Criton -1962-01-20 – Une Etape vers l’Europe

original-criton-1962-01-20  pdf

Le Courrier d’Aix – 1962-01-20 – La Vie Internationale.

 

Une Etape vers l’Europe

 

Dans la nuit du 13 au 14 janvier, les Ministres des Six ont fini par s’accorder pour le passage à la seconde étape du Marché Commun, celle qui inclut l’agriculture, où les résolutions seront prises (sauf pour cette agriculture, dans les quatre premières années), à la majorité et non plus à l’unanimité. Jusqu’ici, depuis la conclusion du Traité de Rome en 1957, cette notion du Marché Commun avait un caractère psychologique et son contenu effectif était réduit à peu de chose : une détente douanière et une très légère préférence entre les Six. Mais l’idée avait fait plus que la réalité ; la multiplication des échanges, les ententes industrielles par-delà les frontières, l’afflux des investissements et des capitaux d’outre-Atlantique et à l’intérieur de la Petite Europe, l’établissement réciproque de filiales des grandes entreprises et  surtout, l’élan donné à la production, dont la croissance a dépassé les prévisions. On a contesté le rôle de cette notion de marché commun dans ce processus. Certains ont dit que ces progrès se seraient accomplis en tout état de cause ; sans doute, mais on ne peut nier le rôle d’accélérateur que l’idée a joué. Et hier encore, quand il a fallu franchir le pas décisif, malgré tous les obstacles, c’est l’idée qui a brisé les résistances. On ne pouvait pas échouer, il a donc fallu s’entendre.

 

Le Compromis de Bruxelles

Le compromis atteint est obscur et complexe. Tout comme le Traité de 1957, il contient plus d’intentions que de faits et de résolutions pratiques. On ne sait pas quelle forme prendra dans les prochaines années, cette intégration progressive des agricultures, mais c’est précisément la résolution irréversible de faire quelque chose qui obligera les responsables à s’adapter par avance à ce qu’elle pourra être, comme ce fut le cas pour l’industrie ; on fera comme si le Marché Commun agricole devait devenir réalité. Et peu à peu, cette réalité apparaîtra, probablement différente de celle que l’on conçoit ; sans doute même très en-deçà des ambitions qu’on nourrit. Ce qui est certain, c’est que l’idée et l’intention seront les facteurs du progrès. Les sceptiques, dont nous étions, ont eu tort et il faut s’en réjouir. Il est si rare que des ministres de différents pays assemblés aboutissent à quelque chose, que l’événement peut être qualifié d’historique.

 

L’Harmonisation des Politiques Economiques

On a dit qu’à partir du moment où le veto dans les décisions est aboli et qu’une certaine forme de supra-nationalité, si modeste soit-elle, s’affirme, on franchit le premier pas vers une association politique. Pour ce qui est de la politique tout court, c’est aller trop vite, mais cela est vrai de la politique économique et celle-là commande l’autre dans une certaine mesure. Aucun des Six pays aujourd’hui d’accord sur une intention commune ne pourra modifier sa structure industrielle et agricole d’une façon qui diverge radicalement de celle des autres ; cela par exemple coupe court aux tendances qui se faisaient jour en Italie – avec l’ « ouverture à gauche » : une politique sociale qui comprendrait des nationalisations nouvelles ou des limitations aux droits de propriété agricole.

En théorie, de telles réformes demeurent possible ; en fait, elles ne le sont pas. La structure politico-sociale, l’ordre économique des Six, sera nécessairement tenu à une certaine harmonie ; sauf révolution, on ne pourra briser le cadre dans lequel on a inséré le plan d’un futur Marché Commun. Et c’est cela qui est capital. Même si l’Europe ne devient jamais une Fédération, elle aura un style commun, un ordre social assez semblable. C’est pour cela que les Américains qui ont en principe plus à perdre qu’à gagner dans l’affaire, ont appuyé l’idée d’un marché commun, même s’il doit s’étendre à d’autres pays, dont l’Angleterre. Le monde atlantique évoluera dans le même cadre. Quiconque s’en écarterait se trouverait dans un tel isolement que son économie péricliterait aussitôt. Il se peut même que cette structure économique et sociale commune exerce un attrait suffisant pour dissocier peu à peu le monde archaïque qui commence au mur de Berlin.

 

Que se Passe-t-il à Moscou ?

Les cremlinogues finissent par se rendre : l’éclatement du bloc communiste s’étend en ondes successives. Que se passe-t-il au Kremlin ? La lutte pour le pouvoir nous réserve-t-elle des surprises retentissantes ? Peut-être. Ce qui est sûr, c’est que l’évolution de l’U.R.S.S. touche à un moment crucial. Sauf dans le domaine scientifico-militaire, le régime fonctionne très mal ; Krouchtchev a étalé dans ses discours, dans ses tournées, les déficiences qui dépassent en ampleur, surtout en agriculture, tout ce qu’imagineraient les détracteurs du système. Des réformes radicales s’imposent ; toutes celles que l’on a tentées jusqu’ici ont échoué, l’agriculture en particulier, loin de progresser, d’année en année décline, Krouchtchev à Minsk, vient de donner les chiffres.

Comme cela s’est vu déjà –en 1905 après la défaite contre le Japon- deux factions se dressent. Ceux qu’on peut appeler les réactionnaires, représentés par Molotov, réprouvent le relâchement de l’autorité ; les gens en place, plus ou moins accusés et malmenés, les cadres du parti s’insurgent et veulent revenir au stalinisme. Mais la jeune génération, la classe moyenne qui s’est formée depuis 1953 qui trouve périmé le marxisme léninisme et qui aspire au bien-être, soutient Krouchtchev et la masse, dans la mesure où elle commence à s’exprimer, l’appuie. Entre les deux tendances, une épreuve de force est inévitable.

Sur un point capital, nous ne sommes pas d’accord avec ceux qui voient dans ce bouleversement possible une raison d’inquiétude ; car, ou bien la réaction l’emportera et ne pourra pas à la longue arrêter l’évolution en marche et briser les résistances ; ou bien les progressistes s’imposeront et cette évolution s’accélérera qui consacrera le schisme sino-soviétique. De toute façon, une période d’instabilité est inévitable qui détournera les dirigeants de toute aventure extérieure même si, comme il est probable, les manifestations agressives se multiplient pour faire diversion.

 

Une Petite Histoire

Pour nous faire pardonner tant de considérations abstraites, nous allons relater, prise parmi tant d’autres, la plainte d’un citoyen soviétique parue ces jours-ci dans les « Izvestia » qui en dit long sur l’état présent du pays. Il s’agit d’une lettre adressée au journal par le directeur d’école Sivtzov, de la région de Semipalatinsk, exactement du kolkhose Idanov. Il a vingt-cinq ans et sort de l’Université. « Je n’ai pas peur des difficultés de l’existence, mais il y a des limites. Le président du kolkhose ne me permet pas d’acheter du bois pour cuire mon pain (chacun dans les kolkhoses fait son pain lui-même) ; je suis obligé de le casser moi-même après la classe. On m’a refusé, comme contraire au règlement, un lopin de terre où je puisse faire le foin pour nourrir ma vache ; il n’y a aucun marché ici et je suis obligé d’aller en acheter dans les villages voisins. Pour avoir de la viande, il me faut faire quinze kilomètres » et le directeur du kolkhose, un certain Marakutza, répond à mes plaintes « Ici, on ne vend rien, débrouillez-vous comme vous pourrez » ».

Cette petite histoire à l’intention de Messieurs les instituteurs qui seraient tentés de remplacer au kolkhose Idanov le camarade Sivtzov…. La « dolce vita », n’est-ce pas ?

                                                                      CRITON

 

Criton – 1962-01-13 – Stratégie Planétaire

 

ORIGINAL-Criton-1962-01-13  pdf

Le Courrier d’Aix – 1962-01-13 – La Vie Internationale.

 

Stratégie Planétaire

 

Multipliant les initiatives, la diplomatie soviétique se déplace sur plusieurs fronts : l’Allemagne, l’Afrique noire, le Moyen-Orient, sans négliger jamais une chance même minime de marquer un point.

 

Le Prix pour l’Allemagne de l’Alliance Atlantique

C’est ainsi qu’elle a fait coïncider la visite de M. MacMillan à Adenauer avec l’envoi d’un mémorandum à Bonn, que l’ambassadeur allemand Kroll a été chargé de transmettre. On se rappelle que Kroll est ce diplomate dynamique et indépendant qui a l’oreille de Krouchtchev et dont l’Occident se méfie. Ce document, le vieux Chancelier a hésité à le publier, ce qui a éveillé des soupçons. C’est précisément ce que cherchait Moscou. En effet, les Russes montrent à l’opinion allemande ce que lui coûte l’alliance occidentale sans contre-partie tangible.

Tour à tour les américains ont exigé de Bonn, le remboursement de leurs dettes, l’achat massif de matériel de guerre, un milliard de dollars pour les pays sous-développés, la réévaluation du mark enfin qui pèse sur l’essor de l’économie de la République fédérale. Les anglais, à leur tour, viennent à Bonn demander une participation aux frais d’entretien des troupes anglaises en Allemagne, de nouveaux achats d’armement, des concessions économiques en cas d’adhésion au Marché Commun, une prise en charge de certains investissements dans les anciennes colonies. La France, elle-même, fait pression sur l’Allemagne pour obtenir l’écoulement de ses surplus agricoles, bref toutes ces alliances servent, selon Moscou, à exploiter le dynamisme allemand sans offrir d’autres garanties que l’anéantissement en cas de conflit. Si l’Allemagne entrait dans les vues moscovites elle trouverait à l’Est un champ d’expansion illimité pour son industrie et réaliserait son unité que les Occidentaux sont incapables de lui obtenir.

Ces « sirènes de Rapallo » n’ont évidemment aucune chance de séduire les Allemands de l’Ouest, surtout depuis que se dresse le « mur de la honte » à Berlin. Mais cela entretient un certain malaise dans l’opinion qui ne peut contester à quelles pressions Bonn est soumise et quel tribut elle paye à ses alliés pour conserver leur alliance.

