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Le Courrier d’Aix – 1957-05-18 – La Vie Internationale.
Épilogue
Le premier acte de l’affaire de Suez est terminé ; l’Angleterre se résigne à utiliser le Canal aux conditions égyptiennes. Cette décision n’est pas une surprise. Les intérêts de trafic maritime anglais étaient trop importants pour que le « boycott » puisse durer ; l’impression cependant a été fâcheuse. On pouvait mieux faire. Les compagnies pétrolières auraient pu, sans grand dommage, continuer à contourner l’Afrique en attendant la construction des pipelines, décidée entre elles.
Les Raisons de l’Angleterre
Comme pour la réduction des forces militaires britanniques stationnées sur le Continent, on accuse les Anglais d’égoïsme politique, ce qui se vérifie une fois de plus. Ils ont cependant des excuses : l’entente n’a jamais régné parmi les usagers du Canal, et chaque pays négociait en secret avec l’Egypte pour reprendre la navigation par Suez et renouer les relations commerciales. Les Etats-Unis étaient décidés à ne rien faire pour le moment qui puisse paraître hostile aux Pays Arabes. La situation financière de l’Angleterre est trop précaire pour qu’elle puisse plus longtemps imposer à son commerce extérieur une surcharge, et perdre des marchés qui seraient allés à d’autres.
Le Boycott par la France
La France paraît décidée à résister seule. Nos intérêts dans le trafic par Suez sont beaucoup moins importants que ceux des Anglais depuis que l’Indochine nous a échappé. Le boycott du Canal va cependant aggraver une situation sérieuse en particulier pour notre marine marchande dans une période où la baisse des frets est tellement profonde que la limite de rentabilité des navires n’est pas loin d’être atteinte. Sera-t-il possible de s’offrir ce luxe pendant longtemps ? Une capitulation simultanée aurait peut-être eu moins d’inconvénients, dans l’ordre moral, qu’une reddition ultérieure. La résistance n’a de sens que si elle peut être maintenue indéfiniment ; il n’est pas sûr que ce soit possible.
Action Prématurée des Anglo-Saxons
Ce qui nous surprend, c’est que les Anglo-Saxons n’aient pas attendu, pour offrir ce succès à Nasser, que la situation en Jordanie se soit affermie et que le Groupement des quatre états – Irak, Arabie Saoudite, Jordanie, Liban- ait pris forme. Déjà, le roi Hussein qui était attendu à Bagdad a renoncé à s’y rendre. Les situations se retournent si vite en Orient que le travail de la mission Richards pourrait bien être compromis avant d’avoir produit quelque effet.
Politique et Concurrence
Un des graves défauts d’organisation des pays démocratiques, c’est leur impuissance à contrôler ou à discipliner la concurrence commerciale que se font entre elles les entreprises de chacun d’entre eux. Mieux, ils s’évertuent à empêcher ces entreprises de s’entendre entre elles quand leur intérêt les y disposerait. On a l’impression que les usagers du Canal, s’ils s’étaient trouvés devant une ferme intention de leurs gouvernements de se passer du Canal de Suez, s’y seraient volontiers ralliés. Solidaires, ils étaient assez forts pour le faire, l’enjeu en valait la peine car on ne laisse pas impunément violer le droit international.
Ce sont les Gouvernements qui ont manqué à cette solidarité. Ils pourraient le regretter. Comme le « colonialisme » les mots de trusts ou de cartels sont des mots magiques, surtout aux Etats-Unis. Ils portent en eux une réprobation sacrée. Cependant, si l’on veut faire une politique collective efficace, il faut aussi que les intérêts économiques se groupent pour l’appuyer, surtout en face du monopole commercial des Soviets qui mettent la production au service de la politique. Il y a des préjugés qui coûtent cher.
Le Désarmement
Le désarmement est toujours pour demain, et chaque jour on nous annonce que l’on avance dans la bonne voie. En regard de ces affirmations optimistes, relevons qu’à propos du budget des Etats-Unis, si discuté en ce moment, le président Eisenhower a affirmé que les dépenses militaires iraient en croissant chaque année, et le maréchal Joukov au défilé de la Place Rouge du Premier Mai, a parlé aussi de renforcement constant du potentiel militaire soviétique ; ce dont personne ne doute !
Il y a de part et d’autre une sorte d’abus de confiance à l’égard du public qui toujours espère être soulagé du fardeau des armements et de la peur de la guerre, à l’associer à ce jeu compliqué qui se déroule à Londres depuis des années et où chacun triche dans un but de propagande. Le plus curieux, c’est que d’excellents esprits avertis et expérimentés cherchent obstinément dans les propositions plus ou moins astucieuses que les partenaires mettent en avant, les signes d’un sincère désir d’accord.
Répétons-le, le problème est simple. Les Etats-Unis tiennent dans la course aux armements le plus sûr moyen d’empêcher le niveau de vie des populations d’au-delà du rideau de fer de s’élever. Et cela revient à perpétuer la plus grave faiblesse du communisme. Quant aux Soviets, qui verraient leurs charges dominer avec plaisir, ils ne peuvent vouloir que la forme du désarmement qui leur offrirait une supériorité décisive, telle la suppression des armes atomiques.
Même si l’on aboutissait à une formule de désarmement partiel, ce ne serait qu’un trompe-l’œil. Il faut en prendre son parti pour n’être pas dupe.
La Politique de Krouchtchev
Krouchtchev a fait passer au Conseil Suprême son projet de décentralisation industrielle, sans débat ni discussion sérieuse. Tous les observateurs s’étonnent qu’il ait été seul à parler et qu’aucun des membres de la « direction collective » n’ait appuyé le projet. Tout se passe comme s’ils s’étaient accordés pour laisser à Krouchtchev toute la responsabilité de l’opération dont les conséquences pourraient comporter des aléas et des surprises. Quoi qu’il en soit, cette procédure est sans précédent dans les annales du Parti depuis la mort de Staline.
Le Sort des Emprunts Russes
On est habitué aux contradictions du système gouvernemental soviétique. Cependant, elles se succèdent en ce moment à un tel rythme qui fait supposer que la machine ne marche pas très droit. Il y a quelques semaines, Krouchtchev avait annoncé que les emprunts d’Etat imposés chaque année aux travailleurs et qui allaient en principe arriver à échéance, ne seraient pas remboursés avant l’an 2000. On s’y attendait un peu car les titres de ces emprunts ne trouvaient pas preneur même à un prix dérisoire. En échange de ce « moratoire », Krouchtchev avait annoncé que l’on n’émettrait plus de nouveaux emprunts, c’est sans doute pour cela que les auditeurs avaient approuvé d’enthousiasme la répudiation des anciens. Or, on annonce aujourd’hui un petit prélèvement de douze milliards de roubles.
La situation financière des Soviets ne doit pas être très bonne. Le Rouble continue à baisser au-dessous de sa valeur réelle. La parité ne dépasse guère 12 francs. Il est impossible, quoi qu’on en dise, de se faire une idée des finances russes par les documents qu’ils fournissent. Mais rouge ou pas, la Finance est inexorable. Nous en savons quelque chose.
CRITON