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Le Courrier d’Aix – 1957-03-23 – La Vie Internationale.
Politique et Marché Commun
Les péripéties de l’affaire de Suez mettent la patience de l’opinion à rude épreuve. Nous nous y attendions. Au fond, la partie se joue entre les Soviets et M. Dulles. Celui-ci est bien décidé à prendre une revanche sur les maîtres du poker diplomatique du Kremlin. Ce sont les autres qui en font les frais.
Il faut reconnaître que Nasser est bien conseillé et qu’il a joué l’O.N.U. à Gaza. On peut toujours craindre que l’affaire ne tourne mal, c’est-à-dire vers un nouveau coup de force. Cependant, aucun des protagonistes ne paraît vouloir en arriver là ; ce ne serait dans l’intérêt d’aucun. D’autre part, le Canal sera bientôt praticable à la navigation. A ce moment, l’Égypte ne voudra laisser passer que ceux qui lui paieront les péages. Si l’on ne veut pas recourir à la force, il faudrait boycotter le Canal. Les Etats-Unis y songent. Mais ont-ils les moyens de l’imposer ? Aucune loi ne permet à un Gouvernement d’interdire une voie commerciale à ses ressortissants. Même problème pour le Golfe d’Akaba. Si la Cour Internationale de Justice est consultée, son jugement d’un point de vue purement juridique est très délicat et ne sera pas rendu rapidement. D’ici là, les Egyptiens peuvent le bloquer.
On voit que la solution sans recours à la force n’est pas aisée à trouver. Reste l’hypothèse que nous formulions l’autre jour : Nasser contraint à céder devant une crise financière insoluble.
Les Grèves en Angleterre
A l’heure où nous écrivons, l’Angleterre est menacée de la plus forte vague de grèves depuis 1925. Situation qui n’est pas faite pour faciliter la tâche de M. MacMillan aux Bermudes où il voudrait convaincre Eisenhower et Dulles de pratiquer une politique commune sur un pied d’égalité avec les U.S.A. Peu d’Anglais, qu’ils soient Conservateurs ou Travaillistes, pensent que l’Angleterre puisse encore parler en grande puissance.
Cette vague de grèves est difficile à justifier. Un porte-parole de la B.B.C. assurait l’autre jour que la majorité des grévistes des constructions navales gagnait 30.000 francs par semaine et W. Hure, rédacteur diplomatique du journal travailliste « Daily Herald », visiblement embarrassé pour soutenir la grève, ne savait que répondre qu’il souhaitait qu’elle n’ait pas lieu. Le mouvement échappe au contrôle des deux partis politiques, et les Travaillistes préfèrent visiblement que ce soient leurs adversaires au pouvoir qui l’affrontent.
Cet événement menace non seulement l’Angleterre d’effondrement, mais la démocratie européenne tout entière qui repose sur le civisme des travailleurs. Les Trade-Unions sont cependant conscients du péril, mais ils sont contraints de suivre des troupes aveugles et obstinées.
Les Efforts Soviétiques
Les Soviets mettent en œuvre toutes les ressources de leur imagination pour reprendre le contact avec la diplomatie du Monde libre. Ils cherchent à conclure avec Adenauer un traité de commerce à long terme que Bonn se refuserait à envisager si les élections en Allemagne Fédérale n’étaient pas si proches. Les Russes profitent de la situation pour obtenir des avantages, et mettre le Chancelier en difficulté devant l’électorat.
A Londres, la Conférence du désarmement reprend une fois de plus au niveau des délégués ordinaires ; Moscou a envoyé Zorine, vice-ministre. On s’attend à de nouvelles propositions russes pour alimenter la propagande qui tourne à vide, et créer quelques embarras aux Américains devenus depuis Suez leur adversaire de choix.
Moscou et le Marché Commun
Enfin, Moscou découvre ses batteries et propose, sans rire, pour faire échec au projet de Marché Commun, une vague association européenne qui le remplacerait. Nous avons vu l’autre jour que la « Pravda » avait attaqué les Yougoslaves justement sur leur plan de marché universel.
Les Soviets n’en sont pas à une contradiction près. Ils profitent d’ailleurs de cette proposition de marché européen qui engloberait la Russie et ses satellites et auquel les U.S.A. seraient associés, pour attaquer le militarisme allemand et le Chancelier Adenauer qu’ils viennent de flatter dans une lettre personnelle de Boulganine.
Tout cela sert plutôt à alimenter la propagande de la radio soviétique à l’usage des citoyens russes qui ne sont pas très bien disposés en ce moment. A dire vrai, la politique de Moscou depuis que Krouchtchev la dirige paraît multiplier les fausses manœuvres. Chepilov irait, dit-on, au Caire, relever Kiseliov pour guider Nasser. Le courant contraire depuis l’affaire hongroise sera difficile à remonter. Krouchtchev a beau multiplier discours et interview, l’audience est faible au dehors.
