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Le Courrier d’Aix – 1962-01-13 – La Vie Internationale.
Stratégie Planétaire
Multipliant les initiatives, la diplomatie soviétique se déplace sur plusieurs fronts : l’Allemagne, l’Afrique noire, le Moyen-Orient, sans négliger jamais une chance même minime de marquer un point.
Le Prix pour l’Allemagne de l’Alliance Atlantique
C’est ainsi qu’elle a fait coïncider la visite de M. MacMillan à Adenauer avec l’envoi d’un mémorandum à Bonn, que l’ambassadeur allemand Kroll a été chargé de transmettre. On se rappelle que Kroll est ce diplomate dynamique et indépendant qui a l’oreille de Krouchtchev et dont l’Occident se méfie. Ce document, le vieux Chancelier a hésité à le publier, ce qui a éveillé des soupçons. C’est précisément ce que cherchait Moscou. En effet, les Russes montrent à l’opinion allemande ce que lui coûte l’alliance occidentale sans contre-partie tangible.
Tour à tour les américains ont exigé de Bonn, le remboursement de leurs dettes, l’achat massif de matériel de guerre, un milliard de dollars pour les pays sous-développés, la réévaluation du mark enfin qui pèse sur l’essor de l’économie de la République fédérale. Les anglais, à leur tour, viennent à Bonn demander une participation aux frais d’entretien des troupes anglaises en Allemagne, de nouveaux achats d’armement, des concessions économiques en cas d’adhésion au Marché Commun, une prise en charge de certains investissements dans les anciennes colonies. La France, elle-même, fait pression sur l’Allemagne pour obtenir l’écoulement de ses surplus agricoles, bref toutes ces alliances servent, selon Moscou, à exploiter le dynamisme allemand sans offrir d’autres garanties que l’anéantissement en cas de conflit. Si l’Allemagne entrait dans les vues moscovites elle trouverait à l’Est un champ d’expansion illimité pour son industrie et réaliserait son unité que les Occidentaux sont incapables de lui obtenir.
Ces « sirènes de Rapallo » n’ont évidemment aucune chance de séduire les Allemands de l’Ouest, surtout depuis que se dresse le « mur de la honte » à Berlin. Mais cela entretient un certain malaise dans l’opinion qui ne peut contester à quelles pressions Bonn est soumise et quel tribut elle paye à ses alliés pour conserver leur alliance.
Le Bouclage de Nasser
Au Moyen-Orient, la manœuvre soviétique se précise. Nasser en échange du contrôle de Suez va recevoir une aide économique plus importante et les travaux du barrage d’Assouan que les Russes avaient eu soin de poursuivre au ralenti vont reprendre activement. Les Russes ont été patients. Ils ont encaissé des affronts sans s’irriter. Mais ils manœuvraient en sous-main.
En Syrie, le parti communiste a beaucoup contribué au succès de la rébellion contre Nasser, bien que le parti qui a pris le pouvoir à Damas soit plus anticommuniste que ne l’était alors Nasser lui-même. En Egypte, ils se sont chargés d’Assouan comme d’un moyen de pression et finalement ils se sont trouvés là pour sauver le Bichachi de la chute en lui fournissant au dernier moment les moyens militaires pour prendre éventuellement sa revanche sur ses voisins arabes. Moyennant quoi, Alexandrie devient une base soviétique sous les couleurs égyptiennes, et les derniers étrangers chassés d’Egypte, le socialisme arabe, comme il s’appelle, est instauré à coup de décrets et d’expropriations.
En fait, l’Egypte est virtuellement une démocratie populaire, un satellite de style arabe, mais au Moyen-Orient, les régimes sont si peu stables, qu’une victoire même complète, peut se transformer en échec en un tournemain.
Les Russes en Irak
Même tactique russe avec Kassem en Irak. Celui-ci assez rebelle à l’influence moscovite se voit peu à peu contraint de s’y soumettre pour réaliser ses ambitions et même simplement pour sauver son pouvoir, car sa popularité a beaucoup baissé. Comme en Egypte, l’absence de cadres administratifs, la corruption des fonctionnaires, les rivalités des militaires, le chaos économique qui en résulte, ont déçu les populations qui croyaient voir venir une ère nouvelle. Au contraire, la misère et le désordre s’accentuent. Kassem armé par les Russes comme Nasser, est en mesure d’attaquer l’Occident sur deux fronts : celui du pétrole ; à l’intérieur il cherche à pressurer au maximum les compagnies britanniques, à l’extérieur il voudrait annexer Koweit. Pour faire front à cette double menace, la solidarité anglo-américaine serait indispensable, l’Angleterre n’ayant plus le poids nécessaire pour agir seule. Cette solidarité est cependant bien problématique.
Kennedy et le Congo
Le Président Kennedy, lui aussi, est content de lui. Il a fait de sa première année de règne un compte-rendu très optimiste. Les réactions de la presse montrent qu’il n’a convaincu ni ses adversaires, ni beaucoup de ses partisans. Ses échecs sont incontestables. Quant aux succès, il est bien difficile de savoir s’ils sont le fait des circonstances ou s’il y a cru quelque part. Cependant le test du Congo pourrait tourner à son avantage. Tchombé paraît décidé à se soumettre à l’autorité de Léopoldville, pourvu qu’on lui garantisse une certaine autonomie. Quant à Gizenga, son prestige et son pouvoir ont pratiquement disparu. Il est lui-même invisible et introuvable. Sa province de Stanleyville, ravagée par les inondations, a cessé d’être le bastion du lumumbisme. Les chances de réunification effective sous le contrôle d’Adoula augmentent. Mais en Afrique noire, le conditionnel est de rigueur pour toute prévision.
Mikoyan à Conakry
Krouchtchev en a fait l’épreuve, car il se croyait bien en place à Conakry, à Bamako, à Accra et même à Casablanca, mais faute d’expérience de la mentalité noire, les hommes chargés d’implanter l’organisation russe ont échoué. Krouchtchev ne se tient pas pour battu et il vient d’envoyer à Conakry Mikoyan en personne. L’adroit arménien pourra-t-il rétablir la situation ? L’entreprise est difficile. En effet, Sékou Touré vient de prendre conseil du vieux politicien noir, son voisin Tubman du Libéria, l’homme des Américains et de la Firestone qui connaît les pièges soviétiques de longue date.
Cette lutte d’influence entre les Soviets et les Américains coûte très cher aux uns comme aux autres et les résultats s’annulent plus ou moins. De plus, les pays que l’on courtise n’en tirent pas grand avantage, les populations s’entend, car les dirigeants, eux, en font largement leur profit. Une politique inverse, c’est-à-dire d’abstention concertée serait plus intelligente. Mais est-elle seulement pensable ?
CRITON