 

Le Bouclage de Nasser

Au Moyen-Orient, la manœuvre soviétique se précise. Nasser en échange du contrôle de Suez va recevoir une aide économique plus importante et les travaux du barrage d’Assouan que les Russes avaient eu soin de poursuivre au ralenti vont reprendre activement. Les Russes ont été patients. Ils ont encaissé des affronts sans s’irriter. Mais ils manœuvraient en sous-main.

En Syrie, le parti communiste a beaucoup contribué au succès de la rébellion contre Nasser, bien que le parti qui a pris le pouvoir à Damas soit plus anticommuniste que ne l’était alors Nasser lui-même. En Egypte, ils se sont chargés d’Assouan comme d’un moyen de pression et finalement ils se sont trouvés là pour sauver le Bichachi de la chute en lui fournissant au dernier moment les moyens militaires pour prendre éventuellement sa revanche sur ses voisins arabes. Moyennant quoi, Alexandrie devient une base soviétique sous les couleurs égyptiennes, et les derniers étrangers chassés d’Egypte, le socialisme arabe, comme il s’appelle, est instauré à coup de décrets et d’expropriations.

En fait, l’Egypte est virtuellement une démocratie populaire, un satellite de style arabe, mais au Moyen-Orient, les régimes sont si peu stables, qu’une victoire même complète, peut se transformer en échec en un tournemain.

 

Les Russes en Irak

Même tactique russe avec Kassem en Irak. Celui-ci assez rebelle à l’influence moscovite se voit peu à peu contraint de s’y soumettre pour réaliser ses ambitions et même simplement pour sauver son pouvoir, car sa popularité a beaucoup baissé. Comme en Egypte, l’absence de cadres administratifs, la corruption des fonctionnaires, les rivalités des militaires, le chaos économique qui en résulte, ont déçu les populations qui croyaient voir venir une ère nouvelle. Au contraire, la misère et le désordre s’accentuent. Kassem armé par les Russes comme Nasser, est en mesure d’attaquer l’Occident sur deux fronts : celui du pétrole ; à l’intérieur il cherche à pressurer au maximum les compagnies britanniques, à l’extérieur il voudrait annexer Koweit. Pour faire front à cette double menace, la solidarité anglo-américaine serait indispensable, l’Angleterre n’ayant plus le poids nécessaire pour agir seule. Cette solidarité est cependant bien problématique.

 

Kennedy et le Congo

Le Président Kennedy, lui aussi, est content de lui. Il a fait de sa première année de règne un compte-rendu très optimiste. Les réactions de la presse montrent qu’il n’a convaincu ni ses adversaires, ni beaucoup de ses partisans. Ses échecs sont incontestables. Quant aux succès, il est bien difficile de savoir s’ils sont le fait des circonstances ou s’il y a cru quelque part. Cependant le test du Congo pourrait tourner à son avantage. Tchombé paraît décidé à se soumettre à l’autorité de Léopoldville, pourvu qu’on lui garantisse une certaine autonomie. Quant à Gizenga, son prestige et son pouvoir ont pratiquement disparu. Il est lui-même invisible et introuvable. Sa province de Stanleyville, ravagée par les inondations, a cessé d’être le bastion du lumumbisme. Les chances de réunification effective sous le contrôle d’Adoula augmentent. Mais en Afrique noire, le conditionnel est de rigueur pour toute prévision.

 

Mikoyan  à Conakry

Krouchtchev en a fait l’épreuve, car il se croyait bien en place à Conakry, à Bamako, à Accra et même à Casablanca, mais faute d’expérience de la mentalité noire, les hommes chargés d’implanter l’organisation russe ont échoué. Krouchtchev ne se tient pas pour battu et il vient d’envoyer à Conakry Mikoyan en personne. L’adroit arménien pourra-t-il rétablir la situation ? L’entreprise est difficile. En effet, Sékou Touré vient de prendre conseil du vieux politicien noir, son voisin Tubman du Libéria, l’homme des Américains et de la Firestone qui connaît les pièges soviétiques de longue date.

Cette lutte d’influence entre les Soviets et les Américains coûte très cher aux uns comme aux autres et les résultats s’annulent plus ou moins. De plus, les pays que l’on courtise n’en tirent pas grand avantage, les populations s’entend, car les dirigeants, eux, en font largement leur profit. Une politique inverse, c’est-à-dire d’abstention concertée serait plus intelligente. Mais est-elle seulement pensable ?

 

                                                                      CRITON

Criton – 1962-01-06 – Les Rivaux en Moyen-Orient

 original-criton-1962-01-06  pdf

Le Courrier d’Aix – 01-06-1962 – La Vie Internationale.

 

Les Rivaux en Moyen-Orient

 

Un homme qui se noie s’accroche à un serpent : Tel Nasser qui se livre aux Soviets pour s’imposer à nouveau au monde arabe. Pour les Russes, c’est un coup de maître qui complète une brillante série. Feu Foster Dulles devrait reconnaître que lorsqu’il infligea aux Franco-Anglais le désastre de Suez, il était inévitable que les Soviets s’y installent un jour.

 

Une Base Navale Russe à Port-Saïd

Ils y sont sans y être, tout en y étant et c’est là l’astuce. En principe ils livrent aux Egyptiens une petite flotte avec avions et sous-marins, mais comme les marins égyptiens ne sauraient manier ces engins, un russe leur tiendra la main et à Alexandrie et à Port-Saïd on établira les états-majors mixtes qui bénéficieront des installations militaires énormes que les Anglais avaient mis un demi-siècle à édifier. L’amiral en chef de la flotte russe Gornikov vient de les inspecter.

On mesure sans peine la portée de l’événement. Suez est la clef des communications entre l’Europe et l’Asie et l’Afrique australe. Nasser déjà fermait le canal à son gré aux Israéliens d’abord, aux portugais hier, demain il peut le faire à la France, à l’Angleterre ou à l’Afrique du Sud. Un vote de l’O.N-U- hostile à l’un de ces pays peut servir de prétexte et ce sont les Soviets qui pousseront la barrière. Mais cela n’est pas tout. On a entendu dans son dernier discours Nasser attaquer à la fois tous les potentats du monde arabe. Ibn Seoud d’Arabie Séoudite, le roi de Jordanie, Nasser a retiré son contingent de Koweit et paraît maintenant s’accorder avec son ex-rival Kassem, lui aussi en quête d’aventure pour relever son prestige ; Kassem, a également l’appui des Soviets qui ont opposé leur veto à l’admission du Koweit à l’O.N.U. On sait que la moitié du pétrole britannique vient de ce petit pays, une bonne part du reste, de l’Irak. Ces deux sources taries, c’est pour l’Angleterre la ruine. La Livre déjà mal en point ne résisterait pas à l’hémorragie de devises nécessaires pour remplacer le pétrole-sterling par de l’américain. Si par hypothèse fort plausible, Nasser et Kassem s’emparaient des gisements de Koweit, d’Arabie Saoudite et de la côte du Golfe Persique, non seulement l’Angleterre, mais les grandes Sociétés internationales seraient gravement touchées et le pétrole russe s’imposerait en Angleterre et dans les autres pays dépourvus et de gisements et de dollars.

Ce plan que nous esquissons est certainement dans l’esprit de la diplomatie russe. Son exécution n’est pas pour demain. Il faut que le pétrole russe coule en quantité suffisante, que les Soviets disposent de la flotte de tankers qu’ils font construire, que les pays arabes visés soient peu à peu minés de l’intérieur, que les Russes, enfin ce qui sera plus difficile, aient isolé l’Angleterre et travaillent son opinion au point que la perte des pétroles ne provoque pas la guerre. On se rappelle que MacMilan avait signifié à Krouchtchev qu’une action russe dans la péninsule arabe déclencherait un conflit. Pour éviter cela il faut, et c’est à quoi ils vont s’employer, que les Russes améliorent leurs relations avec les Etats-Unis et obtiennent une sorte de trêve qui ressemble à un partage des zones d’influence dans le monde.

L’ambassadeur russe à Washington, Mensykov, vient d’être rappelé, c’est un excellent spécialiste, Dobrynine le remplace. Mensykov se contentait de sourire, Dobrynine fera du travail. Il devra renforcer, en lui donnant d’apparents succès, la politique extérieure de Kennedy que cette série d’échecs depuis un an de pouvoir, a sérieusement compromise.

 

L’Opposition à la Politique de Kennedy

Une grande partie de l’opinion la critique parfois avec véhémence, surtout depuis les violences des troupes de l’O.N.U. à Elisabethville. Et les élections des gouverneurs, de la Chambre des Représentants, d’une fraction du Sénat, ont lieu en novembre. Les arguments contre Kennedy ne manquent pas : le fiasco de Cuba d’abord, le relâchement des liens de l’O.T.A.N. à cause des hésitations sur Berlin, le manque d’appui au Portugal dans l’affaire de Goa qui va mettre en question les bases des Açores d’importance stratégique capitale, mais surtout l’expédition de l’O.N.U. contre Elisabethville, appuyée et financée par l’Administration Kennedy, enfin la politique insensée, fondée sur la hantise de s’assurer les bonnes grâces des Afro-asiatiques et particulièrement de Nehru et de Nasser, avec les résultats que l’on sait. Le tout constitue un lourd passif à l’encontre du jeune président, qui sera exploité par les Républicains qui espèrent reprendre le contrôle d’au moins une assemblée, celle de la Chambre des Représentants. Il faudra compter aussi avec l’opposition à la nouvelle politique économique d’abaissement des tarifs douaniers.

