Criton – 1957-04-13 – Adaptation Difficile

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Le Courrier d’Aix – 1957-04-13 – La Vie Internationale.

 

Adaptation Difficile

 

La phase actuelle de la lutte politique en Moyen-Orient n’est guère favorable à la diplomatie américaine, et les critiques des deux côtés de l’Atlantique ont le triomphe facile. A moins de croire à l’ingénuité de Foster Dulles, on doit admettre qu’il devait s’attendre aux échecs successifs de l’O.N.U. et de l’Ambassadeur américain au Caire en présence d’un Nasser qui, appuyé par l’U.R.S.S. n’a rien à perdre en maintenant ses positions, dans l’immédiat du moins. Cependant, il est difficile de croire que les Etats-Unis laisseront les choses en l’état, au risque de perdre la face à la fois en Orient et en Occident. Dans l’affaire de Suez, le Monde libre ne peut pas capituler. La lutte continue. Elle sera plus longue encore que nous ne le pensions.

 

Confusion en Syrie et en Jordanie

C’est en Syrie et en Jordanie que les choses se sont gâtées. On avait l’impression qu’à Damas le courant pro-égyptien du colonel Sarraj et à Amman, Naboulsi et Nawar, perdaient du terrain. On avait annoncé la disgrâce des uns et des autres, mais la pression des masses les avait mis en selle. Cependant, rien n’est définitif. La mission Richards, actuellement en Arabie Saoudite, ne s’est pas vu refuser l’accès en Syrie, et la situation est comme toujours instable dans ce pays divisé. En Jordanie, le roi Hussein n’a pas perdu son trône et a renvoyé Naboulsi.

 

La Pression Russe

Mais la pression russe s’affirme. On dit que Moscou procède au remplacement des armes perdues par Nasser au Sinaï, que des techniciens et des instructeurs affluent à Damas. Il faut faire la part de la guerre des nerfs dans ce genre d’information ; par contre, l’ambassadeur russe Averof est de retour à Jérusalem. La diplomatie soviétique tient à brouiller son jeu. Les Etats-Unis ont cependant fait un geste : un pétrolier américain a franchi le détroit de Tiran et déversé sa cargaison à Eilat, port israélien, sans opposition de l’Egypte. L’opération doit être renouvelée. L’Arabie Saoudite reçoit des armes américaines. On peut se demander quel usage le roi Saoud en compte faire. Il ne s’en est pas servi pour interdire l’entrée du golfe d’Akaba. La complexité des affaires d’Orient a toujours été déconcertante. Il faut se garder d’un jugement qui n’est jamais définitif.

 

Les Lettres de Boulganine

La méthode des lettres Boulganine continue. Ce sont aujourd’hui encore les Danois et les Norvégiens que l’on met en garde contre le réarmement de l’Allemagne fédérale, en ressuscitant les souvenirs de l’occupation nazie : nuages de fumée sans autre intérêt que de propagande.

 

Le « New Look » militaire anglais

Par contre, les Soviets paraissent avoir été vivement impressionnés par les modifications que l’Angleterre entend apporter à la structure de sa défense militaire. Il s’agit certes d’économies budgétaires imposées par la situation critique de l’économie britannique. Mais il s’agit aussi, sinon davantage, d’une révolution dans les conceptions tactiques d’une guerre éventuelle, ce qui n’est concevable que grâce à la protection des forces américaines stationnées en Europe.

L’arme, jusqu’ici primordiale, l’aviation, est condamnée. Progressivement plus de bombardiers ; plus même d’avion de chasse ; les uns et les autres inefficaces et inutiles en face des engins téléguidés. De ce côté, des progrès énormes ont été accomplis aux Etats-Unis, beaucoup plus rapides qu’on ne l’attendait. L’Angleterre et les autres pays de l’O.T.A.N. en seront munis dans les mois à venir.

Les Russes ont brusquement décidé de former une nouvelle arme, celle des engins téléguidés pour montrer qu’ils n’étaient pas pris au dépourvu ; mais ils ont été certainement surpris de cette conversion rapide à une nouvelle forme d’équilibre militaire qu’ils ne prévoyaient pas à si court terme. Les énormes et coûteux efforts faits par l’U.R.S.S. dans le domaine de l’aviation et aussi de la marine (les Anglais envoient leurs cuirassés à la ferraille) se trouvent inutiles.

