Criton – 1957-03-09 – Les Limites de la Liberté

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Le Courrier d’Aix – 1957-03-09 – La Vie Internationale.

 

Les Limites de la Liberté

 

La diplomatie américaine a réussi à convaincre Israël de se retirer des zones de Gaza et d’Akaba. Le problème de Suez n’en est pas résolu pour autant. Tout dépend des manœuvres que les Soviets imposeront à Nasser. C’est là que réside le mystère de la substitution de Gromyko à Chepilov. Moscou peut revenir à la politique prudente de Molotov en Orient. Les Soviets ont-ils intérêt, pour complaire à la Chine et à l’Inde, à une réouverture rapide du Canal ? Certains indices pourraient le faire croire. Cela n’ira pas sans marchandages, mais les Etats-Unis tiennent maintenant une position forte. Quel usage en voudront-ils faire ? Les déclarations de Foster Dulles et celle de Cabot Lodge à l’O.N.U. demeurent vagues.

 

Les Fissures du Bloc Arabe

Un seul point clair émerge des derniers colloques des chefs arabes au Caire. Le bloc se desserre. L’Egypte et la Syrie restent seules contre l’Occident. Le Roi Saoud et, semble-t-il, le roi Hussein de Jordanie derrière lesquels se trouve le Liban, se tiennent plus proches des Etats-Unis et nettement hostiles à l’U.R.S.S. sans se départir d’une certaine neutralité. Ce sont des nuances.

En Orient, ces nuances ont beaucoup de sens. Il ne reste pas en tous cas assez de points d’appui à Gromyko pour une politique agressive. Mais il reste assez de place pour une tactique dilatoire à coups d’épingles et de procédure. La partie peut se prolonger.

Depuis juillet dernier, nous n’avions guère d’illusion sur la durée du conflit, depuis novembre encore moins.

 

Le sauvetage de la Livre

A ce moment, nous disions ici que l’irritation des Etats-Unis venait surtout de ce qu’ils savaient qu’ils auraient à solder la facture de l’opération franco-anglaise à Suez. C’est ce qui se produit. Toute l’attention s’est portée ces temps-ci sur les perplexités d’Israël dont le caractère dramatique a provoqué des réactions diverses. On s’est peu occupé de la situation à Londres qui fut le théâtre d’un drame muet. Après l’échec de Suez, la position de la Livre qui était déjà critique depuis des années devenait désespérée. Le dilemme après le départ d’Eden était simple : obtenir des crédits massifs, ou faire banqueroute en quelques semaines. Devant les incalculables conséquences d’une débâcle financière anglaise, qui serait pour le Monde libre et le commerce international une catastrophe, les Etats-Unis ne pouvaient se dérober. Le monde des affaires ne s’est pas trop ému parce qu’il le savait. La Reconstitution des Réserves à Londres

Entre novembre et décembre, les réserves de la Banque d’Angleterre perdaient cependant quelques 500 millions de dollars, le quart d’un stock à peine suffisant déjà. Pour masquer le trou, Londres a d’abord vendu pour 180 millions de dollars les actifs pétroliers de la Trinidad Oil à une société américaine. Ils ont négocié à Washington et à Ottawa un moratoire sur les dettes à échéance de décembre, de l’ordre de 100 millions. Ils ont demandé ensuite au Fonds Monétaire International la disposition de leur dépôt de 557 millions, puis ils ont obtenu de la banque export-import un prêt de 500 millions contre dépôt de gages pour financer les importations de pétrole. Enfin, ils viennent de conclure un accord avec l’Allemagne Fédérale pour que celle-ci leur verse, outre 50 millions de Livres destinées au maintien des troupes britanniques stationnées en Allemagne, une avance de 105 millions de livres sur les commandes de Bonn à l’industrie britannique pour son réarmement, ce qui n’a pas été très goûté à Londres où l’on regrette d’avoir à solliciter de l’ex-ennemi vaincu un soutien financier. Le tout additionné, forme une somme suffisante pour rassurer la moitié du monde qui commerce avec le Royaume-Uni.

