Criton – 1957-06-15 – De quelques Leçons

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Le Courrier d’Aix – 1957-06-15 – La Vie Internationale.

 

De Quelques Leçons

 

On peut dire aujourd’hui, sans témérité, que la tactique américaine en Orient a réussi . Nasser est à peu près isolé. Il semble même avoir accepté son échec et se tourne maintenant vers l’Angleterre pour l’aider à maintenir le Canal de Suez en service. Depuis la disgrâce de Chepilov, les Etats-Unis ont eu la partie relativement facile. Pour des raisons qui ne sont pas toutes claires, l’U.R.S.S. a renoncé à jouer à fond l’intervention en Orient. Depuis le voyage précipité de Kisselev, l’ambassadeur russe au Caire, à Moscou, on a compris que le dictateur égyptien demandait aux Soviets un appui diplomatique et des fournitures que le Kremlin lui refusait. La réponse favorable n’est pas venue. La grande offensive soviétique en Orient est donc pour le moment en sommeil.

 

Les Derniers Evénements en Orient

Les derniers événements ne font qu’illustrer cette évolution. Le roi Hussein de Jordanie, épaulé par le roi Saoud d’Arabie, a rompu avec Le Caire : expulsion des agents égyptiens, rappel d’ambassadeurs. Le Liban a voté pour la doctrine Eisenhower. Le président Syrien a fait un saut au Caire pour se rendre compte des chances de résister à la pression américaine. De son côté, la situation est encore obscure, cependant les troupes syriennes stationnées en Jordanie ont dû se retirer sur l’injonction de Hussein. Le dénouement en Syrie pourrait être proche, mais n’anticipons pas.

 

La Conférence du Désarmement

Il est probable que le succès de la politique américaine en Orient a ses répercussions sur la Conférence du Désarmement de Londres. A Washington, les éléments hostiles aux propositions Stassen, soutenus par le Président Eisenhower, ont marqué un point. Le plan américain de désarmement n’a pas encore vu le jour et il est maintenant probable que, quel que soit le parti que la propagande communiste puisse en tirer, ce qui sera avancé sera très en retrait sur les intentions initiales.

La popularité du Président Eisenhower est en forte baisse : son état de santé influence désagréablement les Américains. Et Foster Dulles, comme sa dernière conférence de presse en témoigne, se range du côté de l’Etat-Major, qui ne veut faire aux Russes aucune concession aventureuse. M. Stassen lui-même dont l’autorité se ressent de sa campagne d’octobre contre le Vice-Président Nixon, a été rappelé à l’ordre au cours de son voyage à Washington. Il a de plus contre lui, les trois diplomaties européennes, d’accord pour une fois, Londres, Paris et Bonn, qui ne veulent pas sans contre-partie sérieuse, consentir à l’inspection aérienne de leurs territoires respectifs. Leur attitude se résume en un mot : si les Russes veulent réellement la détente qu’ils y mettent le prix et fassent des offres. Sinon qu’ils restent dans l’isolement où les a mis l’affaire hongroise.

 

La Répression en Hongrie

On parle peu, semble-t-il de ce qui se passe en Hongrie. Et cependant, non seulement aucun apaisement ne s’est fait sentir, mais au contraire, la répression du fanatique Kadar est plus implacable que jamais. Procès, exécutions, poursuites contre les écrivains, les artistes, les étudiants et leurs maîtres, les représentants ouvriers, les familles des fugitifs, contre tout ce qui reste de l’opposition au régime, se multiplient. Jusqu’en Autriche où un exilé de marque a été assassiné en pleine rue et dévalisé par les sbires de Kadar. Tout cela n’est pas de nature à détendre les relations entre les deux mondes.

 

Krouchtchev en Finlande

Krouchtchev a cependant fait une nouvelle tentative pour briser le cercle. Il est allé avec Boulganine en Finlande pour essayer de rallier au neutralisme la Norvège et le Danemark que les menaces antérieures n’avaient pu ébranler. L’accueil a été froid. Il faudrait autre chose que l’exemple de la Finlande dont la neutralité est sans doute respectée, mais étroitement contrôlée par les Russes, pour décider les autres pays nordiques à se priver de la protection occidentale.

