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Le Courrier d’Aix – 1957-04-06 – La Vie Internationale.
Mouvements Divers
La mission Hammarskjöld ayant, comme prévu, échoué au Caire, Français, Anglais et Israéliens se tiennent en spectateurs. La parole est à Foster Dulles. Un nouvel épisode commence. Nasser, conseillé par Kiseliov de retour auprès de lui, va négocier avec les Etats-Unis, à l’ombre de l’O.N.U. La lutte s’annonce serrée. D’ailleurs, les problèmes du Moyen-Orient ne soulèvent plus dans l’opinion la même inquiétude. On ne croit plus que la paix du monde dépend de la solution des problèmes de Suez et d’Akaba. D’autres questions viennent au premier plan, en particulier l’évolution de la politique russe – extérieure et intérieure.
Les Menaces de Boulganine
Moscou a renoncé à la détente. Les menaces se succèdent sous forme de lettres de Boulganine du genre de celle qu’il adressait en novembre à la France et à l’Angleterre ; ce sont les Scandinaves qui en sont l’objet. La Norvège et le Danemark sont prévenus qu’en servant de base à l’O.T.A.N., ils s’exposent en cas de conflit à une destruction atomique. Les intéressés, pas plus que la Suède précédemment visée, ne s’émeuvent de la menace. Chacun pense qu’en cas de guerre générale, le sort des neutres et des belligérants en Europe ne serait pas très différent.
Nous n’en sommes pas là. Les Soviets devraient savoir, par expérience, que la politique de menaces sert les Etats-Unis. Devant l’épouvantail, les pays faibles se groupent d’instinct autour de la seule puissance capable de les protéger. Et l’opinion, depuis le drame hongrois, considère que le seul danger que court la paix vient des Soviets. Les récentes photographies du président Eisenhower n’évoquent pas un homme qui médite une croisade. Le but de l’offensive russe est d’entretenir la peur atomique de façon à faire obtenir des parlements qu’ils fassent pression sur les gouvernants pour qu’ils renoncent à l’arme nucléaire. Les Soviets ont un intérêt majeur à cette prohibition, car la supériorité numérique de leurs armées reprendrait toute l’importance que l’arme nucléaire leur fait perdre, sans parler de l’économie considérable que représenterait la suppression de ces coûteux engins. Est-il besoin de dire que ni les Etats-Unis, ni l’Angleterre n’y renonceront ? Mais tout cela n’est pas nouveau.
La Décentralisation en U.R.S.S.
Un vaste remaniement des plans économiques en Russie est annoncé. A peine Pervoukine avait-il été nommé à la direction générale, avant même qu’il ait pris fonction, l’ensemble va être bouleversé. C’est la cinquième grande idée de Krouchtchev depuis son avènement : il y eut d’abord les agrovilles qui ont fait faillite, la déstalinisation qui fut catastrophique, l’armement de l’Egypte qui finit au Sinaï, le défrichement des terres vierges d’Asie dont le succès est problématique, enfin, aujourd’hui, la décentralisation de l’industrie soviétique.
De même que le défrichement des déserts répondait à une crise agricole aigüe en 1954-55, un peu atténuée depuis par de meilleures récoltes, de même le démantèlement des grands ministères industriels de Moscou répond à la crise de la planification. L’immense machine des industries russes étendue sur un sixième du globe ne répondait plus à la direction centrale. D’où des échecs, gaspillages, erreurs que Krouchtchev dans son rapport étale sans ménagement. La bureaucratie de Moscou paralyse une expansion trop ambitieuse et crée l’anarchie de la production en voulant l’ordonner. Dans l’hypothèse encore douteuse où Krouchtchev réussirait à liquider les ministères de Moscou et n’y laisserait qu’un organisme de coordination générale dirigé par Molotov, où par conséquent chaque région devenue autonome établirait elle-même ses programmes et recevrait les moyens de les réaliser, ne remplacerait-on pas une difficulté par une autre ?