 

La Seconde Phase du Marché Commun

A l’heure où nous écrivons, on ne sait encore si l’on passera à la deuxième phase du Marché Commun, à cause du conflit qui oppose la France à l’Allemagne, sur la politique agricole commune. En réalité, beaucoup pensent que, si sérieuse qu’elle soit, cette question agricole n’est qu’un prétexte. Ce qui est en cause, c’est la substitution au cours de cette seconde phase, à la règle de l’unanimité jusqu’ici nécessaire pour toute décision, de la règle de la majorité, c’est-à-dire, en réalité, d’une forme de supra-nationalité puisqu’un pays membre devra s’incliner si ses partenaires en décident. Le Marché Commun deviendrait ainsi effectif et non plus une simple réduction de tarifs douaniers.

On connaît l’opposition de la France à toute atteinte à sa souveraineté. Ce sont les Allemands qui sont le plus embarrassés ; d’un côté ils souhaitent que cette règle de la majorité consacre le mouvement vers une véritable communauté européenne qui deviendrait irréversible, de l’autre ils craignent ne plus pouvoir maintenir leurs échanges agricoles avec des pays tiers dont la clientèle est importante, comme l’Argentine, le Danemark, le Canada. Par contre aussi, la règle de la majorité peut empêcher l’Angleterre et les membres du Commonwealth de s’associer à la Communauté européenne, ce que les Allemands et particulièrement le Dr Erhard voudraient obtenir. Nous saurons bientôt si un compromis est possible.

 

Les Chinois et l’Albanie

Pendant ce temps, le conflit sino-russe demeure centré sur l’Albanie. Les techniciens russes ont été tous rappelés d’Albanie ; les Chinois les ont remplacés ; une mission albanaise est allée à Pékin et un traité a été conclu entre les deux pays qui prévoît un crédit de 123 millions de dollars accordé par la Chine et la création d’une Compagnie de navigation mixte. On comprend pourquoi les Russes cherchent à s’assurer autour de Suez une base navale en Méditerranée orientale depuis qu’ils ont dû renoncer à celle de Sassano établie à grands frais sur la côte albanaise.

 

Soekarno et la Nouvelle-Guinée Hollandaise

Autre point névralgique ; l’affaire de la Nouvelle-Guinée hollandaise. Le président Soekarno d’Indonésie fait mine de préparer une expédition militaire pour s’emparer du dernier territoire hollandais dans cette partie du monde. Il a reçu des Russes un matériel de guerre important. Les Américains eux-mêmes lui en ont fourni. L’obstacle à l’opération vient de l’opposition de l’Australie qui occupe la partie méridionale de la Nouvelle-Guinée et n’entend pas que l’Indonésie s’installe à ses portes. Les efforts de médiation pour éviter un conflit viennent de divers côtés, et si la guerre éclatait, l’O.N.U. subirait un nouveau coup. Comme les Hollandais n’ont plus grand intérêt, sinon de prestige, à s’accorder en Nouvelle-Guinée, ils se prêteraient volontiers à une solution qui leur permette de sauver la face. Les choses en sont là. Les Papous qui n’ont guère voix au chapitre, ne semblent pas pressés de changer de colonisateurs, mais, comme chacun sait, il n’est de colonisateurs que les blancs occidentaux.

 

                                                                                             CRITON

Criton – 1961-12-30 – Le Bilan de 1961

ORIGINAL-Criton-1961-12-30 pdf

Le Courrier d’Aix – 1961-12-30 – La Vie Internationale.

 

Le Bilan de 1961

 

Peu d’années ont marqué l’évolution du Monde plus ce que celle qui s’achève. Un événement domine : l’éclatement du bloc communiste ; mais aussi la fin du contrôle de l’O.N.U. par l’Occident aujourd’hui dominé par l’afflux des Afro-asiatiques et l’orientation encore indécise de la politique des Etats-Unis qui s’accommoderait, faute de mieux, d’un partage des zones d’influence avec l’U.R.S.S. Ajoutons deux épisodes majeurs : l’implantation du communisme à Cuba après l’échec du débarquement de Cochinos et le drame congolais dont l’issue est encore imprévisible.

Dans l’ordre économique, 1961 marque le déclin de la vague d’expansion qui durait depuis 6 ans et le début d’une crise de surproduction que 1962 devra affronter ; la fin également de la suprématie du dollar déjà mise en question à l’automne 1960 avec l’inévitable révision, en 1962, des questions monétaires qui en découlent.

Dans l’ordre moral, la contagion de la violence, l’affirmation des impérialismes anciens et nouveaux et l’affaiblissement progressif du droit international, l’invasion de Goa par Nehru, l’emprisonnement des diplomates français par Nasser, l’érection du mur de Berlin, sont autant de défis aux valeurs que l’on s’était jusqu’ici efforcé de maintenir.

Ce bilan sommaire pourrait nous amener à conclure que 1961 fut une sombre année et que 1962 s’ouvre sur des perspectives inquiétantes. Sans doute, les préoccupations et les difficultés qui s’annoncent ne portent guère à l’optimisme. Cependant si l’on va au fond des choses, on s’aperçoit que certaines échéances redoutables ont reculé sans qu’on s’en rende compte.

En effet, le péril majeur, celui d’une guerre nucléaire qui pèse depuis la fin de la suprématie américaine et pratiquement depuis octobre 1957, date du lancement du premier spoutnik par les Russes, ce péril-là peut être écarté depuis que les deux impérialismes de l’Est, celui de Moscou et celui de Pékin, ont jeté le masque et s’affrontent au grand jour après trois années de sourdes luttes. Une guerre qui ravagerait l’Union Soviétique la livrerait à l’assaut de la fourmilière chinoise. La Russie se trouve condamnée à la coexistence pacifique et si paradoxal que cela semble, l’Occident ne gagnerait rien à sa ruine. C’est cela qui bouleverse les perspectives. A vrai dire, cette situation nouvelle était prévisible ; dès 1958 les Russes s’en rendaient compte ; d’où leur hâte à peupler et à industrialiser la Sibérie orientale.

 

La Guerre Froide Continue

En apparence, cela ne changera rien aux relations Est-Ouest ; la guerre froide continuera probablement plus intense qu’auparavant, la course aux armements aussi. Les Russes multiplieront les points de friction, les polémiques anti-occidentales, la compétition économique et politique sur tous ces points du globe, en Europe et plus encore en Afrique et en Amérique latine. Ils ne nous laisseront aucun répit. Mais on pourra affronter ces incidents avec une relative sérénité, pourvu que les diplomaties ne se montrent pas trop maladroites en face d’un adversaire d’une grande habileté manœuvrière.

Mais pas plus à Berlin qu’ailleurs, les limites ne seront franchies.

 

Les Conséquences du Schisme Communiste

Un commentateur comparaît récemment l’éclatement du communisme international à un miroir cassé en un point, dont les fissures s’irradient en tous sens. En effet, la seconde déstalinisation est un événement capital dont les conséquences en profondeur se feront sentir longtemps, bien plus que la révolution hongroise de 1956. C’est l’idéologie qui est atteinte à un moment où déjà le contraste entre la prospérité occidentale et la pénurie à l’Est avait fait naître des doutes chez les plus obstinés sur la supériorité du régime collectiviste. Mais ce ne sont pas les faits, si évidents qu’ils soient, qui font perdre la foi, c’est le renversement des idoles. La confusion est déjà dans tous les états-majors des 81 partis frères. Entre la voie de Pékin et celle de Moscou, on discute où s’engager. Presque partout, on cherche à formuler une ligne propre. En Italie même, on se demande s’il n’est pas opportun de pactiser avec la démocratie. Le polycentrisme se propage à la manière yougoslave. Ceux qui sont sous la pression directe de Moscou suivent la ligne, mais du bout des lèvres, les autres, moins menacés, organisent leur propre politique. Et ce n’est qu’un début.

 

Les Russes Expulsés de Guinée

Le point d’appui le plus solide des Soviétiques en Afrique Noire était jusqu’ici la Guinée de Sékou Touré. Or celui-ci vient d’expulser l’ambassadeur russe Daniel Solod, l’accusant d’avoir tramé un complot contre son autorité. Déjà la Guinée avait eu des déboires avec la mission allemande de l’Est qui avait organisé un monopole commercial d’Etat qu’il fallut dissoudre. Mais le fond du problème n’est pas là ; au lendemain de l’indépendance, les populations noires croyaient que cela signifiait la vie facile et le moindre travail. Or les roitelets au pouvoir durent imposer l’effort et l’austérité. Le mécontentement et la déception ont été naturellement exploités par les extrémistes, les syndicalistes et les intellectuels que nous avions généreusement formés. D’où les grèves et l’agitation. Les communistes habitués à se servir des révolutionnaires ont appuyé ces éléments subversifs. Sékou Touré s’est vu débordé et a dû se débarrasser de ses conseillers pour survivre et la masse qui voyait d’un mauvais œil ces nouveaux blancs s’introduire parmi eux et exiger du travail, les voient partir sans regret. Les Américains, toujours empressés, négocient avec Sékou Touré la mise en valeur des gisements de bauxite et la construction du barrage du Konkouré.

 

Les Américains au Ghana

Même politique américaine auprès de l’autres marxiste noir, NKrumah du Ghana. Les Etats-Unis ont décidé de consacrer 200 millions de dollars à l’exécution du célèbre projet de barrage de la Haute-Volta, un des plus grands d’Afrique. Ses 700.000 kilowatts serviront à produire 210.000 tonnes d’aluminium par an, alors que la capacité mondiale de production d’aluminium dépasse du double la consommation actuelle. Ils espèrent ainsi éliminer l’influence russe. Leur persévérance après les exemples de Tito et de Nasser confine à la naïveté. D’abord ces prodigalités n’arrangeront pas la position du dollar. En outre, il vaudrait mieux laisser faire les Russes, comme en Guinée et attendre pour prendre la relève que les déceptions aient commencé et que les inconvénients matériels et politiques de l’aide soviétique se soient manifestés. Loin d’être reconnaissants de l’aide américaine, il est bien probable que la méfiance des indigènes se tournera contre les Américains et que ce seront les Russes qui un jour bénéficieront de cette hostilité. Les Etats-Unis ne semblent pas voir le danger que court l’Occident, et eux avant tout, d’installer en Afrique une grosse industrie qui va créer un prolétariat et apporter une concurrence de plus sur des marchés déjà saturés : ou bien ces industries ne seront pas rentables et ce sera une source de désordres, ou bien elles engendreront une guerre des prix dont l’industrie américaine sera la première à souffrir.

