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Le Courrier d’Aix – 1961-12-16 – La Vie Internationale.
Les Nations Désunies
Ni d’un côté, ni de l’autre du rideau de fer, la situation ne s’éclaircit. Plus on discute et moins on s’accorde. A l’Est, le polycentrisme du communisme mondial s’accuse ; l’U.R.S.S. rompt les relations diplomatiques avec Tirana. A Moscou, au Congrès syndical mondial, le représentant italien du Parti communiste, Novella, propose des amendements hérétiques aux résolutions du mouvement, applaudi par ses collègues de Pologne et de Yougoslavie. Le Chinois, au contraire, critique leur modération. Pour ne pas enflammer les esprits, on clôture en toute hâte. Rome ne doit pas faire un fractionniste de plus.
La Politique Italienne
L’attitude des communistes italiens s’explique : la situation politique en Italie est tendue. La Démocratie Chrétienne, à la veille de son Congrès est partagée entre deux tendances, celle de Fanfani qui avec le secrétaire général Moro veut « l’ouverture à gauche », c’est-à-dire former un gouvernement excluant les droites et s’appuyant pour avoir une majorité sur les socialistes de gauche de Nenni. L’autre fraction du Parti, celle de Segni, Gonella et Pella s’y refuse ; une scission est possible. La politique extérieure de l’Italie est impliquée dans ces discussions. L’ouverture à gauche, c’est compter sur les votes du Parti nennien résolument neutraliste.
Depuis longtemps déjà, beaucoup de politiciens italiens songent à dégager leur pays d’une alliance occidentale trop étroite et cherchent une formule plus ou moins équivoque et au besoin réversible d’autonomie pour être, en cas de conflit, médiateur ou arbitre, à l’abri des coups. Les liens économiques de l’Italie avec les Soviets sont, comme nous l’avons vu, assez nombreux. Si l’ouverture à gauche réussit, les communistes seraient seuls dans l’opposition. Ils cherchent donc à prendre les distances d’avec Moscou pour ne pas perdre le contact avec Nenni, jusqu’ici leur allié et grâce à lui, influencer l’orientation de la politique italienne. La déstalinisation leur offre un excellent prétexte d’affirmer un communisme national cadrant avec les nouveaux courants nationalistes qui se reforment en Italie, grâce au développement exceptionnel de l’économie du pays. Dans ce risorgimento, un parti attaché aux directives d’une puissance étrangère ferait mauvaise figure devant l’électeur. L’attitude des Russes dans l’affaire est incertaine. Une tendance neutraliste en Italie fait leur affaire ; mais un nouveau schisme risque d’être contagieux.
La Crise de l’Alliance Atlantique
L’Alliance Atlantique traverse la crise la plus grave de son histoire. En France comme en Allemagne et peut-être sans l’avouer en Angleterre, on flaire quelque nouveau Yalta, c’est-à-dire un accord russo-américain au détriment de l’Europe. Joseph Alsop, publiciste américain très influent, qui revient d’Extrême-Orient, dit savoir, à propos du Laos, que les ambassadeurs américains et soviétiques à Vientiane, ont travaillé de concert pour amener les trois princes laotiens à s’entendre pour un gouvernement neutraliste. Américains et Soviétiques à l’O.N.U. se sont mis d’accord pour constituer le comité chargé d’étudier la question du désarmement, ce qui évidemment n’engage à rien, mais fait quand même impression dans les couloirs du Palais de verre.
Au Congo Belge
Enfin et surtout, il y a le Congo. On a bien dit que Stevenson en votant les résolutions pratiquement dictées par Zorine avait passé la mesure et que Kennedy l’en avait blâmé. Si maladroits que soient les Américains, il est invraisemblable que sur une question aussi sérieuse, ils se soient laissé berner sans réagir. L’affaire est assez suspecte. La propagande russe, contre toute évidence, accuse les Etats-Unis de favoriser Tchombé, alors qu’ils font tout pour l’abattre, au risque de s’exposer à l’inimitié conjointe des Anglais, des Belges et des Français, ce qui est d’ailleurs chose faite. Cette attitude des Soviets est trop voyante pour ne pas cacher quelque chose.
