations de la nature humaine. D’autre part, les super profits réalisés par les producteurs les mieux placés seraient nécessaires pour fournir des capitaux destinés à l’équipement des pays sous-développés, l’Afrique, en particulier, qui va en exiger beaucoup. On voit que dans la formule que nous exposons, les vieilles théories de libéralisme et de dirigisme aussi périmées que les doctrines politiques perdraient leur valeur. On en arrivera fatalement là d’ailleurs, ou bien le Marché Commun avortera.

Ajoutons qu’il nous paraît que les avantages du Marché Commun sur le plan économique sont beaucoup moins certains que ne le croient ses partisans. S’il n’y avait que des arguments d’ordre économique, nous n’en ferions pas, car pour obtenir des avantages économiques réels, il faudrait imposer une division du travail et une concentration industrielle, irréalisable en l’état présent de l’Europe. Par contre, ce qui compte, ce sont les avantages d’ordre psychologique et moral, politique aussi. Un marché commun signifie une communauté d’intérêts, un élargissement des idées et des échanges techniques, une solidarité active entre les peuples. Là encore, c’est une coopération qu’il faut chercher, et non une concurrence meurtrière. Ajoutons que pour que le Marché se constitue, une condition préalable s’impose : un alignement des monnaies à un niveau économique raisonnable. On ne fera rien avec un franc surévalué de 20 pour cent. Il faut une base monétaire solide qui rende les différentes devises convertibles entre elles, et plus tard un étalon commun.

Notre politique financière actuelle marche au rebours de ce but. En comprimant artificiellement les prix, en pratiquant le dumping par des subventions à l’exportation, en restreignant les importations, on condamne le Marché Commun à demeurer une façade ; on le rend exactement impensable. La politique avec ses incidences démagogiques crée une distinction artificielle dont l’éclatement est inévitable. Ceux qui la pratiquent le savent d’ailleurs fort bien.

 

La Zone de Libre Échange

Quant à la Zone de Libre Échange souhaitée par les Anglais, elle est d’une application tellement difficile et dangereuse pour le Marché Commun qu’elle ne devrait être envisagée que lorsque celui-ci serait éprouvé et solide. Sinon, elle le condamnerait. D’ailleurs, il ne nous semble pas opportun, alors que le sort de l’Angleterre est dans la balance dans tous les domaines, de rechercher son association. Attendons que son intérêt l’y pousse d’elle-même, ce qui tôt ou tard sera, si le Marché Commun réussit. On va signer à Rome son acte de naissance. Espérons qu’il ne s’agit pas d’un mort-né.

 

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