L’optimisme et le dynamisme américains sont certes une force, mais à les employer sans discernement on court au désastre. Rappelons à leur intention ce mot de M. Baumgartner, notre ministre des finances, aux Conseillers du Commerce extérieur : « en matière économique le problème est tout simplement de faire moins de bêtises que le voisin ».

                                                                              CRITON

Criton – 1961-12-23 – La Raison du plus Fort

ORIGINAL-Criton-1961-12-23  pdf

Le Courrier d’Aix – 1961-12-23 – La Vie Internationale.

 

La Raison du Plus Fort …

 

La tragédie du Katanga et l’invasion de Goa par l’Inde montrent à quel point l’usage de la violence est entrée dans les mœurs internationales ; ceux-là mêmes qui la condamnent n’hésitent pas à y recourir et s’en justifient.

 

L’Attaque de Goa par l’Inde

On n’attendait pas de M. Nehru, successeur et disciple de Gandhi, apôtre de la non-violence, qu’il décidât brusquement un coup de force contre les trois enclaves portugaises dans le territoire indien.

Il a sans doute fallu de fortes pressions pour que l’homme qui représentait dans le tiers-monde la sagesse politique, le respect de la coexistence pacifique et du droit international, prît une décision qui ruine son prestige. On lui reprochait sa passivité à l’égard de la Chine qui a occupé le territoire de Ladakh dix fois plus étendu que Goa, sans autre protestation que verbale. Les nationalistes indiens, l’armée et son ministre Krishna Menon manifestaient leur irritation à la veille des élections. Alors, l’invasion de Goa a servi d’exécutoire, et les faibles portugais ont payé pour la redoutable Chine rouge.

Mais cela n’explique pas tout. Brejnev est à la Nouvelle-Delhi depuis huit jours en visite officielle. N’est-ce pas lui qui a été chargé d’exiger l’expédition, en échange de la protection soviétique contre la Chine ? L’intérêt russe est de dépouiller Nehru de son auréole de pacifiste et de leader du tiers-monde, de refroidir ses relations avec l’Occident et de l’aligner aux autres afro-asiatiques. A preuve, l’appui bruyant de Zorine au Conseil de Sécurité, son veto à la résolution occidentale pour une solution négociée et la réaction tout opposée de Pékin qui voit dans l’expédition de Goa une diversion organisée par Nehru pour relever son autorité chancelante.

Au Laos, les pourparlers de conciliation se poursuivent. Malgré les efforts conjoints des Russes et des Américains, ce sont les trois princes qui ne sont pas pressés de s’entendre.

 

La Seconde Expédition de l’O.N.U. au Katanga

Il en va tout autrement du drame katangais. Le problème n’est pas partisan ; ce n’est pas parce que M. Tchombé est victime des troupes de l’O.N.U. qu’on est en droit de s’indigner de l’opération. Si Gizenka, communiste et également sécessionniste, avait été l’objet d’une expédition analogue, que les hôpitaux, les musées, les consulats de Stanleyville eussent été bombardés par les Casques bleus au lieu de ceux d’Elisabethville, le fond de la question demeurerait identique. Une institution internationale, chargée de sauvegarder la paix et d’apaiser les conflits, lance successivement deux expéditions militaires contre un gouvernement local qui se veut indépendant dans un pays qui n’a eu d’autre unité que celle conférée par les hasards de la colonisation ; gouvernement au surplus soutenu aussi bien par la population noire que blanche du territoire qu’il contrôle, en grande majorité tout au moins. Enfin, dans un pays où régnait l’ordre, l’O.N.U. a porté la guerre et tué nombre de civils, si bien qu’elle va se trouver obligée pour rétablir l’ordre qu’elle a détruit de jouer à son tour le rôle de colonisateur. Quand on ajoute que les instigateurs de l’opération ont été les Etats-Unis, que les mercenaires chargés de l’exécuter ont été des Irlandais et des Suédois, on se demande qui, parmi les nations civilisées peut encore parler au nom de la conscience humaine.

 

Les Raisons de l’Opération

La première opération, celle de septembre dernier, avait été une erreur. Elle avait abouti à l’échec que l’on sait, double raison pour ne pas la rééditer. Ne le dissimulons pas, celle qui vient de s’accomplir est moins un acte politique, qu’une simple vengeance. Ce sont les Irlandais, O’Brien et le général Mac Eoin qui avaient échoué et avaient accusé sans preuves sérieuses l’Angleterre d’avoir contribué à leur défaite. Ce sont aussi les Suédois qui, sans preuve non plus, accusaient Tchombé d’être responsable de la mort d’Hammarskoeld. N’oublions pas que M. Kennedy est irlandais d’origine, que son père, ex-ambassadeur à Londres, ne cachait pas ses sympathies pour les nationalistes irlandais. Enfin, que le frère de M. Hammarskoeld était l’agent d’un consortium suédois qui cherchait, dit-on, à se substituer au groupe belge qui exploite les mines du Katanga.

Voilà pourquoi l’O.N.U. par sa résolution du 24 novembre que nous avons longuement analysée ici, a décidé une seconde expédition pour venger la première. On se demande d’ailleurs (ce n’est pas nous qui le disons, mais un porte-parole officiel suédois, gêné sans doute des critiques adressées à son pays) pourquoi la France n’a pas mis son veto à cette résolution. En effet, c’était pour notre diplomatie, si ardente à faire de l’obstruction dans d’autres réunions internationales, l’occasion d’un geste sensé et juste : retenir l’O.N.U. dans une voie dangereuse et qui pourrait lui être fatale, si les institutions n’étaient pas plus fortes que les hommes.

Ce que nous disons-là n’est pas l’expression d’un point de vue personnel. L’opération contre Elisabethville a valu au gouvernement américain des critiques indignées, même dans son Parti démocrate et dans plusieurs des plus grands journaux américains, dont le « New-York Herald » et le « New-York Times ». Un comité de protestation s’est formé à travers le pays. Partout ailleurs du reste, dans les milieux politiques les plus divers, d’Angleterre, de France et d’Italie.

 

La Nouvelle Politique Américaine

Si nous insistons sur cet événement, c’est qu’il est un signe parmi d’autres d’un changement décisif de la scène internationale. D’abord, l’axe de la politique américaine n’est plus en Europe. Les Etats-Unis ne cherchent qu’à consolider le statu-quo pour n’avoir plus à s’en soucier, et l’Alliance Atlantique n’est plus pour eux qu’une position à tenir sur l’échiquier pour pouvoir se consacrer à d’autres objectifs. Le temps d’Eisenhower est révolu et c’est l’Angleterre qui fait les frais de cette nouvelle orientation. C’est d’ailleurs pourquoi elle cherche à s’intégrer au moindre prix……………. relâchée, pour ne pas dire plus. En outre, l’Europe en expansion est devenue pour les Etats-Unis un concurrent inquiétant dans la compétition économique. C’est l’Europe continentale qui par un singulier renversement des choses, tient en mains le sort du Dollar que les U.S.A. sont obligés de soutenir par des emprunts, en Suisse notamment.

 

Les Relations Russo-Américaines

D’autre part, l’éclatement du Bloc communiste est un événement capital de nature à transformer les relations russo-américaines. Les deux géants, comme l’on dit, ont désormais des intérêts communs qu’ils dissimulent, assez mal, par leurs polémiques.

 

L’Admission de Pékin repoussée à l’O.N.U.

Nous en avons donné quelques exemples déjà. Voici le dernier en date et le plus évident. Russes et Américains ont à l’O.N.U. barré la route à la Chine. On sait que chaque année la majorité de l’Assemblée hostile à l’admission de Pékin diminuait. Les U.S.A. étaient très inquiets cette année parce que beaucoup de pays se ralliaient à la thèse des deux Chines, c’est-à-dire proposaient de faire entrer Pékin sans exclure Formose. Cette fois, c’est Zorine qui est décidément un grand manœuvrier, qui s’est chargé de l’opération. Il a fait mettre aux voix une résolution très violente demandant l’admission de la Chine communiste et l’expulsion de la « clique de Chan-Kaï-Chek », obligeant les partisans des deux Chines, à voter contre. Si bien que le résultat a dépassé les espoirs des Américains. L’admission de Pékin n’a recueilli que 36 voix, 48 se prononçant contre et vingt s’abstenant ; à noter – ce qui en dit long sur les relations anglo-américaines – que l’Angleterre a voté pour.

Autre exemple. On sait que dans un récent discours, Fidel Castro s’est déclaré marxiste-léniniste, et a proclamé l’avoir toujours été. Pour le moment, la Chine et l’U.R.S.S. se disputent les faveurs de Fidel. Les Russes, contrairement à ce que l’on pouvait croire, ne sont pas satisfaits de la profession de foi du Cubain. Tandis que les fidélistes, à Porto-Rico, au Vénézuéla et en Colombie, faisaient au président Kennedy, ou cherchaient à lui faire, un accueil violemment hostile, les partis communistes ont reçu l’ordre de s’abstenir.

 

La France vend aux Soviets

Mercantilisme toujours : la France a enfin trouvé preneur pour ses stocks de viande : l’U.R.S.S. On lui a vendu 2 NF le kilo ce qui en coûte 4 au Trésor. Le malheur, c’est que ce ne sont pas les Moscovites qui profiteront de la bonne affaire car le Kremlin va leur revendre notre bifteck avec un petit impôt de l’ordre de 300 pour cent, de quoi fabriquer quelques mégatonnes de bombes H de plus. Au lieu de faire ce cadeau au Trésor de Krouchtchev, il nous semble que bien des familles nombreuses françaises auraient apprécié qu’on leur distribuât un bon de bifteck à moitié prix. Les Américains le font bien.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1961-12-16 – Les Nations Désunies

ORIGINAL-Criton-1961-12-16  pdf

Le Courrier d’Aix – 1961-12-16 – La Vie Internationale.

