Criton – 1957-03-16 – Mouvement Tournant

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Le Courrier d’Aix – 1957-03-16 – La Vie Internationale.

 

Mouvement Tournant

 

Les vicissitudes de la partie que Nasser joue avec l’O.N.U. à Gaza et à Suez et qui comportera encore bien des épisodes ne doivent pas faire perdre de vue la stratégie patiente que mènent les Etats-Unis pour isoler le dictateur égyptien.

 

L’Isolement de Nasser

Ils ont réussi, en effet, à détacher peu à peu de la cause égyptienne tous ceux qui jusqu’ici la soutenaient en Moyen-Orient. Ibn Saoud a levé l’embargo sur l’envoi de pétrole à la France et à l’Angleterre et ravitaillé Bahreïn ; la Syrie a conclu avec l’Irak Petroleum un accord pour la réparation des pipelines qui sont déjà partiellement en action. Mais l’encerclement progressif de l’Egypte a été l’objet essentiel du voyage du vice-président Nixon en Afrique, tandis que la mission Richards, de l’autre côté de la Mer Rouge, commençait au Liban une tournée de conférences pour exposer aux intéressés la doctrine Eisenhower.

 

Le Voyage de Nixon

Nixon s’est d’abord arrêté à Rabat pour sonder les intentions du Sultan et de son entourage sur la ligne internationale que le Maroc compte suivre. Ce n’est évidemment pas celle de Nasser, et l’anti-communisme de Rabat n’est pas douteux, ce qui pour les Etats-Unis est l’essentiel. Quant à l’aide américaine au Maroc, elle dépendra dans une certaine mesure de l’accord de ce pays avec la France.

Dans un discours prononcé en Uganda, Nixon a fait remarquer que les peuples qui achèvent leur indépendance ne doivent pas oublier ce qu’ils doivent aux puissances coloniales qui ont permis cette indépendance. La présence de Nixon au Ghana a le même sens. Il s’agit d’obtenir de Nkrumah que le nationalisme ne fasse pas le jeu du communisme et surtout qu’il ne vienne pas renforcer le bloc Afro-asiatique. Le nouvel Etat a trop besoin de l’appui occidental pour mener une politique hostile aux Puissances atlantiques.

 

L’Egypte et l’Éthiopie

Mais les étapes essentielles du voyage Nixon étaient l’Éthiopie et le Soudan. Un accord a été conclu qui va permettre aux Etats-Unis d’installer une base en Mer Rouge en face du Yémen et à portée du golfe d’Akaba ; la flotte américaine utilisera le port pour surveiller cette voie de communication jadis exclusivement franco-britannique. Le Négus qui a aussi besoin d’aide financière a souscrit aux demandes de Nixon d’autant plus volontiers qu’il était inquiet de la propagande panarabe du Caire dans les provinces côtières d’Érythrée reprises aux Italiens, régions islamiques qui dépendent maintenant de l’Éthiopie, pays en majorité chrétien. En obtenant enfin du nouveau Gouvernement soudanais un accueil favorable à la doctrine Eisenhower, Nixon a achevé d’isoler le Caire qui ne peut plus compter que sur l’U.R.S.S.

On pense à Washington que le bloc soviétique, en dehors d’envoi d’armes d’une efficacité douteuse, ne cherchera pas à tirer Nasser de ses difficultés financières. Le prix serait trop élevé et, à longue échéance, cela se traduirait par une perte sèche. Il n’y a donc qu’à attendre pour que la chute du dictateur égyptien intervienne naturellement lorsque son prestige encore élevé parmi les masses arabes sera suffisamment atteint, pour qu’un complot intérieur lui donne le coup de grâce. Normalement l’avenir, si Israël est patient, doit donner raison à la Maison Blanche. Déjà la propagande soviétique qui prônait à fond le soutient à l’Egypte n’en parle plus qu’incidemment.

 

Les Faiblesses de l’O.N.U.

