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Le Courrier d’Aix – 1957-05-11 – La Vie Internationale.
Orient et Occident
Les brillants succès de la diplomatie américaine en Moyen-Orient ont renversé la situation sans pour cela rendre plus stable le nouvel équilibre. Nasser rêve de revanche, l’U.R.S.S. l’y pousse, le matériel militaire perdu dans le Sinaï a été remplacé. A Moscou cependant, on semble hésiter à s’engager à fond : la faiblesse militaire des Egyptiens, la versatilité des masses acclamant tour à tour les souverains et les révolutionnaires, la puissance du Dollar dans une société aisément corruptible, autant de facteurs défavorables à la pénétration soviétique. Dans ces conditions l’action russe devrait demeurer limitée.
La Nouvelle Coalition Arabe
On peut faire le point de la situation ; la soudure des quatre pays arabes jusqu’ici divisés sinon hostiles est apparemment faite : Arabie Saoudite, Jordanie, Irak et Liban forment bloc à la fois contre Israël et contre le communisme, mais surtout contre Nasser ; cependant, celui-ci ne sera vraiment isolé que lorsqu’il aura perdu son dernier allié, la Syrie.
De ce côté, les efforts américains ont été vains. Des élections ont eu lieu à Damas et à Homs, et les soutiens de la tendance pro-égyptienne l’ont emporté avec une marge telle que tous les truquages ne suffisent pas à expliquer leur succès. L’état d’âme populaire est évidemment contre l’Occident et pas seulement en Syrie. On pourra mettre en place des combinaisons politiques, mais rien de solide ni de durable tant que les masses pourront être enflammées du jour au lendemain par les agitateurs habituels.
Le Problème de Suez
Quant au problème de Suez, il ne semble pas plus près d’être résolu que l’an dernier. Le Canal est ouvert, mais le boycott continue ; les usagers évitent de se prononcer pour ne pas avoir l’air de se soumettre au plan Nasser. Comme ce sont les pétroliers qui constituent l’essentiel de la recette, on en viendra pratiquement à laisser transiter les paquebots et les cargos, tandis que les grandes Compagnies continueront à envoyer leurs tankers par le Cap. Il y aura évidemment des défaillances et quelque indiscipline, mais le canal ne rapportera guère à Nasser, et la pression économique s’accentuera sur lui.
La Décentralisation Industrielle en U.R.S.S.
Krouchtchev a présenté au Conseil Suprême le fameux rapport sur la décentralisation. Ce long document constituerait, s’il était suivi d’application, une véritable révolution dans l’ordre soviétique. Trente-et-un ministères à Moscou seraient dissous. Les services dispersés en province, en Sibérie, et dans l’Oural, la production compartimentée en régions autonomes, etc…
Ce qui nous frappe, c’est que l’on peut faire au sujet de ce Plan, les mêmes prédictions que nous formulions ici quand la déstalinisation fut annoncée en octobre 1955. On peut même dire qu’elles sont déjà en train de se réaliser. Approuvé à l’unanimité en public, comme il se doit, le Plan est l’objet d’attaques désespérées de tous ceux qui vont être délogés de leurs situations confortables. Plusieurs articles de « La Pravda » montrent que les résistances viennent de haut.
Ces Messieurs qui ont tremblé sous Staline, se sentent à nouveau menacés par Krouchtchev. Celui-ci qui a l’appui des techniciens et de ce qui constitue l’opinion, c’est-à-dire les députés du Conseil des Nationalités, se sent de force à braver les bureaucrates. Il a cependant affaire à forte partie. Il a dû écarter Pervoukine de la direction de l’économie et mis à la tête du Gosplan qui sera le centre d’exécution et de coordination de la nouvelle organisation économique, un de ses hommes de main, Kouzmine, mi-technicien, mi-policier, comme beaucoup de séides du Kremlin.
Mais les bureaucrates seuls seraient impuissants à s’opposer au plan si d’autres difficultés ne surgissaient en Province. D’une part les rivalités aisément prévisibles entre les chefs de districts industriels qui demandent à étendre leurs compétences au domaine du voisin, rivalités de personnes qui se voient soudain délivrées de la tutelle de Moscou et maîtres de leurs destins. Si l’on se souvient de ce qui se passait au temps des Tsars dans les provinces où régnait le gouverneur, on imagine les risques d’anarchie que cette réorganisation comporte, et cela pas seulement dans le domaine industriel. Déjà le particularisme et des nationalismes endormis se réveillent, Krouchtchev touche là, tout comme il y a deux ans, à un point sensible de l’organisme soviétique.
C’est un bien curieux personnage que ce Krouchtchev, bien inquiétant aussi, autant pour l’avenir de la Russie que pour le nôtre.
L’Opposition à la Réorganisation Militaire Anglaise
Parmi les activités diplomatiques actuelles, et Dieu sait combien de visites et de démarches se succèdent, la plus significative est l’opposition tenace aux plans de réorganisation militaire des Anglais. On se souvient que le Ministère MacMillan a décidé de réduire les forces britanniques et particulièrement celles qui étaient jusqu’ici stationnées en Allemagne, cela en contradiction avec les engagements solennels d’Eden au moment de la constitution de l’Union Européenne Occidentale imaginée par Mendès-France après l’échec de la C.E.D.
Tous les moyens de pression ont été employés pour faire renoncer les Anglais à leurs projets, en vain bien entendu. Deux ordres de raisons étaient invoqués. La réduction des effectifs affaiblissait la défense atlantique et incitait les autres associés à réduire à leur tour leur participation. D’autre part, en faisant reposer la protection militaire sur les armes atomiques et les engins téléguidés au détriment de l’armement classique, on rendait impossible toute résistance dans l’hypothèse d’un conflit limité et local. On faisait surtout grief aux Anglais de renier leurs engagements, ce qui ne leur est pas habituel, et de créer un précédent d’autant plus inquiétant qu’il vient de Londres.
En fait, à notre sens, les Anglais ont d’excellents arguments pour agir de la sorte et pour notre part, nous leur donnons raison. Ils disent en effet qu’ils ont les plus lourdes charges militaires, trois fois plus que les Allemands qui sont en retard de deux ans dans leur réarmement, que la France n’a plus au sein du N.A.T.O. aucune force armée efficace, tout ayant été déplacé en Afrique, enfin qu’il n’y a aucune chance de lutter par des armes conventionnelles avec les Soviétiques qui sont dix fois plus puissants dans ce domaine, et qu’il faut par conséquent rénover l’organisme militaire, aller de l’avant pour constituer une force peu nombreuse, mobile et dotée d’engins nucléaires téléguidés.
La routine des états-majors, une certaine hostilité des diplomates à ce que l’on considère comme une dérobade, expliquent la mauvaise humeur du continent à l’égard du Gouvernement MacMillan. Celui-ci passera outre. Dans un complexe économique et politique très difficile et même critique, il a obtenu quelques résultats, modestes mais précis. Il a redressé un peu le prestige du Parti conservateur effondré après Suez. Il était temps, aussi bien pour l’Angleterre que pour l’ensemble du Monde libre. Quelques soldats de plus ou moins sont peu de chose en regard.
CRITON