 

Les Nations Désunies

 

Ni d’un côté, ni de l’autre du rideau de fer, la situation ne s’éclaircit. Plus on discute et moins on s’accorde. A l’Est, le polycentrisme du communisme mondial s’accuse ; l’U.R.S.S. rompt les relations diplomatiques avec Tirana. A Moscou, au Congrès syndical mondial, le représentant italien du Parti communiste, Novella, propose des amendements hérétiques aux résolutions du mouvement, applaudi par ses collègues de Pologne et de Yougoslavie. Le Chinois, au contraire, critique leur modération. Pour ne pas enflammer les esprits, on clôture en toute hâte. Rome ne doit pas faire un fractionniste de plus.

 

La Politique Italienne

L’attitude des communistes italiens s’explique : la situation politique en Italie est tendue. La Démocratie Chrétienne, à la veille de son Congrès est partagée entre deux tendances, celle de Fanfani qui avec le secrétaire général Moro veut « l’ouverture à gauche », c’est-à-dire former un gouvernement excluant les droites et s’appuyant pour avoir une majorité sur les socialistes de gauche de Nenni. L’autre fraction du Parti, celle de Segni, Gonella et Pella s’y refuse ; une scission est possible. La politique extérieure de l’Italie est impliquée dans ces discussions. L’ouverture à gauche, c’est compter sur les votes du Parti nennien résolument neutraliste.

Depuis longtemps déjà, beaucoup de politiciens italiens songent à dégager leur pays d’une alliance occidentale trop étroite et cherchent une formule plus ou moins équivoque et au besoin réversible d’autonomie pour être, en cas de conflit, médiateur ou arbitre, à l’abri des coups. Les liens économiques de l’Italie avec les Soviets sont, comme nous l’avons vu, assez nombreux. Si l’ouverture à gauche réussit, les communistes seraient seuls dans l’opposition. Ils cherchent donc à prendre les distances d’avec Moscou pour ne pas perdre le contact avec Nenni, jusqu’ici leur allié et grâce à lui, influencer l’orientation de la politique italienne. La déstalinisation leur offre un excellent prétexte d’affirmer un communisme national cadrant avec les nouveaux courants nationalistes qui se reforment en Italie, grâce au développement exceptionnel de l’économie du pays. Dans ce risorgimento, un parti attaché aux directives d’une puissance étrangère ferait mauvaise figure devant l’électeur. L’attitude des Russes dans l’affaire est incertaine. Une tendance neutraliste en Italie fait leur affaire ; mais un nouveau schisme risque d’être contagieux.

 

La Crise de l’Alliance Atlantique

L’Alliance Atlantique traverse la crise la plus grave de son histoire. En France comme en Allemagne et peut-être sans l’avouer en Angleterre, on flaire quelque nouveau Yalta, c’est-à-dire un accord russo-américain au détriment de l’Europe. Joseph Alsop, publiciste américain très influent, qui revient d’Extrême-Orient, dit savoir,  à propos du Laos, que les ambassadeurs américains et soviétiques à Vientiane, ont travaillé de concert pour amener les trois princes laotiens à s’entendre pour un gouvernement neutraliste. Américains et Soviétiques à l’O.N.U. se sont mis d’accord pour constituer le comité chargé d’étudier la question du désarmement, ce qui évidemment n’engage à rien, mais fait quand même impression dans les couloirs du Palais de verre.

 

Au Congo Belge

Enfin et surtout, il y a le Congo. On a bien dit que Stevenson en votant les résolutions pratiquement dictées par Zorine avait passé la mesure et que Kennedy l’en avait blâmé. Si maladroits que soient les Américains, il est invraisemblable que sur une question aussi sérieuse, ils se soient laissé berner sans réagir. L’affaire est assez suspecte. La propagande russe, contre toute évidence, accuse les Etats-Unis de favoriser Tchombé, alors qu’ils font tout pour l’abattre, au risque de s’exposer à l’inimitié conjointe des Anglais, des Belges et des Français, ce qui est d’ailleurs chose faite. Cette attitude des Soviets est trop voyante pour ne pas cacher quelque chose.

Si les Américains avaient eu l’intention de faire le jeu de Moscou, ils ne s’y seraient pas pris autrement. En effet, en poussant l’O.N.U. à faire employer la force à Elisabethville, ils discréditent l’institution qu’ils prétendent soutenir et en cas d’échec, ou simplement si le sang continue  de couler,  l’O.N.U. pourrait bien se disloquer. Krouchtchev ne demande que cela. Si comme on voudrait l’espérer, on peut arrêter les hostilités à temps, Tchombé et Adoula devront trouver un compromis qui les laisse l’un et l’autre en place, et ce sera pour les U.S.A. un échec de plus. Tout se passe comme si le but de la politique américaine était de chasser de leurs positions politiques et économiques les bancs d’Afrique, y compris d’Afrique du Sud. Kennedy a été le seul homme d’Etat occidental à féliciter, et en quels termes chaleureux, le chef du Parti noir sud-africain, Luthuli, qui va à Oslo recevoir le Prix Nobel de la Paix.

On conçoit qu’Anglais, Belges, Français, Portugais et Espagnols, tous ceux qui ont des intérêts directs à défendre en Afrique et cherchent à établir une collaboration multiraciale, soient exaspérés par la politique américaine. Lord Home et M. Spaak se sont exprimés assez vivement là-dessus. Même Fulbert Youlou de Brazzaville et Tsiranana de Madagascar condamnent cette effusion de sang au Katanga, que rien ne justifie en droit, puisque contraire à la liberté de chaque peuple de choisir son gouvernement. Washington envoie au Katanga ses avions de transport et leur soutien actif finit par embarrasser le Secrétaire Général U. Thant et le directeur de la machine onusienne à Léopoldville, Linner, qui eux se sentent fourvoyés dans une affaire dangereuse. La presse américaine a peine à comprendre l’attitude de son gouvernement, à moins qu’il n’y ait entre Russes et Américains quelque accord mystérieux. Ce n’est pas sûr, bien entendu, mais si cela était, les choses n’iraient pas autrement.

 

La Question de Berlin

Et puis, il y a Berlin. Malgré les assurances catégoriques, l’attitude américaine reste ambigüe. Les Allemands ne s’y trompent pas. Une chose leur paraît claire : Russes et Américains sont d’accord pour perpétuer la division de l’Allemagne, les uns et les autres voient dans une Allemagne réunifiée, soit une menace militaire, soit un redoutable concurrent économique. Quant à Berlin, maintenant que le mur entre les deux zones est solidement bétonné, l’importance du problème est bien réduite. Même s’il reste libre, Berlin-Ouest aura beaucoup perdu de son rayonnement et pourrait bien aller vers un lent déclin, d’ores et déjà sensible. Un compromis sur la question, si les Russes le veulent, ne leur coûterait pas bien cher.

 

Les Discount Anglais à la Chine

On ne saurait trop dénoncer et déplorer le mercantilisme des pays occidentaux qui les pousse à vendre leurs meilleures réalisations industrielles aux ennemis qui les copient. Nous avons parlé de l’exposition française de Moscou, du dumping russe du pétrole par l’entremise de Mattei. Aujourd’hui, ce sont les Anglais qui vendent à la Chine six avions Vickers-Discount à réaction, sur lesquels sont montés les derniers modèles de radar qui figurent sur la liste des engins stratégiques dont l’exportation à l’Est est prohibée. Les Anglais se substituent aux Russes qui refusent à la Chine leurs appareils alors qu’ils cherchent activement à les vendre ailleurs. Les Américains sont naturellement fort irrités de la transaction. Autrefois, on accusait, non sans raison, les marchands de canons d’échanger entre eux, par-dessus la ligne de bataille, du matériel de guerre. Aujourd’hui, ce sont les Etats eux-mêmes qui rivalisent dans ce trafic. Advienne que pourra, pourvu que l’on exporte.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1961-12-09 – Détente Occulte

ORIGINAL-Criton-1961-12-09  pdf

Le Courrier d’Aix – 1961-12-09 – La Vie Internationale.

 

Détente Occulte

 

Confusion persistante, disions-nous l’autre jour ; une expression moins académique mais plus éloquente conviendrait mieux : pagaïe généralisée et cela aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est. A l’O.N.U., imbroglio congolais ; à Bruxelles, l’insoluble problème agricole paralyse le Marché Commun ; à Londres, menace d’une dévaluation de la Livre comme préface à l’entrée plus que problématique de l’Angleterre dans l’Europe des Six. En France… Mais aussi dans le camp collectiviste, où la seconde déstalinisation met les partis frères sens dessus dessous. Le P.C. français accuse le P.C. italien de fractionnisme. Le monolithisme s’en va par morceaux, Moscou n’est plus la Mecque. Il y a Pékin et Tirana et aussi Belgrade, qui par suite de l’antagonisme russo-chinois n’est plus frappé d’exclusive. Quelque chose cependant se dégage, plus nettement que nous ne l’indiquions déjà, un modus vivendi entre l’U.R.S.S. et l’Occident paraît possible. Ce qui est curieux, c’est que les observateurs qualifiés qui tant de fois ont cru voir venir la « détente » et se sont trouvés déçus, se refusent à y croire maintenant que des signes positifs pour la première fois apparaissent.