Mais ce n’est là qu’un ballon d’oxygène qui permettra d’attendre la réouverture du Canal et la remise en état des pipelines. Le déficit permanent de la balance commerciale anglaise demeure, et rien ne permet d’espérer qu’il disparaisse. Jusqu’à quand pourra-t-on tenir en s’endettant davantage ? Il faudra bien penser au dénouement qui ne peut être que la fin de la Livre comme monnaie internationale. Il faut des années de transition pour une substitution de cette grandeur. La solution ne peut être que l’établissement d’une monnaie internationale qui couvre toutes les transactions. On a le choix entre le dollar et un nouvel étalon. Celui-là serait de beaucoup préférable, mais Washington hésite.

 

Paradoxes

Rien de plus compliqué, entre parenthèses, de plus paradoxal que la situation monétaire et financière des Etats. On voit aujourd’hui l’Allemagne Fédérale encombrée de ses surplus de devises en monnaie de compte provenant de ses excédents d’exportation, en mesure de fournir plus de 300 millions de dollars à l’Angleterre, tandis qu’hier une filiale allemande d’une grande société pétrolière internationale émettait à 96% à moyen terme un emprunt au taux exorbitant de 8% sur le marché intérieur. M. Mendès-France lui-même, on s’en souvient, s’était mépris sur le sens de cette situation.

 

Les Besoins de la France

Quid de la France ? M. Mollet a bien fait de démentir qu’il était allé à Washington et à Ottawa pour négocier un emprunt. Nous avons déjà obtenu 100 millions de dollars d’un groupe bancaire, mais cela ne suffira pas. On ne peut pas davantage laisser la France paralysée faute de devises, ses industries arrêtées et les réservoirs de pétrole à sec. Il faudra bien que les Etats-Unis payent. Ce jour-là, ce sera l’affaire d’un petit entrefilet discret dans les quotidiens. Londres comme il se doit a la priorité, mais Paris aura son tour.

 

Ghana

Le gros titre du jour, c’est la naissance du nouvel Etat africain, la Côte de l’Or devenue Ghana. La cérémonie d’inauguration à Accra a été grandiose. Les Anglais, en accordant à leur Colonie le statut de Dominion, n’ont fait que suivre une évolution qui, commencée avec l’Inde, ne pourra plus s’arrêter. La contagion de l’indépendance est irrésistible. Le seul obstacle est d’ordre financier. A l’inverse de la France, les colonies anglaises peuvent pour la plupart se suffire ; les nôtres resteront colonies, parce qu’il faut les subventionner. Malgré leurs bonnes intentions, les Anglais n’ont pu convaincre les Antilles de se fédérer en Dominion, Et Malte fait mieux : elle envisage de s’intégrer au Royaume-Uni et d’envoyer aux Communes trois députés, ce qui ne va pas sans embarrasser Londres.

 

L’Indépendance de la Livre

Cependant, du côté des territoires riches, l’indépendance contient une menace nouvelle pour la Livre. Ghana par exemple, rapportait, bon an mal an, 20 millions de livres au fonds commun grâce au cacao. La Malaisie bien davantage avec le caoutchouc et l’étain. Ces pays devenus indépendants ne seront-ils pas tentés de se libérer d’une obligation qui les gêne ? Le Commonwealth n’a pas fini de dériver.

 

Prestiges et Réalités

Cependant, les Anglais tirent prestige de leur générosité à accorder l’indépendance aux territoires qu’ils contrôlent. Ils peuvent faire acclamer par le Dr Nkrumah, nouveau premier ministre de Ghana, le représentant de la Reine d’Angleterre et le message de celle-ci au nouvel Etat. Dans la longue lutte entre deux conceptions coloniales l’une – la nôtre – qui devait mener à l’assimilation et celle des Anglais qui conduit à l’indépendance sans briser les liens économiques et moraux, les Anglais ont le meilleur rôle. Dans les deux cas, le résultat sera le même. Mais pour les Anglais cela se passera avec le sourire au lieu d’effusion de sang ou de luttes politiques misérables. Notre idéal, peut-être chimérique, avait une grandeur et une valeur humaine que beaucoup d’indigènes avaient comprise. La phase nationaliste ne sera peut-être pas définitive. Les expériences en cours ne sont pas brillantes. Voyez l’Indonésie libérée des Hollandais et déchirée. L’Afrique porte en germe les mêmes ferments de désagrégation, à commencer par Ghana elle-même. Et puis, il y a Moscou dans la coulisse, ce qui n’est pas présage de concorde. L’avenir n’est pas décidé.

 

                                                                                            CRITON