Criton – 1962-01-06 – Les Rivaux en Moyen-Orient

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Le Courrier d’Aix – 01-06-1962 – La Vie Internationale.

 

Les Rivaux en Moyen-Orient

 

Un homme qui se noie s’accroche à un serpent : Tel Nasser qui se livre aux Soviets pour s’imposer à nouveau au monde arabe. Pour les Russes, c’est un coup de maître qui complète une brillante série. Feu Foster Dulles devrait reconnaître que lorsqu’il infligea aux Franco-Anglais le désastre de Suez, il était inévitable que les Soviets s’y installent un jour.

 

Une Base Navale Russe à Port-Saïd

Ils y sont sans y être, tout en y étant et c’est là l’astuce. En principe ils livrent aux Egyptiens une petite flotte avec avions et sous-marins, mais comme les marins égyptiens ne sauraient manier ces engins, un russe leur tiendra la main et à Alexandrie et à Port-Saïd on établira les états-majors mixtes qui bénéficieront des installations militaires énormes que les Anglais avaient mis un demi-siècle à édifier. L’amiral en chef de la flotte russe Gornikov vient de les inspecter.

On mesure sans peine la portée de l’événement. Suez est la clef des communications entre l’Europe et l’Asie et l’Afrique australe. Nasser déjà fermait le canal à son gré aux Israéliens d’abord, aux portugais hier, demain il peut le faire à la France, à l’Angleterre ou à l’Afrique du Sud. Un vote de l’O.N-U- hostile à l’un de ces pays peut servir de prétexte et ce sont les Soviets qui pousseront la barrière. Mais cela n’est pas tout. On a entendu dans son dernier discours Nasser attaquer à la fois tous les potentats du monde arabe. Ibn Seoud d’Arabie Séoudite, le roi de Jordanie, Nasser a retiré son contingent de Koweit et paraît maintenant s’accorder avec son ex-rival Kassem, lui aussi en quête d’aventure pour relever son prestige ; Kassem, a également l’appui des Soviets qui ont opposé leur veto à l’admission du Koweit à l’O.N.U. On sait que la moitié du pétrole britannique vient de ce petit pays, une bonne part du reste, de l’Irak. Ces deux sources taries, c’est pour l’Angleterre la ruine. La Livre déjà mal en point ne résisterait pas à l’hémorragie de devises nécessaires pour remplacer le pétrole-sterling par de l’américain. Si par hypothèse fort plausible, Nasser et Kassem s’emparaient des gisements de Koweit, d’Arabie Saoudite et de la côte du Golfe Persique, non seulement l’Angleterre, mais les grandes Sociétés internationales seraient gravement touchées et le pétrole russe s’imposerait en Angleterre et dans les autres pays dépourvus et de gisements et de dollars.

Ce plan que nous esquissons est certainement dans l’esprit de la diplomatie russe. Son exécution n’est pas pour demain. Il faut que le pétrole russe coule en quantité suffisante, que les Soviets disposent de la flotte de tankers qu’ils font construire, que les pays arabes visés soient peu à peu minés de l’intérieur, que les Russes, enfin ce qui sera plus difficile, aient isolé l’Angleterre et travaillent son opinion au point que la perte des pétroles ne provoque pas la guerre. On se rappelle que MacMilan avait signifié à Krouchtchev qu’une action russe dans la péninsule arabe déclencherait un conflit. Pour éviter cela il faut, et c’est à quoi ils vont s’employer, que les Russes améliorent leurs relations avec les Etats-Unis et obtiennent une sorte de trêve qui ressemble à un partage des zones d’influence dans le monde.

L’ambassadeur russe à Washington, Mensykov, vient d’être rappelé, c’est un excellent spécialiste, Dobrynine le remplace. Mensykov se contentait de sourire, Dobrynine fera du travail. Il devra renforcer, en lui donnant d’apparents succès, la politique extérieure de Kennedy que cette série d’échecs depuis un an de pouvoir, a sérieusement compromise.