Un conseil désintéressé au Présidium suprême : il est temps de se débarrasser de Krouchtchev. Il lui attirera des malheurs.
Le Marché Commun
Des lecteurs nous demandent notre avis concernant le Marché Commun. Personne ne s’étonnera si nous disons qu’il est d’autant plus difficile de former un jugement qu’après avoir lu ou entendu les déclarations d’un grand nombre d’intéressés, nous constatons qu’il y a presque autant d’opinions que de personnages et cela dans chacun des pays en cause. La plupart cependant envisagent le Marché Commun comme l’arène d’une concurrence acharnée. L’erreur, selon nous, est là.
Disons d’abord que la concurrence n’a d’intérêt que pour les marchandises qui touchent le goût du consommateur, le vêtement par exemple et ce qui en général, mais pas toujours, figure dans les vitrines. Là, le libéralisme est de règle et doit demeurer souverain. Par contre, la concurrence cesse d’être irremplaçable s’il s’agit de produits comme des turbines, des locomotives ou des produits chimiques.
Pour que le Marché Commun réussisse, il faudrait que les producteurs, avec l’accord des pouvoirs publics, fixent des prix rémunérateurs égaux pour tous, de façon à éviter l’élimination des plus faibles et des faillites en série, ce qui n’exclut pas l’émulation, la recherche de la qualité et du progrès à plus bas prix. Mais le libéralisme intransigeant du Dr. Erhard nous paraît ici dangereux. La concurrence brutale aboutirait à la domination rapide de l’industrie allemande sur le Marché Commun. Le pangermanisme économique aboutirait comme le pangermanisme militaire à une catastrophe pour l’Allemagne elle-même.
Une autre erreur, corollaire de celle-là, est de croire que c’est par l’abaissement systématique des prix que l’on élèvera le niveau de vie des peuples. En fait, le public préfère payer plus cher et avoir plus d’argent à dépenser que de payer moins avec le même revenu. La hausse constante des prix moyens et des salaires, ceux-là allant plus vite que les premiers, est une donnée historique constante qui correspond aux aspirations de la nature humaine. D’autre part, les super profits réalisés par les producteurs les mieux placés seraient nécessaires pour fournir des capitaux destinés à l’équipement des pays sous-développés, l’Afrique, en particulier, qui va en exiger beaucoup. On voit que dans la formule que nous exposons, les vieilles théories de libéralisme et de dirigisme aussi périmées que les doctrines politiques perdraient leur valeur. On en arrivera fatalement là d’ailleurs, ou bien le Marché Commun avortera.
Ajoutons qu’il nous paraît que les avantages du Marché Commun sur le plan économique sont beaucoup moins certains que ne le croient ses partisans. S’il n’y avait que des arguments d’ordre économique, nous n’en ferions pas, car pour obtenir des avantages économiques réels, il faudrait imposer une division du travail et une concentration industrielle, irréalisable en l’état présent de l’Europe. Par contre, ce qui compte, ce sont les avantages d’ordre psychologique et moral, politique aussi. Un marché commun signifie une communauté d’intérêts, un élargissement des idées et des échanges techniques, une solidarité active entre les peuples. Là encore, c’est une coopération qu’il faut chercher, et non une concurrence meurtrière. Ajoutons que pour que le Marché se constitue, une condition préalable s’impose : un alignement des monnaies à un niveau économique raisonnable. On ne fera rien avec un franc surévalué de 20 pour cent. Il faut une base monétaire solide qui rende les différentes devises convertibles entre elles, et plus tard un étalon commun.
Notre politique financière actuelle marche au rebours de ce but. En comprimant artificiellement les prix, en pratiquant le dumping par des subventions à l’exportation, en restreignant les importations, on condamne le Marché Commun à demeurer une façade ; on le rend exactement impensable. La politique avec ses incidences démagogiques crée une distinction artificielle dont l’éclatement est inévitable. Ceux qui la pratiquent le savent d’ailleurs fort bien.
La Zone de Libre Échange
Quant à la Zone de Libre Échange souhaitée par les Anglais, elle est d’une application tellement difficile et dangereuse pour le Marché Commun qu’elle ne devrait être envisagée que lorsque celui-ci serait éprouvé et solide. Sinon, elle le condamnerait. D’ailleurs, il ne nous semble pas opportun, alors que le sort de l’Angleterre est dans la balance dans tous les domaines, de rechercher son association. Attendons que son intérêt l’y pousse d’elle-même, ce qui tôt ou tard sera, si le Marché Commun réussit. On va signer à Rome son acte de naissance. Espérons qu’il ne s’agit pas d’un mort-né.
CRITON