 

Les Contradictions de la Politique Française

On s’étonne à l’étranger des évolutions de la politique française. On s’étonne surtout du maintien de M. Pineau aux Affaires étrangères, après la série d’échecs qu’il a subis. On se résigne, des deux côtés de l’Atlantique à ne pas comprendre grand-chose à des démarches contradictoires. Les Français eux-mêmes n’y voient pas très clair. On poursuit une politique d’intégration européenne alors qu’on ne fait rien pour la rendre possible : jamais les conditions économiques n’ont été aussi défavorables à une coopération. Sans une aide extérieure rapide et massive, nos frontières devraient se fermer bientôt aux importations qu’on se propose en principe de libéraliser. On pense que cette aide viendra par force puisqu’une interruption de cette gravité serait préjudiciable à tous. Mais elle n’interviendra qu’à des conditions qui ne sont pas encore fixées mais qui comporteraient de sérieux sacrifices.

L’opinion ne semble pas s’en rendre compte. Un pays ne peut indéfiniment consommer plus qu’il ne produit ou, pour être plus exact, ne maintenir sa production au niveau de sa consommation que par des achats à l’extérieur qui ne sont pas compensés par des exportations correspondantes. Le déficit de la balance des comptes ne peut être un état permanent.

 

L’Inflation

Cette vérité première nous amène à élargir le débat. Au siècle dernier, le développement économique a souffert de la sous-consommation. Ce fut la cause principale des crises. Aujourd’hui, tout au contraire, l’économie ne peut plus satisfaire les exigences des consommateurs dont la demande augmente plus vite que la productivité. Ce phénomène est un des plus sérieux de notre temps. Car sa conséquence s’appelle l’inflation. Et c’est un mal – nous en faisons l’expérience – qui peut devenir fatal, c’est-à-dire aboutir à une régression brutale. Les pays en apparence les moins atteints comme les Etats-Unis et l’Allemagne Fédérale, s’en préoccupent et cherchent à le prévenir, ou tout au moins à le contenir.

 

Une Conférence du Professeur Briefs

Sur ce thème, le professeur Goetz Briefs, un germano-américain justement, a fait récemment un exposé lumineux. Il est normal, dit-il, et souhaitable, que l’élargissement de la consommation et l’élévation du niveau de vie accompagne le progrès de la productivité. Mais les consommateurs se sont habitués à vouloir toujours plus que les possibilités économiques ne le comportent. Ils demandent toujours de plus hauts salaires pour une durée de travail de plus en plus réduite. Et cette prétention à dépasser constamment les progrès de l’économie s’accompagne d’une exigence de sécurité absolue dans tous les domaines : santé, emploi, loisirs, retraite, etc… Ce « Kousumdrang », cette poussée de la consommation est organisée par ces nouvelles féodalités que sont les groupes d’intérêts. Les Syndicats, d’abord, mais aussi, entre autres, les associations de chefs d’entreprises et les fédérations agricoles.

Notre société, dit Briefs, est devenue une société de groupements où l’individu est incorporé malgré lui. Et l’Etat y a perdu son rôle d’arbitre. Il s’est formé au contraire une sorte d’alliance entre la bureaucratie d’Etat et la bureaucratie des associations. Et c’est l’intérêt de la communauté tout entière qui se trouve sacrifié et par conséquent de l’individu. Comment le conjurer ? Comment détruire cette « métaphysique du consommateur » (doctrine qui est d’origine américaine et qui a été le facteur essentiel de la prospérité des Etats-Unis, mais qui aujourd’hui la menace) par le rétablissement du sens de la responsabilité économique. Le Docteur Briefs croit voir à certains signes – en Amérique et en Allemagne tout au moins – que cette nécessité est aperçue. D’abord, par les producteurs qui voient que l’inflation, conséquence d’une consommation excessive, menace leurs profits au lieu de les augmenter, comme ils le pensaient (c’est le cas aux Etats-Unis en ce moment). Par les syndicats qui voient que l’inflation mange les avantages acquis par l’élévation des salaires nominaux. Par l’opinion qui demande la stabilité des prix. Le temps des idéologies semble révolu, dit Briefs. Le marxisme n’est plus qu’un thème pour mandarins savants, l’idéologie qu’ils appellent « métaphysique de la consommation » pourrait avoir ce sort.

Ces considérations peuvent paraître bien abstraites, mais en réalité c’est le sort des communautés qui se joue sous ces formules – particulièrement la nôtre. Car c’est la France qui est la plus dangereusement atteinte parce que la plus aveugle. Nous donnons dans le slogan de l’ « expansion économique », fort bien, mais cette expansion suppose une discipline d’autant plus rigoureuse que les ambitions sont plus vastes. Sinon, les lendemains peuvent être cruels.

 

                                                                                            CRITON