Criton -1962-01-20 – Une Etape vers l’Europe

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Le Courrier d’Aix – 1962-01-20 – La Vie Internationale.

 

Une Etape vers l’Europe

 

Dans la nuit du 13 au 14 janvier, les Ministres des Six ont fini par s’accorder pour le passage à la seconde étape du Marché Commun, celle qui inclut l’agriculture, où les résolutions seront prises (sauf pour cette agriculture, dans les quatre premières années), à la majorité et non plus à l’unanimité. Jusqu’ici, depuis la conclusion du Traité de Rome en 1957, cette notion du Marché Commun avait un caractère psychologique et son contenu effectif était réduit à peu de chose : une détente douanière et une très légère préférence entre les Six. Mais l’idée avait fait plus que la réalité ; la multiplication des échanges, les ententes industrielles par-delà les frontières, l’afflux des investissements et des capitaux d’outre-Atlantique et à l’intérieur de la Petite Europe, l’établissement réciproque de filiales des grandes entreprises et  surtout, l’élan donné à la production, dont la croissance a dépassé les prévisions. On a contesté le rôle de cette notion de marché commun dans ce processus. Certains ont dit que ces progrès se seraient accomplis en tout état de cause ; sans doute, mais on ne peut nier le rôle d’accélérateur que l’idée a joué. Et hier encore, quand il a fallu franchir le pas décisif, malgré tous les obstacles, c’est l’idée qui a brisé les résistances. On ne pouvait pas échouer, il a donc fallu s’entendre.

 

Le Compromis de Bruxelles

Le compromis atteint est obscur et complexe. Tout comme le Traité de 1957, il contient plus d’intentions que de faits et de résolutions pratiques. On ne sait pas quelle forme prendra dans les prochaines années, cette intégration progressive des agricultures, mais c’est précisément la résolution irréversible de faire quelque chose qui obligera les responsables à s’adapter par avance à ce qu’elle pourra être, comme ce fut le cas pour l’industrie ; on fera comme si le Marché Commun agricole devait devenir réalité. Et peu à peu, cette réalité apparaîtra, probablement différente de celle que l’on conçoit ; sans doute même très en-deçà des ambitions qu’on nourrit. Ce qui est certain, c’est que l’idée et l’intention seront les facteurs du progrès. Les sceptiques, dont nous étions, ont eu tort et il faut s’en réjouir. Il est si rare que des ministres de différents pays assemblés aboutissent à quelque chose, que l’événement peut être qualifié d’historique.

 

L’Harmonisation des Politiques Economiques

On a dit qu’à partir du moment où le veto dans les décisions est aboli et qu’une certaine forme de supra-nationalité, si modeste soit-elle, s’affirme, on franchit le premier pas vers une association politique. Pour ce qui est de la politique tout court, c’est aller trop vite, mais cela est vrai de la politique économique et celle-là commande l’autre dans une certaine mesure. Aucun des Six pays aujourd’hui d’accord sur une intention commune ne pourra modifier sa structure industrielle et agricole d’une façon qui diverge radicalement de celle des autres ; cela par exemple coupe court aux tendances qui se faisaient jour en Italie – avec l’ « ouverture à gauche » : une politique sociale qui comprendrait des nationalisations nouvelles ou des limitations aux droits de propriété agricole.

En théorie, de telles réformes demeurent possible ; en fait, elles ne le sont pas. La structure politico-sociale, l’ordre économique des Six, sera nécessairement tenu à une certaine harmonie ; sauf révolution, on ne pourra briser le cadre dans lequel on a inséré le plan d’un futur Marché Commun. Et c’est cela qui est capital. Même si l’Europe ne devient jamais une Fédération, elle aura un style commun, un ordre social assez semblable. C’est pour cela que les Américains qui ont en principe plus à perdre qu’à gagner dans l’affaire, ont appuyé l’idée d’un marché commun, même s’il doit s’étendre à d’autres pays, dont l’Angleterre. Le monde atlantique évoluera dans le même cadre. Quiconque s’en écarterait se trouverait dans un tel isolement que son économie péricliterait aussitôt. Il se peut même que cette structure économique et sociale commune exerce un attrait suffisant pour dissocier peu à peu le monde archaïque qui commence au mur de Berlin.

 

Que se Passe-t-il à Moscou ?

Les cremlinogues finissent par se rendre : l’éclatement du bloc communiste s’étend en ondes successives. Que se passe-t-il au Kremlin ? La lutte pour le pouvoir nous réserve-t-elle des surprises retentissantes ? Peut-être. Ce qui est sûr, c’est que l’évolution de l’U.R.S.S. touche à un moment crucial. Sauf dans le domaine scientifico-militaire, le régime fonctionne très mal ; Krouchtchev a étalé dans ses discours, dans ses tournées, les déficiences qui dépassent en ampleur, surtout en agriculture, tout ce qu’imagineraient les détracteurs du système. Des réformes radicales s’imposent ; toutes celles que l’on a tentées jusqu’ici ont échoué, l’agriculture en particulier, loin de progresser, d’année en année décline, Krouchtchev à Minsk, vient de donner les chiffres.

Comme cela s’est vu déjà –en 1905 après la défaite contre le Japon- deux factions se dressent. Ceux qu’on peut appeler les réactionnaires, représentés par Molotov, réprouvent le relâchement de l’autorité ; les gens en place, plus ou moins accusés et malmenés, les cadres du parti s’insurgent et veulent revenir au stalinisme. Mais la jeune génération, la classe moyenne qui s’est formée depuis 1953 qui trouve périmé le marxisme léninisme et qui aspire au bien-être, soutient Krouchtchev et la masse, dans la mesure où elle commence à s’exprimer, l’appuie. Entre les deux tendances, une épreuve de force est inévitable.

Sur un point capital, nous ne sommes pas d’accord avec ceux qui voient dans ce bouleversement possible une raison d’inquiétude ; car, ou bien la réaction l’emportera et ne pourra pas à la longue arrêter l’évolution en marche et briser les résistances ; ou bien les progressistes s’imposeront et cette évolution s’accélérera qui consacrera le schisme sino-soviétique. De toute façon, une période d’instabilité est inévitable qui détournera les dirigeants de toute aventure extérieure même si, comme il est probable, les manifestations agressives se multiplient pour faire diversion.

 

Une Petite Histoire

Pour nous faire pardonner tant de considérations abstraites, nous allons relater, prise parmi tant d’autres, la plainte d’un citoyen soviétique parue ces jours-ci dans les « Izvestia » qui en dit long sur l’état présent du pays. Il s’agit d’une lettre adressée au journal par le directeur d’école Sivtzov, de la région de Semipalatinsk, exactement du kolkhose Idanov. Il a vingt-cinq ans et sort de l’Université. « Je n’ai pas peur des difficultés de l’existence, mais il y a des limites. Le président du kolkhose ne me permet pas d’acheter du bois pour cuire mon pain (chacun dans les kolkhoses fait son pain lui-même) ; je suis obligé de le casser moi-même après la classe. On m’a refusé, comme contraire au règlement, un lopin de terre où je puisse faire le foin pour nourrir ma vache ; il n’y a aucun marché ici et je suis obligé d’aller en acheter dans les villages voisins. Pour avoir de la viande, il me faut faire quinze kilomètres » et le directeur du kolkhose, un certain Marakutza, répond à mes plaintes « Ici, on ne vend rien, débrouillez-vous comme vous pourrez » ».

Cette petite histoire à l’intention de Messieurs les instituteurs qui seraient tentés de remplacer au kolkhose Idanov le camarade Sivtzov…. La « dolce vita », n’est-ce pas ?

                                                                      CRITON