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Le Courrier d’Aix – 1957-04-27 – La Vie Internationale.
Impasses
« Partie serrée » disions-nous récemment de celle qui se joue en Moyen-Orient entre la diplomatie américaine et la conjonction de l’U.R.S.S. et du nationalisme arabe : l’épisode jordanien l’illustre amplement.
La Lutte en Jordanie
Pour isoler Nasser de son principal allié, la Syrie, le petit royaume d’Amman, artificiel et disparate, doit demeurer en équilibre entre les deux influences. Mais il est lui-même déchiré entre l’élément palestinien qui comprend l’ensemble des réfugiés chassés par Israël des territoires conquis en 1947 et ceux qui sont demeurés à l’Ouest du Jourdain, d’une part, et les fils du désert, les Bédouins de l’Est, attachés à la monarchie husseinite de l’autre. Si l’on songe que le premier groupe forme les deux tiers de la population, on imagine les difficultés qu’éprouve le jeune roi à maintenir son autorité. L’appui américain et ce qui reste de l’influence anglaise réussiront-ils à le sauver ? Ce serait peu probable sans le concours d’Ibn Saoud et la présence aux frontières des forces irakiennes. Cette politique de contre-poids est d’une complexité qui défie tout pronostic. Le sort du royaume de Jordanie commande certainement l’évolution future de l’ensemble du problème du Moyen-Orient.
Le Plan de Washington
Ces événements illustrent en tous cas le plan adopté par Washington qui continue à être complètement incompris des deux côtés de l’Atlantique. Ce que nous appelions la politique du coup de ciseau entreprise à la fois par le voyage de Nixon et la tournée de la mission Richards exposant l’un et l’autre la doctrine Eisenhower : isoler Nasser sans l’aborder de front ; continuer à négocier pour la forme avec patience jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’alliés autour de lui, et laisser se développer ses difficultés économiques, qui, si elles n’ont pas en Orient les mêmes incidences et le même poids qu’ailleurs, agiront quand même avec le temps pour faire vaciller le dictateur du Caire.
Les Lettres de Boulganine à Eden et Mollet
La publication par Moscou des lettres personnelles de Boulganine à Eden et à Mollet entre septembre et novembre dernier avant l’intervention franco-anglaise, est intéressante à plus d’un titre ; cette publication vise à discréditer la personne même d’Eden qui, évidemment, ne pouvait avouer les préparatifs de la descente sur Suez ; M. Pineau pas davantage. Elle a pour but, en même temps, de rappeler aux Arabes que l’U.R.S.S. a fait son possible pour les protéger en temps utile. D’un autre côté, les lettres Boulganine révèlent exactement le plan élaboré par les Russes avec Nasser et El Kouatli : saboter le Canal et détruire les pipelines en cas d’attaque franco-anglaise. Plus encore, ces lettres avaient à l’époque un autre but qui a été parfaitement atteint. Avertir les Franco-Anglais des résistances qu’ils allaient rencontrer sur place. Or, l’échec de Suez est dû avant tout au fait que les capacités défensives de l’Egypte avaient été surestimées par le commandement allié. On a préparé, bombardé pendant des jours alors qu’on pouvait sans grand risque agir en un tournemain. Les Russes étaient de plus, comme on peut le voir, très bien renseignés sur ce qui se passait à Chypre. Il est difficile de cacher quelque chose à l’espionnage communiste, surtout en pays hostile.
