Criton – 1957-06-01 – La Montée des Nationalismes

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Le Courrier d’Aix – 1957-06-01 – La Vie Internationale.

 

La Montée des Nationalismes

 

Après l’expérience cruelle des deux dernières guerres qui n’ont fait que déplacer l’axe des rivalités internationales, on pouvait espérer, les impératifs économiques aidant, que les instincts nationalistes iraient s’atténuant et qu’une ère de coopération s’ouvrirait entre les peuples. N’entendait-on pas notre Président du Conseil déclarer, à propos de l’Algérie, que le nationalisme, à notre époque, était anachronique ? Cette idée parfaitement raisonnable a fait son chemin dans les esprits les plus évolués. Mais même en Europe Occidentale, devant les projets d’unification, elle est encore très incertaine parmi les masses. Le nationalisme a vite fait de trouver une occasion de se réveiller. Et malheureusement, dans les pays sous-développés, le nationalisme prend un caractère passionnel chaque jour grandissant. Cette vague qui ébranle les empires n’atteint pas seulement les plus anciens, comme la France et l’Angleterre. Elle menace maintenant les nouveaux. Les Etats-Unis et l’U.R.S.S. en font l’expérience. Elle touche même les empires en formation ; c’est le cas du monde arabe et du panislamisme qui devait s’étendre de l’Atlantique au Golfe Persique et qui se décompose, à peine conçu, en rivalités nationales et locales. Tout se passe comme si le nationalisme était une phase inévitable de l’évolution des peuples.

Examinons dans cette perspective les faits les plus récents.

 

Les Incidents de Formose

Les Américains ont été désagréablement surpris par les émeutes de Formose. Un incident banal, l’acquittement d’un soldat yankee meurtrier d’un Chinois par un tribunal américain, a suffi à précipiter la foule contre l’ambassade des U.S.A. Ils ne font cependant pas à Formose d’occupation militaire à proprement parler, et la prospérité de l’île est entièrement leur œuvre. Ils s’y croyaient en pays ami. Au Japon, de même, malgré les avantages que le pays retire de l’aide américaine sans laquelle il n’aurait pu survivre, des incidents plus ou moins analogues sont signalés. La campagne de protestation contre les expériences atomiques suffit à en provoquer d’autres. La propagande des communistes a fait naturellement grand bruit autour de ces manifestations de révolte à l’endroit des étrangers. Mais ils ne sont pas plus immunisés que les Américains contre des explosions de cet ordre. Sans parler de la Hongrie et de la Pologne où le joug soviétique est devenu insupportable et n’est maintenu que par la force, le nationalisme se dresse également à l’Est de l’Empire russe.

 

Le Voyage de Vorochilov

Le voyage du maréchal Vorochilov n’avait pas d’autre objet que de tenter de refaire l’union entre les pays d’obédience ou de sympathie communistes. Or à sa première étape, à Djakarta en Indonésie, il a été accueilli par une foule hostile et menaçante. Il paraît qu’au Nord-Vietnam, malgré la discipline rigoureuse imposée par Ho Chi Minh, les sentiments de la population n’étaient pas plus favorables aux Russes. Si Vorochilov est allé ensuite à Pékin et à Oulan-Bator, capitale de la Mongolie soviétisée, c’est que les relations de Moscou avec ces pays d’autre race n’étaient pas des plus cordiales en dépit des discours officiels. La Chine de Mao Tsé Tung évolue vers une forme de « Socialisme » qui, de l’aveu même des autorités, ne va pas par les voies tracées par Moscou. Sans doute la Chine dépend trop de l’aide soviétique pour mener une politique opposée à celle de l’U.R.S.S., mais l’invitation faite à Mao Tsé Tung de se rendre en personne à Moscou quelques mois seulement après la visite de Chou en Laï montre bien que toutes les divergences entre les deux Nations sont loin d’être aplanies. Le monolithisme du monde rouge est en pleine désintégration.