 

L’Opposition à la Politique de Kennedy

Une grande partie de l’opinion la critique parfois avec véhémence, surtout depuis les violences des troupes de l’O.N.U. à Elisabethville. Et les élections des gouverneurs, de la Chambre des Représentants, d’une fraction du Sénat, ont lieu en novembre. Les arguments contre Kennedy ne manquent pas : le fiasco de Cuba d’abord, le relâchement des liens de l’O.T.A.N. à cause des hésitations sur Berlin, le manque d’appui au Portugal dans l’affaire de Goa qui va mettre en question les bases des Açores d’importance stratégique capitale, mais surtout l’expédition de l’O.N.U. contre Elisabethville, appuyée et financée par l’Administration Kennedy, enfin la politique insensée, fondée sur la hantise de s’assurer les bonnes grâces des Afro-asiatiques et particulièrement de Nehru et de Nasser, avec les résultats que l’on sait. Le tout constitue un lourd passif à l’encontre du jeune président, qui sera exploité par les Républicains qui espèrent reprendre le contrôle d’au moins une assemblée, celle de la Chambre des Représentants. Il faudra compter aussi avec l’opposition à la nouvelle politique économique d’abaissement des tarifs douaniers.

 

La Seconde Phase du Marché Commun

A l’heure où nous écrivons, on ne sait encore si l’on passera à la deuxième phase du Marché Commun, à cause du conflit qui oppose la France à l’Allemagne, sur la politique agricole commune. En réalité, beaucoup pensent que, si sérieuse qu’elle soit, cette question agricole n’est qu’un prétexte. Ce qui est en cause, c’est la substitution au cours de cette seconde phase, à la règle de l’unanimité jusqu’ici nécessaire pour toute décision, de la règle de la majorité, c’est-à-dire, en réalité, d’une forme de supra-nationalité puisqu’un pays membre devra s’incliner si ses partenaires en décident. Le Marché Commun deviendrait ainsi effectif et non plus une simple réduction de tarifs douaniers.

On connaît l’opposition de la France à toute atteinte à sa souveraineté. Ce sont les Allemands qui sont le plus embarrassés ; d’un côté ils souhaitent que cette règle de la majorité consacre le mouvement vers une véritable communauté européenne qui deviendrait irréversible, de l’autre ils craignent ne plus pouvoir maintenir leurs échanges agricoles avec des pays tiers dont la clientèle est importante, comme l’Argentine, le Danemark, le Canada. Par contre aussi, la règle de la majorité peut empêcher l’Angleterre et les membres du Commonwealth de s’associer à la Communauté européenne, ce que les Allemands et particulièrement le Dr Erhard voudraient obtenir. Nous saurons bientôt si un compromis est possible.

 

Les Chinois et l’Albanie

Pendant ce temps, le conflit sino-russe demeure centré sur l’Albanie. Les techniciens russes ont été tous rappelés d’Albanie ; les Chinois les ont remplacés ; une mission albanaise est allée à Pékin et un traité a été conclu entre les deux pays qui prévoît un crédit de 123 millions de dollars accordé par la Chine et la création d’une Compagnie de navigation mixte. On comprend pourquoi les Russes cherchent à s’assurer autour de Suez une base navale en Méditerranée orientale depuis qu’ils ont dû renoncer à celle de Sassano établie à grands frais sur la côte albanaise.

 

Soekarno et la Nouvelle-Guinée Hollandaise

Autre point névralgique ; l’affaire de la Nouvelle-Guinée hollandaise. Le président Soekarno d’Indonésie fait mine de préparer une expédition militaire pour s’emparer du dernier territoire hollandais dans cette partie du monde. Il a reçu des Russes un matériel de guerre important. Les Américains eux-mêmes lui en ont fourni. L’obstacle à l’opération vient de l’opposition de l’Australie qui occupe la partie méridionale de la Nouvelle-Guinée et n’entend pas que l’Indonésie s’installe à ses portes. Les efforts de médiation pour éviter un conflit viennent de divers côtés, et si la guerre éclatait, l’O.N.U. subirait un nouveau coup. Comme les Hollandais n’ont plus grand intérêt, sinon de prestige, à s’accorder en Nouvelle-Guinée, ils se prêteraient volontiers à une solution qui leur permette de sauver la face. Les choses en sont là. Les Papous qui n’ont guère voix au chapitre, ne semblent pas pressés de changer de colonisateurs, mais, comme chacun sait, il n’est de colonisateurs que les blancs occidentaux.

 

                                                                                             CRITON