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Le Courrier d’Aix – 1957-03-30 – La Vie Internationale.
Récapitulation
Les commentateurs ne semblent pas avoir compris la manœuvre politique américaine à l’égard de Nasser consistant à l’isoler en coupant ou relâchant les fils qui l’attachent à ses voisins et alliés. Walter Lippmann écrivait ces jours-ci :
« Le résultat de cette politique des Etats-Unis c’est que sur les problèmes cruciaux du Canal de Suez et de la pacification de la Palestine avant même de négocier, nous avons rétabli, et même augmenté, la capacité de marchandage de Nasser. Nous lui avons fourni de gros atouts avant que le jeu ne commence. »
La Politique Américaine en Orient
Nous sommes d’un avis opposé. Les Américains ont pensé que si l’on ne voulait pas dresser le Monde arabe tout entier contre l’Occident, il ne fallait pas aborder Nasser de front. Si son prestige auprès des autres dirigeants arabes était faible, comme l’expérience récente l’a prouvé, il était énorme auprès des masses. Il suffit de voir avec quelle frénésie, le danger passé, les arabes de Gaza ont acclamé l’envoyé du Caire. A cette exaltation populaire, les rois d’Arabie ne pouvaient rien opposer sans risquer d’être balayé par la foule. Ce fut en particulier le cas du Roi Hussein qui s’est depuis assez habilement dégagé, quoique avec précaution. De plus, l’hostilité trois fois millénaire des Juifs et des Egyptiens a atteint depuis l’implantation de l’Etat d’Israël une violence dont nous avons peine à nous faire idée. Même après sa défaite, Nasser demeure le héros de cette lutte de races. Un mythe de cette puissance émotive ne s’affaiblit pas en quelques jours.
Si nous récapitulons les étapes que nous avons pu suivre ici de la manœuvre de Foster Dulles, nous voyons que la première a consisté à désavouer l’opération militaire franco-anglaise de novembre. Si elle avait réussi, le désaveu aurait été platonique. Devant l’échec, il a préféré prendre délibérément parti contre Israël et contre ses alliés, qu’il savait bien pouvoir ressaisir au moment opportun, ce qui n’a pas manqué. S’étant dissocié du « colonialisme » et de « l’agression », il a pensé que le champ était libre pour se substituer à ses partenaires de la veille. Mais l’U.R.S.S. était en travers. Cependant, nous n’avions pas tort de penser que le départ de Chepilov et la nomination de Gromyko marquaient un retour de l’U.R.S.S. à la politique prudente de Molotov en Orient. Jusqu’ici, Moscou a fait aboyer la propagande, mais rien de plus. Alors les Américains ont fait le tour de Nasser. Il y a eu le voyage de Nixon que nous avons commenté il y a quinze jours. Il s’est assuré que les fils avec Le Caire étaient coupés ou pouvaient l’être à Rabat, au Ghana, à Tunis et à Tripoli, mais surtout à Addis-Abeba. Au Soudan toutefois, en contact trop direct avec Le Caire, la réponse a été ambigüe sans être absolument négative. La Doctrine Eisenhower a été acceptée partout en principe. Auparavant, Ibn Saoud avait été à Washington, car le Roi d’Arabie était et demeure le gros morceau de l’affaire. C’est de plus un maître du double jeu. C’est lui qui hier, sous prétexte d’occuper les côtes du Golfe d’Akaba, se substitue aux Jordaniens auxquels appartient le port de ce nom et coupe ainsi les communications directes de ce côté avec Le Caire. Hussein et Ibn Saoud s’appuient tacitement. Par ailleurs, la mission Richard a commencé sa tournée par une visite au Liban tout acquis aux vues américaines.
Enfin, et ce fut l’aboutissement préparé de ce double mouvement, aux Bermudes, Eisenhower a annoncé la participation des Etats-Unis au comité militaire du Pacte de Bagdad, ce qui équivaut en fait à y adhérer. Mais ce n’est pas tout ; la construction d’un pipeline qui reliera les champs pétroliers de l’Orient à la Méditerranée à travers la Turquie a été décidée, et même un statut international de ces conduites a été envisagé. On sait que jusqu’ici elles passaient par la Syrie, et que l’armée syrienne les avait mises hors de service.