 

Signes de Détente

Le plus significatif, c’est évidemment l’interview que le gendre de Krouchtchev est all cueillir à Washington de la bouche de Kennedy et dont le texte  a paru intégralement dans les « Izvestia » du 29 novembre. Elle occupe une page et demie du journal. C’est la première fois qu’un Président des Etats-Unis s’explique devant le public russe et que celui-ci est en mesure de peser ses arguments. L’événement, délibérément monté par Krouchtchev se passe de commentaire. Par ailleurs, notons le répit accordé à la Finlande, l’entretien avec le Ministre norvégien Lange que celui-ci a jugé satisfaisant, enfin le sursis octroyé à l’affaire de Berlin, autant de signes positifs. Sans doute, il y a tous les autres, en sens contraire : les explosions atomiques, les polémiques Zorine-Stevenson à l’O.N.U., les chicanes sur l’autoroute de Berlin, etc…

 

La Tactique et les Objectifs à Long Terme

N’oublions pas que la tactique russe veut que plus la politique de détente au fond sera cherchée, plus la propagande sera déchaînée contre l’Occident. Inversement, quand Moscou suivait la ligne dure, les sourires se faisaient plus fréquents. Il serait puéril de croire que la détente sera marquée par un relâchement de l’offensive du communisme contre le monde libre. La question est tout autre. L’intérêt de la Russie actuelle lui conseille une révision de sa politique extérieure et cela parce que maintenant la Chine a jeté le masque et lui conteste la direction du monde communiste.

Il y a là un événement que depuis trois ans déjà, nous considérions comme inévitable, alors que Krouchtchev lui-même ne semblait pas y croire quand il fit son voyage aux U.S.A. Devant cette rivalité ouverte, la Russie et les Etats-Unis ont un intérêt commun : contenir la Chine, empêcher le communisme chinois de réussir à construire une économie viable et par là même, de déborder ses frontières au Nord, comme au Sud. La preuve de cet intérêt commun, nous l’avons suivie au jour le jour au Laos et au Sud-Vietnam. Infiltrations, rivalités de princes, guérillas sans doute, mais d’invasion, point.

Si les Russes et les Chinois, d’accord, l’avaient voulu, personne ne pouvait les empêcher de s’emparer du Laos, du Vietnam, et du Cambodge, mais c’était donner à Pékin l’accès aux matières premières du Sud-Est asiatique, ce que les Soviets ne veulent pas. Cela n’empêchera pas Moscou et Pékin d’affirmer leur solidarité et leur fraternité éternelle et si par suite d’échecs trop répétés, le régime de Mao venait à être ébranlé, les Russes s’empresseraient de le défendre. Cela peut paraître subtil, parce que nous sommes en 1961 ; en réalité, c’est une politique du XIX° siècle qui se déroule, un jeu d’équilibre, de puissance du genre des querelles balkaniques ou de la succession de l’empire ottoman.

 

La Tournée de Krouchtchev au Kasakstan

Mais il y a peut-être autre chose, qui est une vue personnelle que nous soumettons comme telle à nos lecteurs. Krouchtchev comme on sait, vient de faire une tournée dans les provinces d’Asie pour étudier sur place le désastre de sa plus chère idée de paysan, la mise en valeur de l’immensité des terres vierges d’Asie, qui devaient être le grenier de l’Empire. Il a prononcé plusieurs grands discours que nous avons étudiés avec soin.

Il est allé aux Etats-Unis et dans sa tournée, il s’est surtout intéressé à l’agriculture. Il a même noué amitié avec un gros exploitant de l’Iowa. Il a vu ce qu’est une agriculture moderne, son efficacité presque effrayante, par l’abondance qu’elle peut produire. Il a pu voir de ses yeux un homme seul mener cent cinquante hectares de culture extensive, avec un rendement en blé de 17 quintaux à l’hectare. Or, que dit-il aux Kolkhoziens et aux Sovkhosiens du Kasakstan ? Retenons un chiffre entre cent. Dans un ensemble régional il y a 5.064 personnes occupées, dont 1.723 sont des spécialistes de l’agriculture ; la quasi-totalité de ces derniers sont exclusivement occupés d’administration : agronomes, zootechniciens, ingénieurs mécaniciens, vétérinaires et autant de simples bureaucrates. « Ces vétérinaires, dit Krouchtchev, vous pensez bien qu’il ne soignent pas le bétail, mais qu’ils élaborent des directives pour les soigner » (sic).

Tout le mal est là et il le sait : une nuée de fonctionnaires, un pour trois travailleurs, qui paralysent la production, plutôt qu’ils n’y contribuent. Il a parlé également des vols et des livraisons dérisoires à l’Etat : de 1 à 3 quintaux à l’hectare selon les régions. Cette inefficience du système, on peut même dire cette caricature de l’étatisme que Krouchtchev décrit fort bien, tient à la fois du tempérament russe et du régime. Avec cela on ne rattrapera jamais l’Amérique…

Force sera donc pour mettre de l’ordre dans ce gâchis, de s’octroyer une longue pause, que l’on camouflera par des offensives diplomatiques répétées, mais sans autre conséquence.

 

L’Interview de Mattei

« Le Monde » a publié récemment une interview du célèbre Mattei, le maître du trust d’Etat des pétroles italiens. C’est lui qui importe le pétrole russe que l’Italie paye la moitié du prix que les Soviets exigent de leurs satellites. C’est ce pétrole bon marché qu’il compte introduire en Suisse et en Allemagne, par le pipeline qu’il fait construire à partir de Gênes. Ce pipeline est en concurrence avec celui que la France et les grandes sociétés internationales lancent de Marseille à Karlsruhe. C’est à qui arrivera premier et enlèvera la clientèle. En attendant le pipeline français est interdit au trust Mattei et l’autre le sera à ses concurrents.

A entendre de pareils hommes, conclut mélancoliquement « Le Monde », on comprend que le Marché Commun de l’énergie n’est pas pour demain. Que l’Europe unie ne soit qu’un mythe, les gens avertis n’en ont jamais douté. Mais que pour des motifs mercantiles on sape le peu de concorde économique qu’on a eu tant de mal à mettre sur pied, cela passe la mesure. Dans ses propos, M. Mattei qui ne se cache pas de « conseiller » le F.L.N. est délibérément cynique ; l’intérêt de l’Italie avant tout. L’Etatisme tout puissant est malfaisant dans tous les domaines et dans tous les pays. Si les intérêts privés n’avaient pas collaboré en Europe depuis cinq ans, l’expansion qui s’est faite sous le signe du Marché Commun en serait restée sur le papier des traités ou du N ème plan.

                                                             CRITON   

 

 

Criton – 1961-12-02- Paradoxes de ce Temps

ORIGINAL-Criton-1961-12-02  pdf

Le Courrier d’Aix – 1961-12-02 – La Vie Internationale.

 

Paradoxes de ce Temps

 

Le Congo au Conseil de Sécurité

La réunion du Conseil de Sécurité sur le Congo fera date dans l’histoire des Nations-Unies. Les Etats-Unis, promoteurs de l’Institution, y ont perdu tout pouvoir et avec eux les Puissances Occidentales, l’Angleterre et la France. Résignées, elles ont voté ou laissé voter, sans user de leur veto, toutes les résolutions imposées par les Afro-Asiatiques. Et le maître du débat a été Zorine, le représentant de l’U.R.S.S. qui, lui, a opposé son veto aux amendements américains qui ne lui plaisaient pas. L’affaire veut qu’on s’y arrête.

 

Les Vetos Soviétiques

L’invraisemblable, pourtant exact, c’est que les Russes qui ont donné au nouveau Secrétaire birman, Thant, des directions impératives pour mener l’action de l’O.N.U. ne contribuent pas pour un dollar à une opération qui en a coûté déjà treize millions et en coûtera bien davantage, et qu’à l’exception de la France qui s’y est refusée, ce sont les Occidentaux qui soldent la facture pour 90%.

Il y a mieux : Zorine a opposé son veto à un amendement américain qui « réprouve toute action armée contre les forces et le personnel de l’O.N.U. et contre le Gouvernement de la République du Congo (Léopoldville) », ce qui revient en clair à ne pas condamner les meurtres récemment commis par les bandes armées et en particulier l’assassinat des treize aviateurs italiens.

Second veto soviétique : contre l’amendement américain qui « autorise le Secrétaire Général à prendre des mesures pour empêcher les actions militaires contre l’O.N.U. ou le Gouvernement congolais par des avions ou autres engins de guerre introduits soit au Katanga, soit dans toute autre région du Congo », autrement dit, si l’U.R.S.S. envoie des avions ou du matériel à Stanleyville, l’O.N.U. doit laisser faire.

Troisième veto russe, contre un autre amendement américain qui « priait le Secrétaire Général de procéder à la réorganisation d’unités armées et de personnel militaire congolais », autrement dit, que l’O.N.U. s’abstienne de donner à Léopoldville les moyens militaires d’imposer son autorité. On voit où l’U.R.S.S. veut en venir.

Il n’y a qu’une résolution qui a recueilli l’unanimité – sauf la France et l’Angleterre qui se sont abstenues – celle qui autorise l’O.N.U. à utiliser la force pour expulser les mercenaires et conseillers politiques ne dépendant pas du gouvernement de Léopoldville, autrement dit, de rallumer pour cette fin, la guerre civile et de recommencer l’opération malheureuse de l’O.N.U. contre le Katanga.

Et le délégué des U.S.A., M. Stevenson, a voté tout cela, et nous en passons, faute de place « sans enthousiasme » a-t-il dit. On le comprend.

Il convient d’ajouter toutefois que M. Thant, le Secrétaire Général, a eu la sagesse de faire remarquer que la résolution votée était une chose et son exécution une autre et qu’il pourrait être obligé avant de chasser par la force les mercenaires du Katanga, de donner la priorité à des situations urgentes, comme celles de Luluabourg, d’Albertville et de Kindu, où les forces de l’O.N.U. ont été massacrées par des troupes indisciplinées, remarque qui a mis Zorine en fureur, enjoignant au Secrétaire d’appliquer les résolutions à la lettre.