 

La Crise Soviétique

Aux mobiles purement nationalistes s’ajoute l’impression, plus nette en Asie qu’en Occident, que la Russie d’après Staline traverse une crise dangereuse qui l’affaiblit sérieusement. La refonte radicale des institutions économiques que Krouchtchev est en train de mettre en œuvre est susceptible, comme nous l’avons dit, de bouleverser l’organisation soviétique. Un des spécialistes les plus suivis, Isaac Deutscher, vient de donner une opinion analogue. Krouchtchev est en train de lutter contre deux fronts. D’une part la bureaucratie centralisée à Moscou qui lutte de toutes ses forces contre la réforme pour survivre. Déjà Krouchtchev a dû céder devant les militaires qui ont imposé le maintien dans la capitale de tous les organismes qui intéressent la défense. D’un autre côté, Krouchtchev est aux prises avec les chefs régionaux du Parti qui ne veulent pas que les bureaucrates chassés de Moscou viennent faire chez eux leur besogne. Ils entendent nommer eux-mêmes les fonctionnaires qui doivent coordonner la production.

Ajoutons que dans les usines même, un mouvement se développe en faveur des conseils d’ouvriers sur le modèle yougoslave, dont Krouchtchev disait lui-même à Tito qu’appliqués en Russie, ils désorganiseraient de fond en comble l’industrie soviétique. On sait quel rôle ces conseils d’ouvriers ont joué dans la révolte hongroise et quelle peine a Gomulka à en interdire la formation en Pologne. Dans les différentes républiques de l’U.R.S.S. ce genre de système aurait la faveur des cadres et des techniciens qui n’entendent plus travailler exclusivement pour la machine moscovite. Le particularisme local qui est une forme du nationalisme commence à menacer l’Etat totalitaire.

 

Nasser et l’Empire Musulman

Disons enfin que le rêve d’hégémonie arabe de Nasser s’évanouit chaque jour. Le roi Hussein, appuyé par Ibn Saoud, vient d’exiger le renvoi des troupes syriennes qui occupaient la Jordanie, les accusant d’avoir été l’instrument du complot contre sa personne. La réunion des chefs arabes qui devait avoir lieu pour refaire un semblant d’unité entre les participants a été renvoyée sine die. La coupure semble irréparable. L’U.R.S.S. qui avait joué le nationalisme arabe voit ce mouvement se retourner contre son influence. La radio et la presse soviétique marquent leur déception en accusant les intrigues américaines qui ont certainement joué un rôle, mais n’expliquent pas tout. C’est l’ingérence étrangère sous toutes ses formes que ces petits pays repoussent. Les grandes puissances feront tour à tour les frais de cette hostilité.

 

La Campagne Électorale en Allemagne Fédérale

La campagne électorale qui s’ouvre en Allemagne Fédérale met aux prises la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste. Dans un discours programme à Hambourg, le Président du Bundestag, le chrétien-démocrate Dr. Gerstenmaier, met particulièrement l’accent sur la nécessité de « démythologiser » et de « désidéologiser » la vie politique allemande et celle des Partis.

« L’évolution de notre état moderne, dit-il, n’a plus rien à voir avec les vieux thèmes de combat entre bourgeois et prolétariat. Grâce à Dieu, les travailleurs de notre pays ont cessé d’être des prolétaires. Notre jeune parti, la Démocratie chrétienne n’a rien à voir avec l’esprit du propriétaire bourgeois d’autrefois. Les préjugés et les instincts de classe sont en train de disparaître… Nous luttons pour la dignité et l’indépendance de l’homme à la fois contre la toute-puissance des organisations collectives, contre leur instinct de puissance et aussi contre les tendances collectivistes de l’État »…

Suivent sur le rôle de cet État à la fois fort par l’autorité et rigoureusement limité dans ses attributions, des considérations qui pourraient servir de principe à toute démocratie, si les hommes étaient raisonnables.

 

                                                                                  CRITON