Criton – 1957-05-25 – La Puissance et le Droit

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Le Courrier d’Aix – 1957-05-25 – La Vie Internationale.

 

La Puissance et le Droit

 

On peut contester l’opportunité et l’efficacité de la requête française au Conseil de Sécurité sur Suez après la malheureuse aventure de novembre dernier. L’initiative de mettre en cause le règlement unilatéral imposé par Nasser, aurait dû être prise par une nation étrangère au conflit, soucieuse uniquement de préserver le droit. Aucune n’était disposée à le faire et tout bien pesé, il fallait que la question soulevée par le coup de force égyptien demeure ouverte, tout comme celle de drame hongrois.

En face de l’U.R.S.S., l’O.N.U. était impuissante. Pour Suez elle ne devait pas l’être et en cas de carence de l’institution internationale, les usagers du Canal, unis, avaient les moyens de faire respecter leurs droits. Il appartenait aux Etats-Unis de les y inviter dès la nationalisation en juillet dernier. Le moins qu’on puisse dire est que leur action a été purement verbale et qu’ils ont fait passer les questions d’opportunité politique avant les principes moraux et juridiques. Cette attitude est aussi grave que regrettable.

 

La Démocratie et les Principes

On ne saurait trop répéter, en effet, que la démocratie dont on se fait le champion n’a de sens que si, dans les relations intérieures comme dans les relations internationales, individus et peuples se reconnaissent liés par des principes inviolables, supérieurs à tous les intérêts, principes bien définis et acceptés par tous.

En fait, la prolifération des organisations internationales a-t-elle jusqu’ici modifié les relations entre peuples ? N’en sommes-nous pas toujours aux rapports de forces militaires, financières ou économiques ? Dans les débats sur le désarmement ne sont-ce pas uniquement les forces qui s’affrontent ? A l’intérieur des Etats même, ce sont des féodalités qui sont en lutte où les plus puissants imposent la domination de leurs intérêts à la communauté. A quoi bon parler de progrès si l’on ne commence pas par celui-là ?

Ces considérations sont, hélas, bien banales. Cependant, la plus grande puissance du monde dont la prépondérance dans tous les domaines grandit de jour en jour, les Etats-Unis, n’ont pratiquement pas fait grand-chose pour développer, et au besoin imposer, le progrès de la conscience. Ils ont sans doute affaire à un ennemi qui ne s’en soucie guère. Raison de plus pour s’y employer. On a entendu à Washington beaucoup de pieuses exhortations. On n’a pas vu beaucoup d’actes les traduire. C’est une critique de ce genre qui actuellement est sous-jacente aux débats étouffés du Conseil de Sécurité. Le Gouvernement américain ferait bien d’y prêter attention, sinon, de quelques bons motifs qu’on l’a pare, une expansion de puissance sera toujours considérée comme une forme d’impérialisme. Un impérialisme en face d’un autre, cela finit toujours mal.

 

Boulganine Épistolier

Les caricaturistes représentent Boulganine occupé à rédiger des missives à l’univers. La France a reçu la dernière en date. Beaucoup de sourires, un peu de menaces et une invitation à causer. Il s’agit toujours pour les Russes de briser le mur du silence qui les entoure depuis l’affaire hongroise, et que les technocrates en U.R.S.S. supportent avec peine. Mais les Occidentaux ne reprendront le dialogue qu’après une préparation diplomatique susceptible d’ouvrir de nouveaux horizons.

 

La Lutte en Pologne

Par ailleurs, la lutte pour le pouvoir continue en Pologne. Gomulka a pu se défaire de trois des staliniens les plus compromis dans les purges du régime antérieur aux événements d’octobre. Sa position est difficile. Pris entre les tenants de Moscou qui le surveillent et les masses qui s’impatientent, il vient néanmoins d’affirmer avec courage que la Pologne suivrait dans la voie du socialisme une ligne différente de celle des Soviets.

Jusqu’où Krouchtchev le laissera-t-il aller ? Sa popularité résistera-t-elle aux revendications pressantes des travailleurs, des intellectuels et des paysans ? Cela dépend de la sagesse du cardinal Wyszynski, actuellement à Rome, qui a sur les masses polonaises une autorité immense. De son côté, Gomulka paraît convaincu que les Russes ne peuvent pas avoir sur les bras une nouvelle affaire de Hongrie dans un proche avenir et qu’ils rongent leur frein. Il entend profiter de ce délai pour les mettre devant le fait accompli d’une vaste réforme sociale sur laquelle on ne pourrait revenir.

 

La Défense du Moyen-Orient

Les roitelets arabes se défendent. Hussein consolide son trône, non sans brutalité. Ibn Saoud qui a franchement passé au camp occidental ira le voir en Jordanie. Les Quatre sont en hostilité ouverte avec Nasser dont la radio les assaille. Comme prévu, les Russes, prudents, ne s’engagent qu’en paroles. Les Occidentaux, pour le moment, ont le vent en poupe.

En Irak, en particulier, la popularité du roi Fayçal, l’énergie du vieil Noury el-Saïd, la rapidité du progrès social ont contrarié la vague de nassérisme qui reflue. Le Liban, de son côté, s’est irrité de la désinvolture de l’ambassadeur égyptien qui complotait ouvertement contre le ministère Solh. Le Roi Saoud, lui, craignait pour sa vie. Il a cessé de remplir les caisses du mouvement pan-arabe qui alimentaient des conjurations dans son propre royaume. Le prestige et l’autorité de Nasser ont, en un an, beaucoup baissé malgré l’aventure de Suez et la récente capitulation des Anglais.

 

L’Élévation du Taux de l’Escompte en Suisse

Un petit événement sur le front économique qui a fait grand bruit : la Banque Nationale Suisse a élevé son taux d’escompte immuable depuis 1936. Par ailleurs, le loyer de l’argent dans le monde monte constamment. Les capitaux se raréfient parce que l’épargne ne suffit plus aux investissements. La Suisse, à son tour, se prémunit contre les excès d’une économie « surchauffée ». Le capitalisme qu’on croyait moribond est pris d’un accès de croissance que les autorités sont obligées de tempérer. Aux Etats-Unis d’abord, en Allemagne Fédérale, et maintenant en Suisse on cherche à maintenir le progrès dans des limites raisonnables pour prévenir des excès qui pourraient se traduire plus tard par une crise, et, pour ce qui est de la Suisse, pour éviter de faire appel trop largement à la main-d’œuvre étrangère, celle du pays étant depuis longtemps occupée. Cette prospérité des pays capitalistes surprend même ceux qui n’ont jamais douté des possibilités du système. Quant aux autres ….

 

                                                                                  CRITON