On ne sait ce qui sortira de ce débat. Rien, espérons-le. On attend les réactions du gouvernement italien qui a envoyé en enquête le Ministre Andreotti à Kindu. L’opinion et la presse italienne sont particulièrement irritées, on le conçoit. L’Italie retirera-t-elle son contingent ? On ne le sait car il serait grave que les Occidentaux ne laissent au Congo que des forces afro-asiatiques. On ignore également si M. Kennedy est satisfait de l’action, si l’on peut dire, de son représentant Stevenson. Il y a tellement d’intrigues et d’intérêts aux prises dans ce malheureux Congo, qu’il est difficile de mettre à jour le dessous des cartes. Les Anglais ont fait de leur mieux pour empêcher l’anarchie de gagner le Katanga, mais les riches gisements qui sont encore exploités par les Belges, ont suscité tant de convoitises. Le mercantilisme de l’Occident est bien capable d’y sacrifier même ses intérêts politiques les plus évidents.

 

Kekkonen rend visite à Krouchtchev

Le Président finlandais Kekkonen a eu à Novosibirsk l’entretien prévu avec Krouchtchev et il a obtenu un sursis. Les consultations militaires, comme on les nomme à Moscou, n’auront lieu que plus tard, mais il y a une condition : que l’opposition finlandaise du social-démocrate Tanner renonce à désigner un candidat contre Kekkonen aux élections, ce qui a été fait immédiatement : ledit candidat Honka  s’est retiré. Il est probable que Kekkonen a été chargé d’une autre mission, de faire pression sur la Suède et aussi sur le Danemark et la Norvège, pour les détourner de toute collaboration avec Bonn et si possible de neutraliser ces deux derniers pays. Cependant, M. Lange, le ministre norvégien était à Moscou et a eu avec Gromyko et Mikoïan un entretien plutôt orageux. La Norvège ne semble pas vouloir se laisser menacer par Moscou et restera dans l’O.T.A.N malgré une certaine opposition à l’intérieur du pays.

 

La Tournée des Terres Vierges

Il est possible que le geste relativement apaisant de Krouchtchev lui soit dicté par ses propres difficultés. On pouvait craindre qu’elles ne le poussent à l’agressivité. Le contraire est également possible. Après ses violentes algarades avec les responsables de l’agriculture dans la région des terres vierges, son dernier discours a été remarquablement conciliant. Il a dû sentir qu’il serait imprudent de s’en prendre à des gens qui ont la vie dure et ne peuvent rien contre la nature et aussi contre la passivité des travailleurs. Figurez-vous que ceux-ci ont adressé à Krouchtchev des revendications de salaires tout comme dans nos démocraties bourgeoises et que notre homme leur a répondu avec un bon sens digne du plus authentique capitaliste . Jugez-en :

« La productivité, leur a-t-il dit, doit toujours dépasser les augmentations de salaires… Si le montant des salaires est plus élevé que celui des marchandises produites, vous aurez beaucoup d’argent, mais vous ne pourrez plus acheter de la viande et du lait dans les magasins, parce que l’écart augmenterait entre le pouvoir d’achat et les marchandises disponibles ; le seul qui gagnerait à l’affaire, serait le spéculateur (entendez le marché noir) ». Bravo, M. Krouchtchev.

Ce sont les mieux payés qui se plaignent, en l’espèce les conducteurs de tracteurs : Krouchtchev leur a fait valoir que les médecins qui les soignent et les instituteurs qui enseignent leurs enfants, sont plus mal payés qu’eux. Il a cependant reconnu que leurs doléances devraient être examinées et satisfaites si possible dans la mesure des fonds disponibles. Un vrai discours de ministre des finances.

 

Le Fléau de l’Abondance

Et pendant ce temps, dans notre vieille Europe, et particulièrement chez nous, on cherche des solutions au mal inverse : celui de l’abondance. La viande que nous payons si cher s’accumule dans les frigos et l’Etat qui la paye 400 frs le kilo vif, cherche désespérément des clients qui en veuillent à 180. De même le fleuve blanc, le lait, coule en vain et ses dérivés s’accumulent. On avait espéré que cette surproduction trouverait preneur chez nos voisins qui ont la chance d’en pouvoir importer. Mais ils sont eux-mêmes, l’Allemagne en particulier, assaillis d’offres de clients qui en échange achètent leurs produits industriels. Le Marché Commun risque de ne pas survivre à cette épreuve et les prochains débats des Six sur ce point vont être décisifs. M. Erhard, le ministre allemand de l’économie, vient de promettre que l’Allemagne ne laissera pas par sa faute sombrer l’organisation européenne. Le propos a été accueilli avec une grande satisfaction. Mais se traduira-t-il dans les faits ? On se le demande. Il y a tant d’intérêts à soumettre et à convaincre au-delà du Rhin, comme ailleurs.

 

                                                                                                CRITON

 

Criton – 1961-11-25 – Confusion Persistante

ORIGINAL-Criton-1961-11-25  pdf

Le Courrier d’Aix – 1961-11-25 – La Vie Internationale.

 

Confusion Persistante

 

Confusion persistante, tel est le caractère que la grande presse accorde aux problèmes actuels. Que ce soit le Congo belge, la pression russe sur la Finlande, les pourparlers Kroutchtchev-Kroll sur Berlin, sans omettre les débats à l’O.N.U., rien n’est clair. La raison fondamentale de ces équivoques c’est que les acteurs n’arrivent pas à concilier leurs plans extérieurs avec les exigences internes.  Il y a les faits qui exigeraient certaines attitudes et les pressions politiques qui empêchent qu’on les reconnaisse. On en trouverait un fameux exemple chez nous en ce moment.

 

Tito et les U.S.A.

Commençons par le point sur lequel on peut être précis : la crise des relations de Tito avec les Etats-Unis. Il y a déjà longtemps, depuis que l’affaire albanaise prenait tournure, nous signalions le rapprochement de Tito avec Moscou. A la tribune du XXII° Congrès, il est toujours le déviationniste, le renégat qui sert de cible idéologique et d’avertissements aux autres qu’on ne veut pas nommer. Mais en fait, les vues de Tito –il l’a avoué d’ailleurs- ne s’éloignent de celles du Kremlin que pour la forme et dans le détail, sur Berlin et les deux Allemagnes, elles concordent.

Les américains qui avaient envoyé à Belgrade un homme de premier plan, Kennan, sont déçus de son échec. Depuis longtemps d’ailleurs, l’opinion aux Etats-Unis s’irritait de voir prodiguer depuis treize ans des dollars pour édifier le communisme en Yougoslavie. La mesure paraît enfin comble et Washington se refuse à envoyer gratis les quelques deux millions de quintaux de blé dont la sécheresse et le mauvais vouloir des paysans plus ou moins collectivisés, ont privé le pays cette année. On n’en est pas, comme le prédit aimablement le voisin albanais à ses concitoyens, à manger de l’herbe cet hiver, mais les Yougoslaves en auraient été réduits à plusieurs reprises à cette extrémité, si les U.S.A. n’avaient déversé là-bas leurs surplus. En échange, ils comptaient que le neutralisme de Tito serait à égale distance des deux blocs. Mais en toute circonstance, il a appuyé les thèses moscovites, que ce soit sur Berlin ou le Congo.

La partie va être serrée. Qui l’emportera des besoins économiques ou de la stratégie politique ? Les finances yougoslaves ne sont pas brillantes ; l’industrie, malgré quelques constructions spectaculaires, manque d’équilibre, l’agriculture ne progresse pas. Beaucoup d’échecs masqués par une propagande spécieuse qui finit par s’éloigner trop de la réalité, pour qu’on la prenne au sérieux.

 

L’Affaire Kroll

Les amateurs de grand jeu diplomatique doivent être ravis de l’affaire Kroll. Kroll est l’ambassadeur d’Adenauer à Moscou. Homme de tempérament et d’imagination hardie qui semble plaire à Krouchtchev. Ils ont eu ensemble des tête-à-tête prolongés et Kroll aurait, selon des indiscrétions calculées, proposé un règlement de Berlin, assez différent du plan officiel du Chancelier. Emotion feinte ou non, à Bonn, on récuse le plan Kroll et on rappelle d’urgence l’ambassadeur ; un porte-parole officiel annonce sa destitution. Et, pas du tout : Kroll s’entretient avec Adenauer qui le renvoie à Moscou poursuivre le dialogue. Adenauer va s’expliquer sur l’affaire avec Kennedy. Le vieux renard aurait-il voulu ressusciter le spectre de Rapallo pour secouer l’apathie de Londres et de Washington et les ramener à l’intransigeance ou bien ne veut-il pas désavouer un homme, capable de s’entendre avec Krouchtchev ? Cette entente apparente n’est-elle pas aussi une feinte d’un côté ou de l’autre, ou même des deux ? Cruelle énigme. En fin de compte cela ne changera pas grand ’chose.

 

Au Pays des Pogroms

On aura beau renverser les statues, la vieille Russie blanche ou rouge ne change guère d’âme ; elle reste le pays des Pogroms. Un grand procès s’est déroulé à Léningrad, un autre à Moscou, contre les représentants de la communauté Juive. Petchersky a été condamné à douze ans de prison, ses adjoints à sept et à quatre. L’affaire a soulevé une grande émotion en Israël et provoqué un débat au Parlement. Embarrassée par la publicité donnée à l’affaire dans le monde entier, « La Pravda » a, comme toujours, mis sur le compte de l’espionnage les persécutions antisémites. Les 250.000 Juifs de Léningrad, les 500.000 de Moscou, tremblent une fois de plus.

 

La Crise Russo-Finlandaise

Les Finlandais aussi. Le Président Kekkonen avait crû gagner du temps en dissolvant le parlement et fixant les élections à Février. Du même coup, il assurait sa réélection. Mais les Russes ne se sont pas laissé convaincre. Kekkonen va en Sibérie discuter avec Krouchtchev des nouvelles exigences russes à l’endroit de la Finlande. S’agit-il d’un retour à l’occupation militaire des bases précédemment abandonnées ou de l’entrée des communistes dans le Gouvernement finlandais ? De toute façon, celui-ci devra s’incliner, heureux de pouvoir conserver un peu de cette neutralité chèrement acquise sur leurs sinistres voisins.

