Criton – 1962-02-17 – Le Phénomène vu par les Soviétiques

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Le Courrier d’Aix – 1962-02-17 – La Vie Internationale.

 

Le Phénomène vu par les Soviétiques

 

A moins de parler du désarmement que Krouchtchev veut relancer par une conférence de 18 Chefs d’Etat, ou des problèmes français qui ne sont pas de notre ressort, l’actualité n’offre guère de matière nouvelle.

 

Double Courant entre l’Est et l’Ouest

La tactique Est-Ouest ne varie pas. D’un côté, le courant chaud qui s’augmente d’un épisode : le retour du pilote américain de l’U 2, Francis Powers, libéré par les Russes en échange d’un de leurs espions aux Etats-Unis, le colonel Abel. De l’autre, le courant froid, les chicanes sur les corridors aériens entre Berlin-Ouest et l’Allemagne fédérale, sans doute pour marquer que la question de l’ancienne capitale du Reich demeure ouverte et aussi pour répondre à l’accueil négatif du Chancelier Adenauer aux offres de négociations séparées entre Bonn et Moscou.

Le tête-à-tête Krouchtchev-Kennedy n’est pas pour demain. On peut même se demander si ces approches prudentes ne sont pas simplement pour distraire les Chancelleries au moment où, dans l’ombre, le duel russo-chinois s’aiguise. Là aussi, un double courant brouille les pistes. D‘une part, des rumeurs circulent ; les dirigeants chinois convoqueraient en Avril les partis frères afro-asiatiques pour une condamnation en règle de la politique de Krouchtchev. De l’autre, des démentis d’une rupture possible. Rupture inévitable un jour, mais pas aussi proche que l’on pense.

L’intérêt de ces manœuvres et de ces bruits, est pour le moment assez mince.

 

L’Autocritique en U.R.S.S.

Par contre, depuis le XXII° Congrès de Moscou, on est beaucoup mieux éclairé sur ce qui se passe au-delà du rideau de fer. Jusqu’ici les documents ne manquaient pas à qui voulait se faire une opinion exacte et impartiale. Mais le plus significatif venait de relations de voyageurs ou d’observateurs étrangers et il fallait tenir compte de l’optique ou du parti-pris de chacun, ou s’aider de statistiques peu claires et que les Russes ont fini par reconnaître fausses. Depuis novembre dernier, on assiste à un véritable déballage des secrets du passé et du présent et il suffit de lire les discours officiels et les plaintes des usagers, pour déduire, de l’aveu des intéressés, les déficiences du système. Cette sorte de confession publique après des années de mystère est d’ailleurs typiquement russe. Voyez Dostoïevski. L’heure de la vérité est venue : celle du redressement, de la correction doit suivre comme dans les romans classiques. Mais là il ne s’agit plus d’imaginer un dénouement prévu, mais de s’attaquer à des structures rigides, à l’opiniâtre résistance des bureaux, à la routine des hommes. Ce sera dur.

 

Destitution à Prague

La déstalinisation a fait une nouvelle victime, mais en Tchécoslovaquie, le Béria de Prague, Barak, personnage mystérieux et redouté a été plus brutalement liquidé que les membres dits de l’Antiparti. Second du secrétaire du parti, Novotny, ministre de l’intérieur et maître de la police secrète jusqu’en juin dernier, le voici accusé d’avoir violé la légalité socialiste. Le retour à la légalité ou plutôt sa reconnaissance, est d’ailleurs à la mode en U.R.S.S. et si nous en avions la place, nous exposerions les attaques dont est l’objet feu Vichinsky, le sinistre procureur général de Staline. Donc Barak a été arrêté, son procès est annoncé. Entre autres accusations, celle d’avoir dilapidé les fonds publics ; la potence n’est pas loin. Et tous les tchèques d’applaudir. Le régime policier de Prague était le plus dur de tous les pays satellites. S’adoucira-t-il ?

 

Condamnation du Planisme Totalitaire

Nous parlions plus haut de la vague d’autocritiques qui s’étale dans la presse russe. On ne peut les citer toutes. Retenons en une de la plume de Gavrilov, secrétaire du Comité régional de Krasnoïarsk (Izvestia du 6 février), car elle touche un problème fondamental. Après avoir raconté les difficultés d’une entreprise que les autorités supérieures du Gosplan avaient privée de matières premières et qui, obligée de travailler avec des moyens de fortune avait été blâmée ensuite de la mauvaise qualité de ses produits, l’auteur s’attaque au système de planification lui-même.

« Le ravitaillement matériel et technique est au plus haut point incertain ; des entreprises sont condamnées à recourir à des méthodes artisanales, emploient des matériaux de remplacement trouvés sur place, ce qui coûte terriblement cher à l’Etat, et il cite un article d’un collègue, Tabiaiev, « La technique dépasse les économistes ». La méthode de production planifiée et l’approvisionnement matériel et technique sont du point de vue économique absolument déficients. Le malheur, c’est que toutes ces sottises répétées, ces mesures inadéquates ruinent la coopération nécessaire et la spécialisation, et tout cela est le résultat d’une planification abstraite qui fatalement conduit les économistes à commettre des erreurs. Les responsables du Gosplan (planification d’Etat), ne consentent pas à reconnaître ces erreurs et cela met le désordre dans le travail de beaucoup d’entreprises, freine le développement de l’économie socialiste. Au XXII° Congrès les erreurs de la planification ont été soumises à une analyse approfondie et à une âpre critique. Parfait. Le plus tôt nous nous débarrasserons de ces erreurs dans la planification le plus tôt nous édifierons les bases matérielles et techniques du communisme. »

Nous traduisons de notre mieux ce jargon un peu spécial et la conclusion, qui est rituelle, masque à peine le découragement d’un technicien devant les décrets d’en-haut. Il ose dire que c’est le système même qui est en jeu. Ce qui est frappant, c’est que la critique de la planification dite socialiste vient de ceux mêmes qui en ont fait un système.

Bien d’autres en Occident pourraient en tirer réflexion, au moment où malgré des déboires retentissants, comme ceux de C.E.C.A la planification abstraite, non seulement est en faveur, mais tente ceux qui l’avaient jusqu’ici évitée, alors que les pays qui ont connu le développement le plus spectaculaire au cours de la précédente décade n’ont jamais élaboré de plan, telle l’Allemagne fédérale et le Japon. Même l’Italie a réalisé son miracle sans plan précis, sauf le plan Vanoni qui n’a pas été réalisé sinon très partiellement. Sans doute ce qu’on appelle plan en Occident n’a rien de la rigidité du système totalitaire. Tout ce qu’ils ont en commun, est cette conviction que l’on peut prévoir avec une quasi exactitude les besoins futurs de l’économie et surtout les matières appropriées et l’équipement adéquat à les satisfaire. Les démentis presque quotidiens des faits eux-mêmes n’y changent rien.

Et s’il n’y avait qu’en ce domaine….

                                                                              CRITON