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Le Courrier d’Aix – 1961-12-23 – La Vie Internationale.
La Raison du Plus Fort …
La tragédie du Katanga et l’invasion de Goa par l’Inde montrent à quel point l’usage de la violence est entrée dans les mœurs internationales ; ceux-là mêmes qui la condamnent n’hésitent pas à y recourir et s’en justifient.
L’Attaque de Goa par l’Inde
On n’attendait pas de M. Nehru, successeur et disciple de Gandhi, apôtre de la non-violence, qu’il décidât brusquement un coup de force contre les trois enclaves portugaises dans le territoire indien.
Il a sans doute fallu de fortes pressions pour que l’homme qui représentait dans le tiers-monde la sagesse politique, le respect de la coexistence pacifique et du droit international, prît une décision qui ruine son prestige. On lui reprochait sa passivité à l’égard de la Chine qui a occupé le territoire de Ladakh dix fois plus étendu que Goa, sans autre protestation que verbale. Les nationalistes indiens, l’armée et son ministre Krishna Menon manifestaient leur irritation à la veille des élections. Alors, l’invasion de Goa a servi d’exécutoire, et les faibles portugais ont payé pour la redoutable Chine rouge.
Mais cela n’explique pas tout. Brejnev est à la Nouvelle-Delhi depuis huit jours en visite officielle. N’est-ce pas lui qui a été chargé d’exiger l’expédition, en échange de la protection soviétique contre la Chine ? L’intérêt russe est de dépouiller Nehru de son auréole de pacifiste et de leader du tiers-monde, de refroidir ses relations avec l’Occident et de l’aligner aux autres afro-asiatiques. A preuve, l’appui bruyant de Zorine au Conseil de Sécurité, son veto à la résolution occidentale pour une solution négociée et la réaction tout opposée de Pékin qui voit dans l’expédition de Goa une diversion organisée par Nehru pour relever son autorité chancelante.
Au Laos, les pourparlers de conciliation se poursuivent. Malgré les efforts conjoints des Russes et des Américains, ce sont les trois princes qui ne sont pas pressés de s’entendre.
La Seconde Expédition de l’O.N.U. au Katanga
Il en va tout autrement du drame katangais. Le problème n’est pas partisan ; ce n’est pas parce que M. Tchombé est victime des troupes de l’O.N.U. qu’on est en droit de s’indigner de l’opération. Si Gizenka, communiste et également sécessionniste, avait été l’objet d’une expédition analogue, que les hôpitaux, les musées, les consulats de Stanleyville eussent été bombardés par les Casques bleus au lieu de ceux d’Elisabethville, le fond de la question demeurerait identique. Une institution internationale, chargée de sauvegarder la paix et d’apaiser les conflits, lance successivement deux expéditions militaires contre un gouvernement local qui se veut indépendant dans un pays qui n’a eu d’autre unité que celle conférée par les hasards de la colonisation ; gouvernement au surplus soutenu aussi bien par la population noire que blanche du territoire qu’il contrôle, en grande majorité tout au moins. Enfin, dans un pays où régnait l’ordre, l’O.N.U. a porté la guerre et tué nombre de civils, si bien qu’elle va se trouver obligée pour rétablir l’ordre qu’elle a détruit de jouer à son tour le rôle de colonisateur. Quand on ajoute que les instigateurs de l’opération ont été les Etats-Unis, que les mercenaires chargés de l’exécuter ont été des Irlandais et des Suédois, on se demande qui, parmi les nations civilisées peut encore parler au nom de la conscience humaine.
Les Raisons de l’Opération
La première opération, celle de septembre dernier, avait été une erreur. Elle avait abouti à l’échec que l’on sait, double raison pour ne pas la rééditer. Ne le dissimulons pas, celle qui vient de s’accomplir est moins un acte politique, qu’une simple vengeance. Ce sont les Irlandais, O’Brien et le général Mac Eoin qui avaient échoué et avaient accusé sans preuves sérieuses l’Angleterre d’avoir contribué à leur défaite. Ce sont aussi les Suédois qui, sans preuve non plus, accusaient Tchombé d’être responsable de la mort d’Hammarskoeld. N’oublions pas que M. Kennedy est irlandais d’origine, que son père, ex-ambassadeur à Londres, ne cachait pas ses sympathies pour les nationalistes irlandais. Enfin, que le frère de M. Hammarskoeld était l’agent d’un consortium suédois qui cherchait, dit-on, à se substituer au groupe belge qui exploite les mines du Katanga.