En Syrie
En Syrie d’ailleurs, la bascule politique commence à osciller ; le colonel Sarraj, l’homme de Nasser, est en difficulté, sinon débarqué. De même en Jordanie, son homologue le jeune général Nawar est en disgrâce. Notons pour être complet que la guérilla entre Yéménistes et Anglais autour d’Aden s’est assoupie ; les ciseaux américains ont fait du travail.
Si nous nous sommes étendus sur ce sujet, ce n’est pas pour justifier la politique américaine si irritante à bien des égards, mais pour expliquer des faits qui paraissent, malgré leur clarté, assez confus dans les esprits. Où en sommes-nous ? Retranchés derrière l’O.N.U., les Etats-Unis laissent à Hammarskjöld la tâche de grignoter Nasser, de l’affaiblir tout doucement, de le mettre en difficulté devant l’opinion. Nous ne connaissons pas les résultats de sa mission. Parions qu’ils seront bien minces. Nasser ne peut pas céder sans perdre l’auréole.
Le Transit par le Cap
Par ailleurs, il ne faut pas négliger un fait d’importance : le détournement de la navigation par Le Cap a été beaucoup moins difficile et moins onéreux pour l’Occident qu’on ne le pensait. On a vécu avec quelques restrictions, somme toute supportables, et le plus gros dommage de la fermeture du Canal a été pour les Asiatiques, et particulièrement l’Inde dont les deux tiers du commerce extérieur passent par Suez. Cela ne joue pas en faveur de Nasser. Nous sommes encore fort loin de la conclusion de cette affaire à épisodes. Cependant, l’Occident a maintenant de grosses chances de l’emporter. C’est sans doute ce que les Soviets avaient prévu. Ils sont bien renseignés.
La Signature du Traité Euratom-Marché Commun
La signature du traité d’Euratom et du Marché Commun a eu lieu à Rome. La ratification ne présentera pas de difficultés majeures. Reste à savoir ce qui sortira de ce texte compliqué. L’accueil a été mitigé à l’extérieur. Aux Etats-Unis et surtout au Canada, aussi bien qu’en Allemagne d’ailleurs, on craint que ce marché commun ne dresse une barrière douanière entre l’Europe des Six et le reste du monde. C’est évidemment l’objection majeure à l’idée de coopération sans concurrence acharnée que nous esquissions l’autre jour. Nous ne nous le dissimulons pas. Il se pourrait cependant que le phénomène de hausse des salaires et des prix ne pouvant être complètement freiné par les progrès de la productivité dans le nouveau monde, ces barrières douanières autour de l’Europe puissent être abaissées progressivement si l’Europe de son côté fait preuve de sagesse et que le Marché Commun ne sert pas de prétexte à une surenchère démagogique. Le nœud du problème est là. C’est une question de civisme : l’exemple anglais actuellement n’est guère rassurant.
Angleterre et Etats-Unis
La rencontre MacMillan-Eisenhower aux Bermudes n’a pas apporté grande lumière sur les rapports anglo-américains. Cependant, la cordialité est rétablie, à défaut de collaboration sur tous les problèmes.
Le gouvernement conservateur a cependant un atout : la crainte qu’ont les Américains de voir au Foreign-Office, M. Bevan. Le discours que celui-ci a prononcé à la Nouvelle Delhi est celui d’un neutraliste. Prudent depuis quelque temps, le bouillant Gallois est revenu à sa position qui ne diffère de celle des communistes que par des divergences d’ordre politique avec Moscou ; mais l’esprit est le même. Le danger communiste est aussi à Londres. Ce n’est pas une plaisanterie comme on pourrait le croire. William Pickles ne le dissimulait pas l’autre soir à la B.B.C.
CRITON