L’Activité de la Diplomatie Russe
Sur un autre plan, la diplomatie soviétique ne laisse pas passer un jour sans se manifester. Il s’agit de briser le mur de silence qui s’est dressé depuis le drame hongrois. Tous les pays, toutes les questions sont explorées, pour trouver le biais par où reprendre le dialogue avec l’Occident ; les menaces et les avances alternent. L’offensive qui pourrait avoir le plus de chances de succès se situe autour des expériences atomiques, spéculant sur la peur qu’inspirent les radiations. Les Soviets, cependant, qui viennent de les multiplier dans une région – le lac Baïkal – qui n’est pas très éloignée de grands centres de population, ne paraissent pas se soucier beaucoup de celle-ci. Dans les pays civilisés, les avertissements des savants ont une publicité qui ne franchit le rideau de fer qu’à des fins de propagande. Il s’agit de prouver que l’U.R.S.S. suspendrait ses expériences et que ce sont les Anglo-Saxons qui s’y refusent, et pendant ce temps, les comédies du désarmement sur ce thème tragique continuent à Londres.
Faisons à cet égard une mise au point à notre sens très importante. Le développement de l’énergie atomique sous toutes ses formes présente des dangers qu’on ne saurait nier. Cependant, les progrès actuels de la recherche scientifique permettent de penser que ces risques seraient considérablement réduits, même dans le cas des explosifs tactiques à portée et à charge réduite, si l’on s’y employait partout d’un commun accord. Il est certain que dans un monde pacifique, la maîtrise de l’énergie atomique serait à peu près complète assez rapidement. Mais tel n’est pas évidemment le but de ceux qui s’en servent comme moyen d’intimidation.
Les Préparatifs Atomiques en Bohême
Des nouvelles peu rassurantes à cet égard nous viennent d’Autriche. Les Russes sont en train d’installer en Tchécoslovaquie quatre centres de rampes de lancement de fusées téléguidées. Sous prétexte de reconstituer les forêts, les populations de ces zones ont été dispersées. Elles sont placées sous contrôle militaire rigoureux : à l’Est de Karlsbad en Bohême, au Sud-Ouest de Reichenberg, au Nord-Est d’Olmutz et au Sud-Ouest de Budweis. Mille kilomètres carrés et 140 agglomérations ont été ainsi évacués ; 5.000 experts russes s’emploient à construire les ouvrages. On ne l’ignore pas à l’O.T.A.N.
La France et le Vatican
Nous tenons à aborder en terminant un sujet délicat autour duquel on fait ici la conspiration du silence, mais qui est suivi avec intérêt à l’étranger : les relations de la France avec le Vatican.
L’intérêt national se heurte, une fois de plus, à l’anticléricalisme aveugle de certains politiciens, et ceux qui, malgré leurs convictions réelles ou opportunistes, ont la charge de l’avenir français en sont fort embarrassés. – On sait qu’en l’absence de Concordat, la France n’a aucun droit de regard sur la hiérarchie ecclésiastique, et en particulier sur la nomination des évêques, ni en France ni en Outre-Mer. – Or, pour préserver l’influence du catholicisme en Afrique, le Vatican a dû tenir compte des aspirations nationales des peuples de couleur. Cet intérêt s’est trouvé récemment en conflit avec la permanence de l’influence française. Un équilibre très délicat doit être préservé par l’autorité pontificale pour éviter, soit de paraître associée au maintien du colonialisme, soit d’appuyer des tendances extrêmes qui, comme à Madagascar, associent certains éléments catholiques à l’action des communistes ; ce qui n’est pas seulement vrai malheureusement dans les Territoires d’Outre-Mer, mais en France même.
Pour rétablir l’harmonie entre les représentants indigènes de l’Eglise et la Communauté française, la recherche d’un accord très large est indispensable, disons le mot, d’un Concordat. Il faudrait pour cela offrir des garanties politiques parmi lesquelles le maintien définitif de la Loi Barangé. On comprend à quelles angoisses un gouvernement socialiste est en proie. Disons d’ailleurs, en toute objectivité, que le problème n’échappe pas à nos responsables ; les contacts se poursuivent et vont bientôt se préciser, afin que le gouvernement futur puisse conclure plus librement. Si nos difficultés outre-mer pouvaient du moins servir à nous délivrer de cette lutte odieuse qui dure depuis plus d’un demi-siècle, on les aborderait avec plus de courage, et sans doute avec d’autres chances de succès.
CRITON