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Le Courrier d’Aix – 1957-06-08 – La Vie Internationale.
Courants Contraires
Une certaine confusion diplomatique règne autour de la Conférence du Désarmement de Londres. La publication du Plan Eisenhower annoncée depuis trois semaines subit des retards successifs. On ne sait si les difficultés viennent des objections des partenaires européens du N.A.T.O. ou des hésitations de Washington. La propagande soviétique en tire avantage. Les Russes proclament leur désir d’aboutir à un accord partiel tandis que les Occidentaux ne paraissent pas sincères en disant le souhaiter. Ce qui permet à Krouchtchev de se rapprocher chaque jour de son but : faire oublier l’affaire hongroise et reprendre le dialogue comme auparavant.
Krouchtchev à la Télévision Américaine
Un grand pas a été franchi avec l’apparition pendant une heure, de Krouchtchev lui-même à la télévision américaine. Il s’est présenté sous l’aspect le plus aimable, sans rien dire de plus que ce que l’on savait, mais le fait d’avoir pu s’offrir en image au public des Etats-Unis, sept mois à peine après la sanglante répression de Budapest, est assez impressionnant. Malheur aux faibles ! C’est seulement lorsque Krouchtchev a prédit aux Américains que leurs petits-enfants seraient socialistes que le public s’est senti injurié.
L’Arrière-Plan du Désarmement
Derrière les palabres du désarmement, deux intentions se dissimulent : les Américains veulent profiter des difficultés qu’ont les Soviets à poursuivre la course à des armements de plus en plus coûteux (la plupart ayant triplé de prix depuis dix ans) et qui absorbent plus de la moitié de leurs ressources disponibles, pour obtenir qu’ils consentent à une inspection aérienne de leur territoire, fut-elle partielle. On sait que les Américains ont deux hantises : la crise de 1929 et l’attaque surprise de Pearl-Harbour. Ils ont réussi, semble-t-il, définitivement à se mettre à l’abri de la première. Un survol permanent des bases militaires soviétiques les garantirait, sinon pour toujours du moins pour longtemps, de la seconde. Une telle sécurité vaut bien à leurs yeux quelques concessions, même si elles doivent favoriser l’expansion économique des Soviets.
Reste à savoir si les Russes offriront autre chose que l’inspection de territoires sans intérêt stratégique. La mise au point d’un programme d’inspection suppose un minimum de confiance mutuelle, ce qui n’est pas précisément le cas. Le risque d’être dupe est évident, et les Américains ont peur d’avancer une formule qui tournerait à leur désavantage. Quant aux Européens, Anglais compris, ils ont aussi leurs secrets qu’ils ne tiennent pas à découvrir et un contrôle russe, ne fut-ce que par son effet moral sur les populations, ne les séduit guère. Nous serions bien surpris si l’on aboutissait à quelque chose de vraiment efficace. Un seul motif pourrait toutefois faire avancer les choses. L’intérêt qu’ont les trois possesseurs des bombes A et H, les Etats-Unis, l’U.R.S.S. et l’Angleterre à conserver le monopole de ces armes. Mais n’est-ce pas à long terme, une illusion ? Lorsque l’industrie atomique sera installée partout, aucun contrôle ne pourra en réglementer l’usage de façon certaine. La technique dans ce domaine évolue à toute vitesse. Il n’y a jamais eu de monopole durable en matière d’armement.
Double Évolution en Moyen-Orient
Les problèmes du Moyen-Orient évoluent en deux sens. D’une part l’isolement de Nasser suivant la tactique américaine s’accentue ; le dernier pilier du Caire, la Syrie commence à branler. Les députés de l’opposition démissionnent ; le président Kouatli hésite. Le Liban, après de sanglantes émeutes provoquées par les nassériens s’est ressaisi. Pour éviter un conflit religieux entre Chrétiens et Musulmans, un compromis est intervenu. Enfin, les quatre puissances musulmanes du Pacte de Bagdad se sont réunies autour des Anglais et des Américains, et si Londres n’avait craint d’indisposer davantage Nehru, un autre N.A.T.O. était installé là-bas, sous commandement américain. La question ajournée n’est cependant pas abandonnée. Tout semble donc aller pour le mieux des intérêts anglo-saxons dans cette partie du monde que le désastre de Suez avait failli soustraire à l’influence occidentale.
La Nationalisation des Pétroles
Cependant, le nationalisme arabe reparaît sous une autre forme. Le Conseil Économique de la Ligue Arabe étudie en ce moment les moyens de l’arabisation de l’industrie des pétroles. Le bloc des pays producteurs : Arabie Saoudite, Koweit, Bahreïn, Irak et Quatar se dessine, alors qu’ils s’ignoraient il y a quelques années. Ils représentent aujourd’hui plus du quart de la production mondiale de pétrole, et les revenus encaissés par eux l’an passé approchent le milliard de dollars. Ils trouvent naturellement que cela n’est pas assez. Le pétrole arabe doit rester arabe (et ce slogan vise aussi bien la production future du Sahara). Les exigences de la Ligue Arabe se formulent ainsi : le pétrole arabe ne devra voyager que sous pavillon arabe et, autant que possible, par le Canal de Suez. Et l’on parle d’une Compagnie de tankers fondée avec des capitaux arabes (ou présumés tels) et jouissant du monopole du transport. Il est question d’autre part d’obliger les Compagnies étrangères à raffiner sur place le brut. Enfin évidemment, la clause 50/50 qui répartit les profits en parties égales entre les propriétaires et les Compagnies serait révisée en faveur des premiers. L’arabisation totale des pétroles du Moyen-Orient se ferait ainsi par étapes.
Bien entendu, il y a loin de la coupe aux lèvres, et les inquiétudes des Compagnies anglo-américaines sont exagérées à dessein. Les Pays Arabes, les petits surtout, n’ont ni les moyens ni l’envie de partir en guerre contre la Standard-Oil et la B.P. Par contre, de tels projets font bon effet car ils expriment la solidarité des Arabes au moment même où, pour d’autres raisons, les partenaires de la Ligue se déchirent entre eux. Il n’en reste pas moins que l’importance de la production arabe de pétrole dans le monde met dans les mains de ceux qui la détiennent un moyen de chantage de première grandeur. Il est fatal qu’ils s’en servent. Le succès ou l’échec dépendra de l’importance des gisements que l’on trouvera ailleurs ; la terre est vaste et la technique de prospection progresse à pas de géant.
Le Marxisme contre le Communisme
Un correspondant suédois qui vient de parcourir les satellites européens de l’U.R.S.S., et s’est entretenu avec nombre d’étudiants et d’intellectuels, a été particulièrement frappé par deux observations. L’hostilité presque unanime de la jeune génération à l’égard du communisme. Cependant, les étudiants, tous fils d’ouvriers et de paysans qui ont aujourd’hui autour de vingt ans, ignorent l’ancien ordre social ; ils ont été endoctrinés dans le marxisme dès l’âge de raison. Le régime mettait en eux tous les espoirs. Ce trait confirme ce que nous avons relevé ici de divers côtés.
Mais ce qui est plus curieux, c’est que l’hostilité au système s’appuie sur le marxisme léninisme lui-même. On reproche au régime de se dire marxiste et de trahir la doctrine. En effet, ni l’égalisation des salaires, ni le dépérissement de l’État, a peu près rien en fait de ce que le credo marxiste appelait, n’est réalisé. Mais au contraire, un État démocratique militariste et policier qui ressemble au fascisme, en pire. C’est ce que disent les jeunes. Seules les forces de l’occupant les retiennent de s’exprimer avec plus de vigueur.
CRITON