Si les Américains avaient eu l’intention de faire le jeu de Moscou, ils ne s’y seraient pas pris autrement. En effet, en poussant l’O.N.U. à faire employer la force à Elisabethville, ils discréditent l’institution qu’ils prétendent soutenir et en cas d’échec, ou simplement si le sang continue de couler, l’O.N.U. pourrait bien se disloquer. Krouchtchev ne demande que cela. Si comme on voudrait l’espérer, on peut arrêter les hostilités à temps, Tchombé et Adoula devront trouver un compromis qui les laisse l’un et l’autre en place, et ce sera pour les U.S.A. un échec de plus. Tout se passe comme si le but de la politique américaine était de chasser de leurs positions politiques et économiques les bancs d’Afrique, y compris d’Afrique du Sud. Kennedy a été le seul homme d’Etat occidental à féliciter, et en quels termes chaleureux, le chef du Parti noir sud-africain, Luthuli, qui va à Oslo recevoir le Prix Nobel de la Paix.
On conçoit qu’Anglais, Belges, Français, Portugais et Espagnols, tous ceux qui ont des intérêts directs à défendre en Afrique et cherchent à établir une collaboration multiraciale, soient exaspérés par la politique américaine. Lord Home et M. Spaak se sont exprimés assez vivement là-dessus. Même Fulbert Youlou de Brazzaville et Tsiranana de Madagascar condamnent cette effusion de sang au Katanga, que rien ne justifie en droit, puisque contraire à la liberté de chaque peuple de choisir son gouvernement. Washington envoie au Katanga ses avions de transport et leur soutien actif finit par embarrasser le Secrétaire Général U. Thant et le directeur de la machine onusienne à Léopoldville, Linner, qui eux se sentent fourvoyés dans une affaire dangereuse. La presse américaine a peine à comprendre l’attitude de son gouvernement, à moins qu’il n’y ait entre Russes et Américains quelque accord mystérieux. Ce n’est pas sûr, bien entendu, mais si cela était, les choses n’iraient pas autrement.
La Question de Berlin
Et puis, il y a Berlin. Malgré les assurances catégoriques, l’attitude américaine reste ambigüe. Les Allemands ne s’y trompent pas. Une chose leur paraît claire : Russes et Américains sont d’accord pour perpétuer la division de l’Allemagne, les uns et les autres voient dans une Allemagne réunifiée, soit une menace militaire, soit un redoutable concurrent économique. Quant à Berlin, maintenant que le mur entre les deux zones est solidement bétonné, l’importance du problème est bien réduite. Même s’il reste libre, Berlin-Ouest aura beaucoup perdu de son rayonnement et pourrait bien aller vers un lent déclin, d’ores et déjà sensible. Un compromis sur la question, si les Russes le veulent, ne leur coûterait pas bien cher.
Les Discount Anglais à la Chine
On ne saurait trop dénoncer et déplorer le mercantilisme des pays occidentaux qui les pousse à vendre leurs meilleures réalisations industrielles aux ennemis qui les copient. Nous avons parlé de l’exposition française de Moscou, du dumping russe du pétrole par l’entremise de Mattei. Aujourd’hui, ce sont les Anglais qui vendent à la Chine six avions Vickers-Discount à réaction, sur lesquels sont montés les derniers modèles de radar qui figurent sur la liste des engins stratégiques dont l’exportation à l’Est est prohibée. Les Anglais se substituent aux Russes qui refusent à la Chine leurs appareils alors qu’ils cherchent activement à les vendre ailleurs. Les Américains sont naturellement fort irrités de la transaction. Autrefois, on accusait, non sans raison, les marchands de canons d’échanger entre eux, par-dessus la ligne de bataille, du matériel de guerre. Aujourd’hui, ce sont les Etats eux-mêmes qui rivalisent dans ce trafic. Advienne que pourra, pourvu que l’on exporte.
CRITON