Criton – 1962-02-03 – Rapprochement Difficile

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Le Courrier d’Aix – 1962-02-03 – La Vie Internationale.

 

Rapprochement difficile

 

De contact en contact, Américains et Russes tâtent les possibilités d’une entente qui aboutirait, en fait, à un partage d’influence dans le monde. Comme nous l’avons vu, ce dialogue ambigu et secret a commencé dès novembre. Aujourd’hui il devient public. Rapportons les derniers épisodes ; Le chef de l’information de la Maison Blanche, Pierre Salinger, a rencontré Kharmalov à Paris, un troisième entretien Gromyko-Thomson est annoncé, le gendre de Krouchtchev, Adjoubeï va dîner avec le Président Kennedy, enfin une réunion d’officiels des deux bords va se tenir pour élargir les échanges culturels.

 

La Tactique Russe

La tactique russe n’a pas changé depuis Molotov ; on le croirait encore en poste. D’un côté ces prises de contact, de l’autre pour brouiller le jeu, des démonstrations hostiles. Adjoubeï, à la veille de rencontrer Kennedy, s’est rendu à Cuba, a juré au nom du beau-père de la défendre par les armes et passant ensuite au Mexique, il a suggéré aux Mexicains de reprendre le Texas aux U.S.A. qui le leur avait volé au siècle dernier (ce qui est d’ailleurs faux). De même, à la veille de la rencontre Salinger-Kharmalov, Tsarapkine, à Genève claquait les portes et mettait fin à cette ridicule conférence pour l’interdiction des armes nucléaires qui durait depuis trois ans. Ce qui est curieux, c’est que l’on retrouve dans la presse soviétique cette même contradiction : l’habituelle propagande antiyankee avec ses caricatures grossières, à côté d’articles sérieux qui soutiennent la possibilité et l’intérêt d’un rapprochement avec les U.S.A. Si bien que les Américains eux-mêmes, s’alignent. Ils s’empressent aux rendez-vous tandis que Kennedy souligne les obstacles à tout règlement négocié des problèmes pendants. Au fond ce sont plutôt les Russes qui sont demandeurs ; car Krouchtchev dont le prestige en U.R.S.S. est chancelant, a besoin d’une pause pour remettre, si possible, un peu d’ordre dans le mécanisme grippé de l’économie soviétique. Il lui faudrait ralentir la course aux armements qui, de plus en plus coûteux, dépassent les moyens financiers de l’U.R.S.S. L’intérêt des Américains sur ce point est exactement opposé. Ils ont une capacité de production excédentaire et l’armement en absorbe une part importante. Toute réduction de ce côté affaiblirait ce potentiel. Quoiqu’en disent des gens bien intentionnés, il ne serait pas possible en peu de temps de trouver un substitut pacifique aux énormes dépenses militaires. Les Russes, au contraire ne seraient pas embarrassés.

 

Hypothèses sur l’Allemagne

Dans un récent article le spécialiste des questions soviétiques, Isaac Deutscher, suppose, comme nous l’avons fait ici récemment, que c’est le problème allemand qui est au centre de la manœuvre russe. Il va même plus loin et croit que les Soviets se débarrasseraient volontiers de la République de Pankow et non seulement d’Ulbricht, de peur de ne pouvoir tenir longtemps en Allemagne de l’Est, où la situation devient explosive. Une Allemagne réunifiée et neutralisée servirait mieux les intérêts soviétiques que le fardeau de la D.D.R. L’hypothèse est hardie, mais pas sans fondement. On a vu qu’en Allemagne fédérale, le chef du parti libéral Mende, s’est prononcé pour des négociations directes avec Moscou et qu’il a trouvé dans les milieux politiques et dans l’opinion un peu irritée par tout ce que Bonn doit payer à ses alliés pour s’assurer leur concours, un écho favorable. L’ombre de Rapallo n’est pas dissipée. Si intéressantes que soient ces conjectures, les intentions des parties n’apparaissent pas encore clairement.

 

Le Libéralisme Douanier aux U.S.A.

L’événement important est plutôt d’ordre économique : les nouvelles déclarations du Président Kennedy en faveur du libéralisme douanier. Il a très bien fixé le problème : « on ne peut prétendre à la direction du monde libre et s’enfermer dans le protectionnisme ». Il faut, même s’il doit en coûter à beaucoup, ouvrir les frontières aux marchandises étrangères et en contrepartie, obtenir l’accès des marchés étrangers aux exportations américaines. Louables intentions certes, mais d’une réalisation difficile. Les intérêts menacés ne manqueront pas de s’opposer. Pour les apaiser, il faut, comme l’entend Kennedy, apporter l’aide de l’Etat aux entreprises incapables de soutenir la concurrence étrangère, les reconvertir, rééduquer et reclasser la main-d’œuvre. Tout cela n’ira pas sans ingérence administrative à laquelle les Américains répugnent. Combien de branches industrielles sont encore capables de compétition sans protection douanière ? Quelques-unes certainement, peu cependant la supporteraient sans une réduction sévère de leurs marges bénéficiaires, ce qui constitue un facteur de dépression peu compatible avec l’accroissement annuel  de 4 1/2% de la production attendu par Kennedy.

La première condition à cette politique, serait une pause des salaires comme les Anglais cherchent, sans grand succès, à en imposer une. Or, les derniers épisodes aux U.S.A. du marchandage entre patrons et ouvriers ne permet guère une stabilisation des prix. La grève des électriciens à New-York vient de s’achever sur l’arrangement suivant : au lieu de travailler six heures par jour à 2.200 anciens francs l’heure et une septième heure supplémentaire à 3.300, ils ne feront que cinq heures à 2.500 et une sixième à 3.700. Heureusement qu’il s’agit d’ouvriers du bâtiment où la concurrence étrangère ne joue pas, sinon à ce tarif-là….

Par contre, la grève de l’acier est toujours possible à l’expiration de l’actuel contrat en juillet, et l’acier européen et japonais affluent aux U.S.A. malgré les droits de douane. Déjà Kennedy s’est opposé au relèvement du prix de l’acier, malgré la précédente hausse des salaires. Il ne le pourrait plus s’il en intervenait une nouvelle ; les aciéries ne seraient plus en mesure de pratiquer les amortissements indispensables.

Par ailleurs, Kennedy veut décourager l’implantation d’industries américaines en Europe en surtaxant les bénéfices des filiales qu’elles y installent, ce qui est une arme à deux tranchants. On devine la complexité de l’affaire et il est peu probable que  le Congrès américain accorde à Kennedy des pouvoirs discrétionnaires en matière de tarifs. Il devra se contenter de quelques retouches progressives et il ne l’ignore pas. Le bruit fait autour de cette politique économique libérale ne serait-il que propagande à l’usage extérieur, pour montrer les bonnes intentions des U.S.A., et pour l’intérieur un avertissement aux Syndicats à modérer leurs exigences et aux industriels à comprimer leurs frais. Sans nul doute, car avec des salaires triples des européens, une ouverture rapide des frontières serait pour l’économie américaine un coup insupportable, surtout maintenant où, malgré les propos optimistes, la reprise de 1961 n’est pas encore consolidée.

                                                                                       CRITON