Voilà pourquoi l’O.N.U. par sa résolution du 24 novembre que nous avons longuement analysée ici, a décidé une seconde expédition pour venger la première. On se demande d’ailleurs (ce n’est pas nous qui le disons, mais un porte-parole officiel suédois, gêné sans doute des critiques adressées à son pays) pourquoi la France n’a pas mis son veto à cette résolution. En effet, c’était pour notre diplomatie, si ardente à faire de l’obstruction dans d’autres réunions internationales, l’occasion d’un geste sensé et juste : retenir l’O.N.U. dans une voie dangereuse et qui pourrait lui être fatale, si les institutions n’étaient pas plus fortes que les hommes.
Ce que nous disons-là n’est pas l’expression d’un point de vue personnel. L’opération contre Elisabethville a valu au gouvernement américain des critiques indignées, même dans son Parti démocrate et dans plusieurs des plus grands journaux américains, dont le « New-York Herald » et le « New-York Times ». Un comité de protestation s’est formé à travers le pays. Partout ailleurs du reste, dans les milieux politiques les plus divers, d’Angleterre, de France et d’Italie.
La Nouvelle Politique Américaine
Si nous insistons sur cet événement, c’est qu’il est un signe parmi d’autres d’un changement décisif de la scène internationale. D’abord, l’axe de la politique américaine n’est plus en Europe. Les Etats-Unis ne cherchent qu’à consolider le statu-quo pour n’avoir plus à s’en soucier, et l’Alliance Atlantique n’est plus pour eux qu’une position à tenir sur l’échiquier pour pouvoir se consacrer à d’autres objectifs. Le temps d’Eisenhower est révolu et c’est l’Angleterre qui fait les frais de cette nouvelle orientation. C’est d’ailleurs pourquoi elle cherche à s’intégrer au moindre prix……………. relâchée, pour ne pas dire plus. En outre, l’Europe en expansion est devenue pour les Etats-Unis un concurrent inquiétant dans la compétition économique. C’est l’Europe continentale qui par un singulier renversement des choses, tient en mains le sort du Dollar que les U.S.A. sont obligés de soutenir par des emprunts, en Suisse notamment.
Les Relations Russo-Américaines
D’autre part, l’éclatement du Bloc communiste est un événement capital de nature à transformer les relations russo-américaines. Les deux géants, comme l’on dit, ont désormais des intérêts communs qu’ils dissimulent, assez mal, par leurs polémiques.
L’Admission de Pékin repoussée à l’O.N.U.
Nous en avons donné quelques exemples déjà. Voici le dernier en date et le plus évident. Russes et Américains ont à l’O.N.U. barré la route à la Chine. On sait que chaque année la majorité de l’Assemblée hostile à l’admission de Pékin diminuait. Les U.S.A. étaient très inquiets cette année parce que beaucoup de pays se ralliaient à la thèse des deux Chines, c’est-à-dire proposaient de faire entrer Pékin sans exclure Formose. Cette fois, c’est Zorine qui est décidément un grand manœuvrier, qui s’est chargé de l’opération. Il a fait mettre aux voix une résolution très violente demandant l’admission de la Chine communiste et l’expulsion de la « clique de Chan-Kaï-Chek », obligeant les partisans des deux Chines, à voter contre. Si bien que le résultat a dépassé les espoirs des Américains. L’admission de Pékin n’a recueilli que 36 voix, 48 se prononçant contre et vingt s’abstenant ; à noter – ce qui en dit long sur les relations anglo-américaines – que l’Angleterre a voté pour.
Autre exemple. On sait que dans un récent discours, Fidel Castro s’est déclaré marxiste-léniniste, et a proclamé l’avoir toujours été. Pour le moment, la Chine et l’U.R.S.S. se disputent les faveurs de Fidel. Les Russes, contrairement à ce que l’on pouvait croire, ne sont pas satisfaits de la profession de foi du Cubain. Tandis que les fidélistes, à Porto-Rico, au Vénézuéla et en Colombie, faisaient au président Kennedy, ou cherchaient à lui faire, un accueil violemment hostile, les partis communistes ont reçu l’ordre de s’abstenir.
La France vend aux Soviets
Mercantilisme toujours : la France a enfin trouvé preneur pour ses stocks de viande : l’U.R.S.S. On lui a vendu 2 NF le kilo ce qui en coûte 4 au Trésor. Le malheur, c’est que ce ne sont pas les Moscovites qui profiteront de la bonne affaire car le Kremlin va leur revendre notre bifteck avec un petit impôt de l’ordre de 300 pour cent, de quoi fabriquer quelques mégatonnes de bombes H de plus. Au lieu de faire ce cadeau au Trésor de Krouchtchev, il nous semble que bien des familles nombreuses françaises auraient apprécié qu’on leur distribuât un bon de bifteck à moitié prix. Les Américains le font bien.
CRITON