Criton – 1961-12-30 – Le Bilan de 1961

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Le Courrier d’Aix – 1961-12-30 – La Vie Internationale.

 

Le Bilan de 1961

 

Peu d’années ont marqué l’évolution du Monde plus ce que celle qui s’achève. Un événement domine : l’éclatement du bloc communiste ; mais aussi la fin du contrôle de l’O.N.U. par l’Occident aujourd’hui dominé par l’afflux des Afro-asiatiques et l’orientation encore indécise de la politique des Etats-Unis qui s’accommoderait, faute de mieux, d’un partage des zones d’influence avec l’U.R.S.S. Ajoutons deux épisodes majeurs : l’implantation du communisme à Cuba après l’échec du débarquement de Cochinos et le drame congolais dont l’issue est encore imprévisible.

Dans l’ordre économique, 1961 marque le déclin de la vague d’expansion qui durait depuis 6 ans et le début d’une crise de surproduction que 1962 devra affronter ; la fin également de la suprématie du dollar déjà mise en question à l’automne 1960 avec l’inévitable révision, en 1962, des questions monétaires qui en découlent.

Dans l’ordre moral, la contagion de la violence, l’affirmation des impérialismes anciens et nouveaux et l’affaiblissement progressif du droit international, l’invasion de Goa par Nehru, l’emprisonnement des diplomates français par Nasser, l’érection du mur de Berlin, sont autant de défis aux valeurs que l’on s’était jusqu’ici efforcé de maintenir.

Ce bilan sommaire pourrait nous amener à conclure que 1961 fut une sombre année et que 1962 s’ouvre sur des perspectives inquiétantes. Sans doute, les préoccupations et les difficultés qui s’annoncent ne portent guère à l’optimisme. Cependant si l’on va au fond des choses, on s’aperçoit que certaines échéances redoutables ont reculé sans qu’on s’en rende compte.

En effet, le péril majeur, celui d’une guerre nucléaire qui pèse depuis la fin de la suprématie américaine et pratiquement depuis octobre 1957, date du lancement du premier spoutnik par les Russes, ce péril-là peut être écarté depuis que les deux impérialismes de l’Est, celui de Moscou et celui de Pékin, ont jeté le masque et s’affrontent au grand jour après trois années de sourdes luttes. Une guerre qui ravagerait l’Union Soviétique la livrerait à l’assaut de la fourmilière chinoise. La Russie se trouve condamnée à la coexistence pacifique et si paradoxal que cela semble, l’Occident ne gagnerait rien à sa ruine. C’est cela qui bouleverse les perspectives. A vrai dire, cette situation nouvelle était prévisible ; dès 1958 les Russes s’en rendaient compte ; d’où leur hâte à peupler et à industrialiser la Sibérie orientale.

 

La Guerre Froide Continue

En apparence, cela ne changera rien aux relations Est-Ouest ; la guerre froide continuera probablement plus intense qu’auparavant, la course aux armements aussi. Les Russes multiplieront les points de friction, les polémiques anti-occidentales, la compétition économique et politique sur tous ces points du globe, en Europe et plus encore en Afrique et en Amérique latine. Ils ne nous laisseront aucun répit. Mais on pourra affronter ces incidents avec une relative sérénité, pourvu que les diplomaties ne se montrent pas trop maladroites en face d’un adversaire d’une grande habileté manœuvrière.

Mais pas plus à Berlin qu’ailleurs, les limites ne seront franchies.

