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Le Courrier d’Aix – 1962-02-10 – La Vie Internationale.
Hommes et Choses
Alfred Fabre-Luce rapporte ce mot d’un américain : « Eisenhower souhaitait ne rien faire ; Kennedy veut faire quelque chose. Mais comme il ne peut pas, la différence n’est pas très grande ». Le mot pourrait s’appliquer à d’autres et même à Krouchtchev qui a multiplié les réformes intérieures et les manœuvres extérieures sans grand résultat. Cela d’ailleurs ne condamne personne, mais ne fait que traduire le faible pouvoir des hommes raisonnables de modifier les structures du monde actuel. Seuls les insensés bouleversent les Etats en leurs mains, les Castro, les Nasser qui ne se soucient ni de la nature des hommes, ni des choses et des catastrophes finales qui menacent d’engloutir leur ouvrage.
L’Action du Président Kennedy
Kennedy a entrepris d’agir en plusieurs domaines : briser le protectionnisme aux Etats-Unis, contraindre l’agriculture à ne plus produire d’excédents, résorber le chômage, accélérer l’expansion économique, maintenir la parité du dollar, accentuer l’aide aux pays sous-développés, surtout en faveur de l’Amérique latine, sous le vocable d’ « alliance pour le progrès », refouler l’influence castriste du continent américain, annuler l’avance soviétique dans la course aux armements et la conquête de l’espace. En regard de ces ambitions, on ne peut noter comme succès qu’une reprise modérée de l’activité économique ; le reste n’est qu’espérances.
La Conclusion de Punta del Este
La Conférence de Punta del Este qui avait pour objet de mettre Fidel Castro en quarantaine et d’exclure Cuba de la famille américaine n’a été qu’un demi succès. Les pays les plus directement menacés, proches des Caraïbes ont suivi Dean Rusk ; les autres dont les « grands », Brésil, Mexique et dans une certaine mesure l’Argentine, n’ont pas acquiescé.
Cette conférence n’était pas utile. Du moins il ne fallait pas lui donner une telle publicité. Comme toujours, en pareil cas, le castrisme exerce une fascination sur les masses, les déshérités qui espèrent tout d’un bouleversement et les semi-intellectuels qui s’enflamment pour la révolution de quelque bord qu’elle vienne. La faire condamner solennellement par des gouvernements en place, c’est donner des armes à leurs ennemis. C’est pourquoi plusieurs se sont montrés tièdes ou réticents. De même l’embargo sur les échanges avec Cuba ne fera que priver les Américains des cigares qu’ils recevront d’ailleurs par contrebande. Il fallait bien faire quelque chose….
L’Activité des Soviétiques
Du côté soviétique, cette même nécessité d’agir s’impose mais elle se heurte à des situations de fait dont il est malaisé de sortir.
En politique intérieure, la bureaucratie et les particularismes locaux multiplient dans le processus productif les goulots d’étranglement. En agriculture, la passivité paysanne résiste au progrès technique qui accroîtrait sans profit pour elle les prélèvements de l’Etat, plus on multiplie les contrôles, plus ils se contrecarrent. En politique extérieure, des situations comme celle de Berlin et de l’Allemagne orientale ne peuvent être modifiées sans provoquer soit la guerre, soit une perte de prestige insupportable, soit encore, si l’on sacrifiait la D.D.R., des réactions dangereuses chez les satellites.
Une entente avec les Etats-Unis qui comprendrait tous les problèmes en suspens, si profitable qu’elle puisse être pour l’U.R.S.S., compromettrait l’appareil idéologique sur lequel se fonde la volonté de puissance russe et élargirait le schisme avec la Chine. D’où les manœuvres contradictoires que nous avons énumérées qui déroutent l’adversaire et le rendent méfiant. Krouchtchev s’est mis lui-même dans l’impasse, affaiblissant son autorité à l’intérieur sans contrepartie avantageuse. Il est regrettable qu’il n’y ait pas dans le monde actuel un seul homme d’Etat assez habile pour ne pas s’enfermer dans une politique, c’est-à-dire pour avoir tenu en réserve une stratégie de rechange toujours applicable. Si bien que les événements les ont conduit sur des positions sans issue ou du moins dont l’issue échappe à leur contrôle. Pas besoin d’exemple.
