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Le Courrier d’Aix – 1957-05-04 – La Vie Internationale.
L’Enjeu Jordanien
Le succès remporté par les Américains en Jordanie a frappé l’imagination de ces mêmes commentateurs qui n’avaient cessé de critiquer la politique des U.S.A. en Moyen-Orient. La démonstration de la VIème flotte devant les côtes syriennes, le chèque de 10 millions de dollars à Hussein, et surtout l’abstention prudente de l’U.R.S.S. ont fait remonter le prestige américain, au point qu’on a accepté, sans trop protester, la décision de Nasser en autorisant les navires de l’Occident à transiter et à payer les péages aux Egyptiens.
La Tactique Américaine
Il ne faudrait pas toutefois passer d’un extrême à l’autre. Un succès en Orient n’est jamais définitif. I est même rarement durable. Disons seulement que la politique de Foster Dulles, telle que nous l’avons exposée ici, est appliquée avec méthode, et au besoin avec vigueur. A l’égard de Nasser, elle prend le plus long chemin, celui de la patience et de la mansuétude, laissant dans le doute le but final. Vise-t-elle à l’éliminer ou simplement à l’amener à composition quand son prestige sera suffisamment affaibli et que tous ses alliés se tiendront à distance ? Washington se sert des monarques d’Orient comme l’ont fait Anglais et Français, parce que seuls, ils peuvent s’opposer à l’anarchie autrefois, et aujourd’hui au communisme. Mais ce n’est qu’un pis-aller. Mieux vaudrait une démocratie organisée. Mais l’Orient y parviendra-t-il jamais ? Il en est en tous cas encore loin. Le danger est justement qu’entre les agitateurs des masses émotives, et le pouvoir absolu, il n’y ait pas de troisième force. Le succès du roi Hussein ne montre pas tant son autorité et sa puissance que le respect que les Arabes accordent aux Américains. Le prestige de l’U.R.S.S. par contre a beaucoup faibli. Les Orientaux ont des antennes. Ils sentent toujours lequel est le plus fort.
Les Tentatives Soviétiques
Moscou continue à s’imposer à l’attention par tous les moyens, en frappant à toutes les portes. Dans chaque note ou discours, le même dosage de promesses et de menaces. Les réponses jusqu’ici ont été de pure forme, des accusés de réception, sauf celle du vieil Adenauer qui s’est fâché. A mesure que les élections approchent, il devient irritable.
Les Russes évidemment ne pouvaient manquer l’occasion que leur offraient le Docteur Schweitzer et les savants du Planck-Institute d’apporter leur soutien aux Sociaux-démocrates en faisant peur au peuple germanique : le Chancelier, en s’alliant à l’Occident, en recevant sur son sol des armes atomiques, vouait la terre de la République Fédérale à devenir un cimetière. Les souvenirs de 1944-45 rendent évidemment les Allemands sensibles à ces perspectives. Voteront-ils pour cela contre le Chancelier ? Les socialistes évitent de faire chorus avec Boulganine. Ils savent bien que l’électeur est tenté de prendre le contre-pied de tout ce que Moscou lui conseille.
L’Épreuve Atomique
Néanmoins, les Russes ont réussi, en multipliant leurs expériences atomiques, à créer dans l’opinion un malaise qu’ils vont peut-être pouvoir exploiter en faveur de la forme de désarmement qui les sert. Les cendres atomiques ont été particulièrement abondantes, et ce sont les Chinois surtout qui les ont reçues. Les Sibériens aussi sans doute, mais on n’en saura jamais rien. Il paraît qu’à Pékin, on n’est pas précisément satisfait. Les relations avec Moscou pourraient en souffrir. Il y a longtemps d’ailleurs que nous avons noté des fissures entre les deux régimes, masquées par toute la duplicité orientale et aussi par les rivalités de personnes de plus en plus apparentes dans l’entourage de Mao Tsé Tung.
Élimination des Structures Collectivistes
Un fait est certain, c’est que le communisme pratique subit aussi bienen Chine qu’en Occident une régression assez rapide. En Pologne, il n’en reste plus grand-chose dans l’agriculture où les fermes collectives ont disparu et dans le petit commerce et l’artisanat qui ont retrouvé leur activité privée. Dix mille de ces établissements se sont reconstitués souvent avec l’aide de l’Etat, depuis les événements d’octobre. Quant à la Yougoslavie, elle a abandonné tout-à-fait le collectivisme agraire pour lui substituer le système coopératif, celui-là même qui fonctionne depuis un demi-siècle dans les démocraties capitalistes.
L’Épreuve de Hongrie
En Hongrie cependant, les Russes s’obstinent à rendre au régime Kadar la rigidité du système que Rákosi avait rendu odieux et qui avait ruiné le pays avant la révolte. Si Mikoïan est allé à Vienne, c’est surtout pour enlever aux Hongrois leur meilleur réconfort : l’appui moral de l’Autriche. Les Autrichiens, pour obtenir leur libération en 1955, ont souscrit en faveur des Soviets à une lourde rançon en pétrole qui empêche l’activité économique du pays de se développer plus vite qu’elle ne le fait. Ils voudraient que les Russes réduisent leurs exigences. Ceux-ci ne le feront que si Vienne se détache de l’Occident en renonçant à faire partie du Marché Commun et de l’Euratom, et en présentant au Peuple hongrois le visage hermétique de la neutralité. Mikoïan a-t-il réussi ? Ce n’est pas probable.
Démocratie Chrétienne et Social-Démocratie
Une assez grave partie se joue dans la coulisse, sinon dans l’ombre, entre les deux internationales : la Démocratie-Chrétienne qui a tenu une réunion plénière à Arezzo et la Social-Démocratie dont le voyage de Gaitskell à Rome et à Berlin a été la principale illustration.
Gaitskell s’est fait vertement tancer par Adenauer qui s’est élevé contre toute idée de neutralisation de l’Allemagne souhaitée par les socialistes anglais et allemands. Ce serait, a-t-il dit, reconnaître définitivement que l’Allemagne réunifiée demeure une nation de second rang. Adenauer a toujours lutté pour rétablir l’égalité des droits et réhabiliter moralement et matériellement l’Allemagne au sein du Monde libre. C’est une attitude à laquelle tout le monde est sensible outre-Rhin, et Gaitskell, en voulant apporter un appui à ses coreligionnaires, a manié le pavé de l’ours.
D’ailleurs, le camp social-démocrate est profondément divisé en Europe. Ne parlons pas de l’Italie où il l’est à l’intérieur même et où toutes les tentatives de réconciliation entre fractions ont échoué. Entre socialistes Français et Anglais, les sympathies n’ont jamais été chaudes. Guy Mollet et Gaitskell ou Bevan ont été plus souvent adversaires qu’alliés. La Social-Démocratie allemande, longtemps en froid avec l’anglaise, serait tentée maintenant par un rapprochement avec l’aile bourgeoise du Labour, mais il y aurait beaucoup à faire pour arriver à une collaboration effective. Au contraire, la Démocratie Chrétienne, si l’harmonie règne en son sein, n’a pas les mêmes moyens d’action qu’au temps de Schuman, De Gasperi et Van Zeeland, mais elle demeure capable de tirer parti de circonstances favorables. C’est l’affaire des électeurs. La question n’est pas de nuances, c’est l’avenir de l’Europe qui est en jeu par la forme que prendra son unification future, et peut-être, les chances qu’elle a de se faire réellement.
CRITON