L’affaire égyptienne a mis suffisamment en lumière les faiblesses de l’O.N.U. et l’inefficacité d’un contingent international composé d’effectifs disparates, liés de plus aux ordres des gouvernements qui les envoient. Déjà les Yougoslaves ont abandonné la région de Gaza. Les Finlandais sont incertains de la ligne à adopter par crainte de l’U.R.S.S. Cette coalition en miniature est encore plus cohérente que celles qui se nouent à des fins militaires. Il n’est pas sûr que cet échec déplaise à Washington. Les Etats-Unis tiennent un rôle de premier plan à l’O.N.U., et si cette institution devenait assez forte pour être confiante en ses moyens, elle échapperait au patronage américain. Elle pourrait même, comme nous l’avons indiqué, créer aux Etats-Unis quelques soucis majeurs, à Panama par exemple. Il faut que l’appui américain demeure indispensable.

 

Le Choix de Moscou

Cela se trouve largement facilité par l’isolement complet du Bloc soviétique depuis le drame hongrois. Les Russes n’ont d’ailleurs rien fait pour regagner la faveur de l’opinion internationale. La répression à Budapest rappelle les pires moments de la dictature Rákosi. En Allemagne orientale, Joukov et Gromyko sont allés renforcer l’occupation russe. La campagne d’intimidation s’est traduite par la condamnation du personnage qu’on appelait le Gomulka prussien. La politique de détente a cédé complètement devant le danger d’une débâcle des Satellites. Le choix de Moscou est fait : il n’est pas sans risques pour le camp dit socialiste.

 

Russes et Yougoslaves

La polémique de plus en plus acerbe entre « La Pravda » et les Yougoslaves est assez pittoresque. Les Russes sont indignés parce que Popovic, le ministre de Tito, a osé affirmer que les erreurs de Staline ont fait plus de mal à la « cause » que l’activité subversive des « impérialistes ». La polémique porte aussi sur le concept de « coexistence pacifique ». La coexistence selon Popovic, conduirait à la constitution d’un vaste marché mondial comportant des liens économiques universels. Lisez : emprunter aux Etats-Unis, comme le font Tito et Gomulka en Pologne, parce que les Russes sont incapables d’aider Varsovie et ont refusé de verser à la Yougoslavie les 250 millions de dollars promis par Krouchtchev. Popovic se refuse en outre à reconnaître Moscou comme l’ « Etat Guide » du socialisme communiste. Lisez : l’impérialisme russe se heurte aux ambitions yougoslaves d’une fédération d’Europe Centrale. Moscou veut garder son emprise sur ses Satellites que Belgrade veut lui ravir. Quant aux intéressés, il est probable qu’ils se passeraient volontiers de la tutelle de l’un et de l’autre.

 

La Situation en Angleterre

De l’autre côté, la situation de l’Angleterre devient de plus en plus préoccupante. Le Gouvernement conservateur de MacMillan vient de subir une série d’échecs dans des compétitions électorales partielles, et surtout une nouvelle vague de grèves paraît imminente ; deux millions cinq cent mille ouvriers et employés de l’industrie mécanique et des constructions navales s’y préparent. L’opinion britannique est aussi contradictoire que décevante. « L’État providence » qui devait faire le bonheur de tous a enlevé aux Anglais le goût du risque ; l’avenir qui leur est assuré les ennuie. Ils s’enrôlent dans les consulats pour émigrer. Ils attendaient du Gouvernement conservateur qu’il leur rende des possibilités d’ «opportunités » ; c’est-à-dire, une chance de s’élever au-dessus de la médiocrité confortable. Et ils votent travailliste pour ne pas perdre les assurances qui les abritent de tout risque, mais qui coûtent si cher que les impôts pour y faire face leur enlèvent en contre-partie toute possibilité de progresser. La Suède socialiste est en proie au même mal qui se traduit dans les deux pays par une recrudescence considérable de la criminalité juvénile. Le Socialisme anglo-scandinave subit une crise, tout comme le communisme.

Le besoin d’évasion fait éclater les cadres d’une société fermée à l’aventure personnelle. Les doctrines politiques sont aux prises avec les exigences fondamentales de la nature humaine qu’elles étouffent. L’homme en vient à regretter de n’avoir pas la liberté de mourir de faim ou de faire faillite, si l’on manque la chance de faire fortune comme disaient les Américains de l’autre siècle. L’Anglais, l’homme moralement le plus libre du monde, se sent esclave de l’organisation sociale, et en même temps, les revendications sans cesse renaissantes menacent l’Etat d’une banqueroute qui remettrait tout en question. Ce sont les Latins qui ont maintenu chez eux par tempérament un certain désordre, et même un peu d’anarchie, qui sont le moins accablés par la prospérité économique.

 

                                                                                            CRITON