L’Affaire de la Nouvelle-Guinée
L’affaire actuellement la plus explosive est celle d’Indonésie, c’est-à-dire le conflit qui l’oppose à la Hollande. Jusqu’ici une crise aigüe a pu être évitée, mais le danger demeure.
En Indonésie même, trois protagonistes : le président Soekarno, l’armée, le parti communiste. L’armée représentée par le général Nasution est opposée à la guerre contre La Haye et à la conquête de la Nouvelle-Guinée. D’abord parce qu’il connaît ses forces et redoute un échec qui ruinerait le prestige militaire. De plus, le parti communiste pro-chinois d’Indonésie profiterait autant d’un succès, qu’il ferait valoir comme son œuvre, puisqu’il pousse à la guerre, que d’’un échec qui, à la faveur de troubles et devant une armée vaincue, lui laisserait le champ libre. Le président Soekarno reste l’arbitre. Il préfèrerait réussir sans combat grâce à des pressions croissantes et calculées. En cela, il a l’appui total de Moscou. Tandis que Pékin voudrait provoquer la guerre, les Russes la redoutent. Un succès militaire de l’Indonésie aurait des répercussions exaltantes sur tous les nationalismes asiatiques que Pékin pousse devant lui : Vietnam du Nord, et Corée du Nord en particulier, et Moscou entend barrer la route du Sud-Est asiatique aux ambitions chinoises.
Les Américains, eux, voudraient une solution pacifique qui donne largement satisfaction aux Indonésiens, sans offenser les Hollandais. La formule n’est pas facile à trouver, à moins que l’O.N.U. ne s’en charge ; encore faudrait-il que l’institution le fasse sans compromettre irrémédiablement son rôle de médiateur impartial. Le seul moyen sûr d’éviter un conflit, serait que Moscou et Washington se mettent d’accord sans en avoir l’air.
Au point où en sont les choses, la situation ne peut s’éterniser ; ou un conflit ou un compromis. Ce sont les Russes qui peuvent imposer leur choix. Selon qu’ils donnent à Soekarno les moyens de vaincre ou qu’ils lui refusent l’autorisation de se servir des armes qu’ils lui fournissent abondamment, on sera fixé sur les desseins véritables des Russes dans l’Asie du Sud-Est. Nous penchons à croire qu’ils cherchent une solution pacifique si, de l’autre côté, on leur en laisse les moyens, c’est-à-dire une solution qui renforce le prestige de Soekarno sans recours à l’action militaire. Au fond, la partie véritable se joue entre Moscou et Pékin.
L’Ouverture à Gauche en Italie
Le Congrès de Naples de la Démocratie Chrétienne italienne s’est terminé comme prévu : l’ouverture à gauche a été approuvée par une large majorité et mandat a été donné à Fanfani de la tenter – ce qui ne veut pas dire qu’elle se réalisera – la politique italienne est faite de trop de subtilités et d’ambiguïtés pour qu’on puisse préjuger du résultat. Il est probable cependant que cette fameuse alliance avec les socialistes de Nenni se fera mais entourée de telles échappatoires, de part et d’autre, qu’elle se défera à la première occasion que les uns ou les autres jugeront profitable. Que ce soit une alliance définitive ou simplement durable, nous en doutons fort. D’ailleurs les crises ministérielles en Italie n’ont pas l’importance qu’elles revêtent ailleurs. On peut leur appliquer le mot de Clémenceau : « J’ai renversé beaucoup de ministères, mais c’était toujours le même ».
CRITON