La Centralisation et l’État Totalitaire
La centralisation et l’autorité directe de l’Etat sont indispensables au système totalitaire. Ni Hitler, ni Mussolini n’ont pu s’en dégager bien que sur des territoires moins étendus une certaine décentralisation aurait pu fonctionner. Dans un monde aussi vaste que l’Empire russe, l’autonomie provinciale est pleine de risques : particularisme, rivalités, cloisonnement des activités ouvrent la voie à l’anarchie, au réveil des nationalismes régionaux. On en a eu un avant-goût dans les discussions récentes du Conseil des nationalités à Moscou même qui sont précisément à l’origine de la réforme actuelle. Il sera d’un grand intérêt de suivre le développement de cette véritable révolution économique en U.R.S.S., si elle n’est pas toutefois une simple façade pour satisfaire une opinion qui commence à gronder. Cela peut mener loin, surtout dans l’état actuel du monde russe en pleine fermentation.
Une Seconde Révolution
Le fond du problème peut se traduire ainsi. L’évolution du Monde moderne occidental se poursuit à un rythme que l’observateur le plus attentif a peine à suivre, évolution économique sans doute, mais plus encore sociale. La Russie suit le développement industriel au moins dans le domaine de base, mais sa structure sociale demeure immuable. Tandis que le niveau de vie s’élève rapidement en Occident, il reste au plus bas chez les satellites, en faible progrès en Russie même, et l’écart s’accentue. La révolution russe n’est pas seulement celle d’octobre 1917 qui fut idéologique et substitua une hiérarchie à une autre, mais celle qui permettra au peuple russe d’accéder à la vie des communautés modernes. Il se pourrait bien qu’elle soit commencée. Révolution qui sera peut-être silencieuse, comme celle de l’Angleterre, mais qui n’en modifiera pas moins les relations internationales. Krouchtchev pourrait bien avoir appuyé ces jours-ci sur le levier.
Le Procès Beck aux U.S.A.
Moins important, mais assez significatif, le procès Beck qui se déroule aux Etats-Unis. Il s’agit en apparence d’un épisode de la vie assez particulière du syndicalisme américain. Un gros pontife, dirigeant de l’énorme syndicat des camionneurs, à qui les cotisations de ses adhérents et quelques manœuvres suspectes ont permis de disposer d’une fortune considérable est démasquée. Le Sénat est chargé de l’enquête. L’affaire, qui n’est pas la première du genre, tire son importance de la lutte engagée aux Etats-Unis depuis la fusion des deux grandes centrales ouvrières et la dernière grève de l’acier, entre les pouvoirs publics et le syndicalisme, à cause de l’intrusion de cette force jusqu’ici professionnelle dans la politique de la Nation qui menace, dans le domaine économique de promouvoir l’inflation, et dans le domaine politique de rompre l’équilibre entre les deux partis. C’est aux yeux des Américains le principe même de leur conception de la démocratie qui est en jeu. Ils n’admettent pas que dans l’Etat, une force, si grande qu’elle soit, impose sa loi à l’ensemble. Les dirigeants honnêtes du syndicalisme américain sont conscients du danger que représente l’affaire Beck et s’efforcent de l’isoler.
Les Grèves en Angleterre
Les grèves en Angleterre qui sont un autre aspect de cet abus du pouvoir syndical, paraissent en recul. L’opinion, qu’elle soit conservatrice ou travailliste est consciente du péril que fait courir à la Nation, déjà en de graves difficultés, un arrêt aussi considérable du travail. Les travailleurs eux-mêmes ne voient pas tous de raisons sérieuses au mouvement, et il y a eu des défections. L’affaire est trop étendue pour être résolue en peu de temps, mais il semble que la sagesse du peuple anglais commence à se faire sentir. Un compromis doit intervenir.
L’Affaire Bromberger
Un mot pour finir de l’affaire Bromberger. On sait qu’il s’agit de révélations sur l’action franco-anglaise de novembre à Suez. Qu’il y ait dans ce récit un mélange de vérités et d’imagination, cela paraît évident. Mais il n’était pas besoin d’être dans le secret pour reconstituer en gros la combinaison qui s’est échafaudée entre Paris, Londres et Tel-Aviv. Nos lecteurs se souviennent sans doute que dès les premiers jours, nous avions, en dépit des démentis officiels, reconstitué cette opération cousue de fil blanc et maladroitement camouflée. Nous en avions pressenti l’issue, sachant par expérience qu’une opération militaire terrestre combinée avec les Anglais comporte pas mal de mécomptes. A la veille du voyage à Paris de la Reine Elizabeth, il eut mieux valu faire le silence sur une affaire qui n’est glorieuse pour personne.
CRITON