 

Les Conséquences du Schisme Communiste

Un commentateur comparaît récemment l’éclatement du communisme international à un miroir cassé en un point, dont les fissures s’irradient en tous sens. En effet, la seconde déstalinisation est un événement capital dont les conséquences en profondeur se feront sentir longtemps, bien plus que la révolution hongroise de 1956. C’est l’idéologie qui est atteinte à un moment où déjà le contraste entre la prospérité occidentale et la pénurie à l’Est avait fait naître des doutes chez les plus obstinés sur la supériorité du régime collectiviste. Mais ce ne sont pas les faits, si évidents qu’ils soient, qui font perdre la foi, c’est le renversement des idoles. La confusion est déjà dans tous les états-majors des 81 partis frères. Entre la voie de Pékin et celle de Moscou, on discute où s’engager. Presque partout, on cherche à formuler une ligne propre. En Italie même, on se demande s’il n’est pas opportun de pactiser avec la démocratie. Le polycentrisme se propage à la manière yougoslave. Ceux qui sont sous la pression directe de Moscou suivent la ligne, mais du bout des lèvres, les autres, moins menacés, organisent leur propre politique. Et ce n’est qu’un début.

 

Les Russes Expulsés de Guinée

Le point d’appui le plus solide des Soviétiques en Afrique Noire était jusqu’ici la Guinée de Sékou Touré. Or celui-ci vient d’expulser l’ambassadeur russe Daniel Solod, l’accusant d’avoir tramé un complot contre son autorité. Déjà la Guinée avait eu des déboires avec la mission allemande de l’Est qui avait organisé un monopole commercial d’Etat qu’il fallut dissoudre. Mais le fond du problème n’est pas là ; au lendemain de l’indépendance, les populations noires croyaient que cela signifiait la vie facile et le moindre travail. Or les roitelets au pouvoir durent imposer l’effort et l’austérité. Le mécontentement et la déception ont été naturellement exploités par les extrémistes, les syndicalistes et les intellectuels que nous avions généreusement formés. D’où les grèves et l’agitation. Les communistes habitués à se servir des révolutionnaires ont appuyé ces éléments subversifs. Sékou Touré s’est vu débordé et a dû se débarrasser de ses conseillers pour survivre et la masse qui voyait d’un mauvais œil ces nouveaux blancs s’introduire parmi eux et exiger du travail, les voient partir sans regret. Les Américains, toujours empressés, négocient avec Sékou Touré la mise en valeur des gisements de bauxite et la construction du barrage du Konkouré.

 

Les Américains au Ghana

Même politique américaine auprès de l’autres marxiste noir, NKrumah du Ghana. Les Etats-Unis ont décidé de consacrer 200 millions de dollars à l’exécution du célèbre projet de barrage de la Haute-Volta, un des plus grands d’Afrique. Ses 700.000 kilowatts serviront à produire 210.000 tonnes d’aluminium par an, alors que la capacité mondiale de production d’aluminium dépasse du double la consommation actuelle. Ils espèrent ainsi éliminer l’influence russe. Leur persévérance après les exemples de Tito et de Nasser confine à la naïveté. D’abord ces prodigalités n’arrangeront pas la position du dollar. En outre, il vaudrait mieux laisser faire les Russes, comme en Guinée et attendre pour prendre la relève que les déceptions aient commencé et que les inconvénients matériels et politiques de l’aide soviétique se soient manifestés. Loin d’être reconnaissants de l’aide américaine, il est bien probable que la méfiance des indigènes se tournera contre les Américains et que ce seront les Russes qui un jour bénéficieront de cette hostilité. Les Etats-Unis ne semblent pas voir le danger que court l’Occident, et eux avant tout, d’installer en Afrique une grosse industrie qui va créer un prolétariat et apporter une concurrence de plus sur des marchés déjà saturés : ou bien ces industries ne seront pas rentables et ce sera une source de désordres, ou bien elles engendreront une guerre des prix dont l’industrie américaine sera la première à souffrir.

L’optimisme et le dynamisme américains sont certes une force, mais à les employer sans discernement on court au désastre. Rappelons à leur intention ce mot de M. Baumgartner, notre ministre des finances, aux Conseillers du Commerce extérieur : « en matière économique le problème est tout simplement de faire moins de bêtises que le voisin ».

                                                                              CRITON