La course aux armements est d’autant plus épuisante que les engins se démodent plus vite. On s’approche rapidement de la conception de forces militaires réduites, très mobiles et composées de techniciens bien instruits. C’est la raison pour laquelle les Allemands ont différé leur réarmement. Il ne s’agit plus de préparer la guerre précédente, mais de disposer de spécialistes prêts à s’adapter à chaque nouvelle invention. L’Occident a, dans cette forme de rivalité militaire, des avantages évidents.

 

Guerre Totale et Conflit Local

Le danger cependant serait de vouloir trop anticiper. Si la nouvelle conception militaire est valable dans le cas improbable d’une guerre totale, elle l’est beaucoup moins dans le cas beaucoup plus vraisemblable de conflits locaux où les forces militaires d’ancien style seraient encore valables. C’est pourquoi, les Américains ne paraissent pas aussi pressés que les Anglais de sauter le pas. Mais depuis le désastre de Suez, les Britanniques ont repensé leur situation. Ils estiment que leur rôle de puissance militaire dans le monde est révolu, qu’en dehors de la protection de leur île, il leur faut laisser à d’autres le soin de s’engager. La Conférence des Bermudes a été décisive sur ce point.

La défense du Monde libre est une affaire avant tout américaine. Le fait de vouloir remettre à l’O.T.A.N. le soin de régler la question de Chypre est très significative à cet égard. A rapprocher également, le rapport du Vice-Président Nixon qui pose aux Etats-Unis la tâche d’une responsabilité africaine. Il s’agit d’interdire aux Soviets l’accès de ce continent.

Nous n’avons pas ici la place d’exposer tout ce que ces divers événements comportent de changements dans les perspectives d’avenir. Elles intéressent la France au premier chef. Les horizons se déplacent si vite que les dirigeants eux-mêmes et encore moins l’opinion n’ont le temps de s’adapter.

 

La Mentalité des Travailleurs Anglais

Un exemple frappant de cette difficulté d’adaptation nous est fourni par les récentes grèves en Angleterre. Un des leaders syndicalistes, Ted Hill, parlait de mourir plutôt que de laisser échapper la victoire, comme si l’on était encore au temps où les travailleurs luttaient pour défendre leur gagne-pain. Le même jour, un des ouvriers du même syndicat se heurtait aux piquets de grève parce que, disait-il, il voulait travailler afin de parfaire la somme nécessaire pour passer ses vacances en Suisse. Par contre, d’après une récente enquête, un tiers exactement des grévistes disaient lutter pour arracher au « patron » une part de ses bénéfices qu’ils croyaient excessifs. Ce mythe du « patron » n’a cependant, en Angleterre surtout, aucun rapport avec la réalité.

Là où l’Etat n’est pas encore patron lui-même, la part des profits qui revient aux actionnaires est tellement faible que, divisée entre tous les travailleurs, elle se traduirait par un avantage insignifiant. Il est rare, en effet, que les profits réels, après déduction des impôts tant globaux que personnels, dépassent un demi pour cent du chiffre d’affaires. Encore ces profits ne s’inscrivent-ils souvent qu’au détriment de la modernisation des entreprises. Au lieu de lutter contre des moulins à vent et de mettre en péril l’équilibre économique, ces syndicalistes devraient rechercher dans le progrès de la productivité le seul moyen réel d’améliorer encore leur situation. Mais ils pensent toujours comme au temps du chômage, révolu depuis vingt ans, et encore à l’époque où il s’agissait d’arracher de haute lutte un minimum de vie décente à un patronat de droit divin.

Par la mentalité, l’ouvrier britannique, un des mieux payés d’Europe, est aussi le plus arriéré. Il s’intéresse peu à son travail et sa participation au développement et au succès de l’entreprise à laquelle il collabore est le plus souvent nul. Il ne saisit pas que quel que soit le régime social, communiste ou capitaliste, c’est du développement de son initiative et de son sens des responsabilités que dépend son bien-être propre et celui de la communauté.

 

                                                                                            CRITON