 

Krouchtchev au Kazakstan

Une fois de plus, on se demande si toutes ces manifestations agressives de l’U.R.S.S. ne sont pas des diversions à une situation intérieure tendue. Krouchtchev est allé visiter les terres vierges qui sont en passe de le redevenir ; la récolte de 1961 a été la plus faible jusqu’ici : 5 quintaux à l’hectare en moyenne. « C’est du sabotage » a dit K.

Ce qui nous a frappé en écoutant le dialogue retransmis par la radio, entre le Maître du Kremlin et les responsables de l’agriculture, c’est que ceux-ci lui tenaient tête et n’étaient pas loin de lui dire que c’était sa faute à lui, de s’entêter à cultiver des régions qui ne peuvent l’être. On sentait parfois de l’irritation de  part et d’autre, plus du tout la servilité de l’esclave envers le maître habituelle dans les pays communistes. Qu’en faut-il conclure ? Est-ce l’aube de la démocratie, ou le crépuscule de Krouchtchev ?

 

L’Anarchie Congolaise

Rira bien qui rira le dernier, avait dit celui-ci en parlant du Congo ex-belge. L’heure, hélas, n’est pas à rire. Le massacre des treize aviateurs italiens, doit-il être attribué à l’anarchie ou à une provocation calculée de Gizenga qui après avoir semblé s’accorder avec le Gouvernement de Léopoldville, est rentré dans son pays où il a ramené la terreur ? Cette malheureuse affaire a tout au moins fait éclater l’injustice et l’hypocrisie qu’il y avait à mettre en cause les quelques militaires belges ou autres qui demeurent au service de Tchombé comme boucs-émissaires des malheurs du Congo. De son côté, le nouveau Secrétaire Général de l’O.N.U., Thant, est embarrassé pour continuer la mission de l’Institution faute d’effectifs et de fonds. Comme il advient ailleurs, il est plus difficile de s’en aller que de demeurer. L’O.N.U. continuera tant bien que mal l’opération si maladroitement menée. Elle y laissera un peu plus de son prestige, s’il lui en reste encore .                                              

                                                                       CRITON

 

Criton – 1961-11-18 – Nouveaux Horizons

ORIGINAL-Criton-1961-11-18  pdf

Le Courrier d’Aix – 1961-11-18 – La Vie Internationale.

 

Nouveaux Horizons

 

En U.R.S.S.

La déstalinisation bat son plein. On démolit les statues ; on débaptise les villes ; tandis que le XXII° Congrès, avec son mirifique programme, a fixé le tableau de la Russie de 1980. Krouchtchev a bien justifié l’adage : en U.R.S.S., l’avenir est connu d’avance, il n’y a que le passé qui change. Les historiens officiels ont la tâche plus ardue que les planificateurs qui, eux, ne risquent rien. Ils ont vingt ans devant eux. Tout cela est fort bien, mais ne va pas sans remous.

 

La Polémique

D’un côté la polémique du parti albanais contre le déviationniste Krouchtchev s’étale en termes violents. Sera-t-il expulsé du Pacte de Varsovie ?  Les Chinois soutiennent l’Albanie et avec eux plus ou moins tous les partis communistes non européens, à l’exception notable de Cuba. Communisme blanc et communisme de couleur s’affrontent. A noter que seule en Europe, l’Albanie est en majorité un pays musulman, que ses maîtres Hodja et Chehu sont des musulmans. Cela compte. A rapprocher d’un autre fait : le seul représentant musulman au Présidium et au Secrétariat du Parti, c’est-à-dire dans le gouvernement soviétique, Mukhitdinov, a été éliminé de l’un et l’autre organisme, et Krouchtchev est en ce moment en tournée dans les provinces musulmanes de l’U.R.S.S., à Samarkand, en particulier, où le nationalisme est encore très vif : les 25 millions de musulmans asiatiques de l’Empire soviétique n’ont plus aucune participation à la direction suprême. Ce sont des sujets et traités comme tels. La démocratie populaire a de ces mystères !

 

Les Réactions

La seconde déstalinisation et l’affaire albanaise ont déconcerté les partis frères ; la super bombe aidant, ils ont quelque embarras à justifier les actes de Moscou, et derrière les portes soigneusement closes, on perçoit les éclats de voix des militants. Mais cela n’a guère d’importance. Ils en ont vu d’autres et en verront encore. Ce qui est plus sérieux, ce sont les réactions à l’intérieur même de la Russie, car c’est là que les conséquences de la déstalinisation seront décisives. On peut déjà essayer de s’orienter.

 

Les Courants de la Société Soviétique

La société soviétique actuelle comprend trois classes essentielles : les « Apparatchiks », c’est-à-dire tous les privilégiés qui dirigent le pays en dehors de la quinzaine de têtes qui, elle, constitue le gouvernement proprement dit. Ceux-là sont tout dévoués au maître du jour dont ils tiennent leur pouvoir et l’approuvent quoi qu’il fasse, quitte à le renier instantanément s’il lâche la barre et à encenser son successeur.

Au-dessous s’est formé une classe moyenne qui, depuis la mort de Staline s’est rapidement développée et commence à constituer une opinion ; intellectuels de toute espèce, chefs d’entreprises, praticiens, officiers subalternes, etc…  Cette classe est nettement libérale, autant qu’on peut l’être là-bas, et c’est sur elle que Krouchtchev s’appuie. Elle a souffert sous Staline. Elle aspire au bien-être. Elle approuve la coexistence pacifique et la détente.

Enfin, il y a la masse, l’immense masse des « sans visage » comme on les appelle en russe, en majorité paysans. Ceux-là, avec leur tournure d’esprit mystique, leur patriotisme ardent et chauvin ont toujours adoré le maître comme un dieu, fut-il cruel. Staline avait succédé au Tsar comme leur père. On le craignait et le vénérait à la fois. Détrôner cette icône est grave. Pour ceux-là, la première déstalinisation avait passé inaperçue. La seconde les atteint. On enlève les portraits. On change le nom des villes et des rues. Ils ne comprendront pas et la foi simple et quasi inconsciente dans le régime, dans l’avenir qu’il promet, sera mise en doute. Le maître du Kremlin ne s’en soucie guère, ils ne comptent pas ; il pourrait bien se tromper. Il y a enfin une autre résistance, celle des vieux bolcheviks, qui ont milité et combattu pendant la guerre sous Staline et que Molotov représente bien. Krouchtchev a essayé de les faire parler en sa faveur. Le succès a été de pure forme.

Si donc on met ensemble le schisme politique qui résulte de l’affaire albanaise et de la lutte sourde entre Pékin et Moscou, et d’autre part, les tendances divergentes de ce qu’on peut appeler l’opinion, on peut conclure que le monolithisme du camp oriental est mort et sans doute définitivement, que Krouchtchev l’emporte ou non, car la partie n’est pas jouée.

 

Le Rôle Nouveau du Japon

A l’autre bout du monde, au Japon, un autre mouvement se dessine qui pourrait aussi prendre une importance historique. Depuis la défaite de 1945, le Japon ne jouait plus de rôle notable dans la politique internationale. Sa puissance militaire était négligeable, et sa reconstruction économique son unique souci. Cela est en passe de changer. En effet, après les événements du Laos et du Sud-Vietnam, les Américains ont compris qu’ils ne pouvaient pas grand-chose, que l’Asie était perdue pour le Monde libre et que la rivalité sino-russe ne suffisait plus à arrêter l’invasion lente et progressive du communisme. Au surplus, l’homme blanc, qu’il soit russe ou américain, est trop suspecté pour rallier les masses. En désespoir de cause, les Américains songent au contre-poids que le Japon pourrait constituer.

 

Les Sud-Coréens à Tokyo

Un fait significatif qui n’a même pas été signalé par la presse : le Chef de la nouvelle Junte militaire, qui a pris le pouvoir en Corée du Sud est allé à Tokyo. Il vient de s’y arrêter à nouveau avant d’aller à Washington. La Corée, ancienne colonie japonaise était jusqu’ici violemment hostile à l’ancien occupant. Syngman Rhee était encore plus anti-japonais qu’anti-communiste. Maintenant, un rapprochement se précise que les Etats-Unis ont vivement sollicité. C’est le premier signe d’un retour du Japon sur le continent asiatique. Cette évolution a été grandement facilitée par l’explosion des bombes atomiques russes. Les partis hostiles aux Etats-Unis, au Japon, ont changé d’attitude. Les dirigeants nippons en profitent, et la possibilité de jouer à nouveau un rôle en Asie les tente. On dit même que les Etats-Unis songeraient à les faire participer à la défense du Sud-Vietnam. C’est évidemment anticiper mais n’est pas impossible. L’équilibre des forces a ses exigences et l’intérêt commun du Japon et des Etats-Unis, aussi bien politique qu’économique, est de conjuguer leurs efforts pour conserver une partie de l’Asie à leur influence et à leurs marchés. Nous ne sommes qu’aux premières lueurs de cette nouvelle conjonction. On en reparlera, à coup sûr.

 

Pourquoi nous Travaillons

Sur un tout autre plan, on discute aujourd’hui du sens à donner à notre civilisation, et partant à notre effort. Des canons ou du beurre, disait-on autrefois et aujourd’hui encore le camp de l’Est met les canons avant le beurre. En Occident, et surtout aux U.S.A. on a abondance des deux. La question s’est déplacée ; l’alternative est ou bien la civilisation du « gadget » comme on l’appelle avec dédain, ou la civilisation « sociale » où les investissements sont orientés en priorité sur les services publics, le logement, l’éducation et l’hygiène. De fait, aux Etats-Unis, on consacre plus de capitaux au superflu qu’à l’essentiel. Il ne faudrait cependant pas oublier que le superflu et même l’inutile est plus cher à l’homme que le nécessaire, plus encore chez les primitifs que chez les évolués. Le superflu s’incorpore peu à peu au nécessaire et c’est lui qui, dans une société où règne l’abondance, constitue l’attrait et l’agrément de la vie. Le progrès, si progrès il y a, a besoin de l’un et de l’autre. Qu’en pensez-vous ?

 

                                                                                            CRITON