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Le Courrier d’Aix – 1961-12-09 – La Vie Internationale.
Détente Occulte
Confusion persistante, disions-nous l’autre jour ; une expression moins académique mais plus éloquente conviendrait mieux : pagaïe généralisée et cela aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est. A l’O.N.U., imbroglio congolais ; à Bruxelles, l’insoluble problème agricole paralyse le Marché Commun ; à Londres, menace d’une dévaluation de la Livre comme préface à l’entrée plus que problématique de l’Angleterre dans l’Europe des Six. En France… Mais aussi dans le camp collectiviste, où la seconde déstalinisation met les partis frères sens dessus dessous. Le P.C. français accuse le P.C. italien de fractionnisme. Le monolithisme s’en va par morceaux, Moscou n’est plus la Mecque. Il y a Pékin et Tirana et aussi Belgrade, qui par suite de l’antagonisme russo-chinois n’est plus frappé d’exclusive. Quelque chose cependant se dégage, plus nettement que nous ne l’indiquions déjà, un modus vivendi entre l’U.R.S.S. et l’Occident paraît possible. Ce qui est curieux, c’est que les observateurs qualifiés qui tant de fois ont cru voir venir la « détente » et se sont trouvés déçus, se refusent à y croire maintenant que des signes positifs pour la première fois apparaissent.
Signes de Détente
Le plus significatif, c’est évidemment l’interview que le gendre de Krouchtchev est all cueillir à Washington de la bouche de Kennedy et dont le texte a paru intégralement dans les « Izvestia » du 29 novembre. Elle occupe une page et demie du journal. C’est la première fois qu’un Président des Etats-Unis s’explique devant le public russe et que celui-ci est en mesure de peser ses arguments. L’événement, délibérément monté par Krouchtchev se passe de commentaire. Par ailleurs, notons le répit accordé à la Finlande, l’entretien avec le Ministre norvégien Lange que celui-ci a jugé satisfaisant, enfin le sursis octroyé à l’affaire de Berlin, autant de signes positifs. Sans doute, il y a tous les autres, en sens contraire : les explosions atomiques, les polémiques Zorine-Stevenson à l’O.N.U., les chicanes sur l’autoroute de Berlin, etc…
La Tactique et les Objectifs à Long Terme
N’oublions pas que la tactique russe veut que plus la politique de détente au fond sera cherchée, plus la propagande sera déchaînée contre l’Occident. Inversement, quand Moscou suivait la ligne dure, les sourires se faisaient plus fréquents. Il serait puéril de croire que la détente sera marquée par un relâchement de l’offensive du communisme contre le monde libre. La question est tout autre. L’intérêt de la Russie actuelle lui conseille une révision de sa politique extérieure et cela parce que maintenant la Chine a jeté le masque et lui conteste la direction du monde communiste.
Il y a là un événement que depuis trois ans déjà, nous considérions comme inévitable, alors que Krouchtchev lui-même ne semblait pas y croire quand il fit son voyage aux U.S.A. Devant cette rivalité ouverte, la Russie et les Etats-Unis ont un intérêt commun : contenir la Chine, empêcher le communisme chinois de réussir à construire une économie viable et par là même, de déborder ses frontières au Nord, comme au Sud. La preuve de cet intérêt commun, nous l’avons suivie au jour le jour au Laos et au Sud-Vietnam. Infiltrations, rivalités de princes, guérillas sans doute, mais d’invasion, point.
Si les Russes et les Chinois, d’accord, l’avaient voulu, personne ne pouvait les empêcher de s’emparer du Laos, du Vietnam, et du Cambodge, mais c’était donner à Pékin l’accès aux matières premières du Sud-Est asiatique, ce que les Soviets ne veulent pas. Cela n’empêchera pas Moscou et Pékin d’affirmer leur solidarité et leur fraternité éternelle et si par suite d’échecs trop répétés, le régime de Mao venait à être ébranlé, les Russes s’empresseraient de le défendre. Cela peut paraître subtil, parce que nous sommes en 1961 ; en réalité, c’est une politique du XIX° siècle qui se déroule, un jeu d’équilibre, de puissance du genre des querelles balkaniques ou de la succession de l’empire ottoman.
La Tournée de Krouchtchev au Kasakstan
Mais il y a peut-être autre chose, qui est une vue personnelle que nous soumettons comme telle à nos lecteurs. Krouchtchev comme on sait, vient de faire une tournée dans les provinces d’Asie pour étudier sur place le désastre de sa plus chère idée de paysan, la mise en valeur de l’immensité des terres vierges d’Asie, qui devaient être le grenier de l’Empire. Il a prononcé plusieurs grands discours que nous avons étudiés avec soin.
Il est allé aux Etats-Unis et dans sa tournée, il s’est surtout intéressé à l’agriculture. Il a même noué amitié avec un gros exploitant de l’Iowa. Il a vu ce qu’est une agriculture moderne, son efficacité presque effrayante, par l’abondance qu’elle peut produire. Il a pu voir de ses yeux un homme seul mener cent cinquante hectares de culture extensive, avec un rendement en blé de 17 quintaux à l’hectare. Or, que dit-il aux Kolkhoziens et aux Sovkhosiens du Kasakstan ? Retenons un chiffre entre cent. Dans un ensemble régional il y a 5.064 personnes occupées, dont 1.723 sont des spécialistes de l’agriculture ; la quasi-totalité de ces derniers sont exclusivement occupés d’administration : agronomes, zootechniciens, ingénieurs mécaniciens, vétérinaires et autant de simples bureaucrates. « Ces vétérinaires, dit Krouchtchev, vous pensez bien qu’il ne soignent pas le bétail, mais qu’ils élaborent des directives pour les soigner » (sic).
Tout le mal est là et il le sait : une nuée de fonctionnaires, un pour trois travailleurs, qui paralysent la production, plutôt qu’ils n’y contribuent. Il a parlé également des vols et des livraisons dérisoires à l’Etat : de 1 à 3 quintaux à l’hectare selon les régions. Cette inefficience du système, on peut même dire cette caricature de l’étatisme que Krouchtchev décrit fort bien, tient à la fois du tempérament russe et du régime. Avec cela on ne rattrapera jamais l’Amérique…
Force sera donc pour mettre de l’ordre dans ce gâchis, de s’octroyer une longue pause, que l’on camouflera par des offensives diplomatiques répétées, mais sans autre conséquence.
L’Interview de Mattei
« Le Monde » a publié récemment une interview du célèbre Mattei, le maître du trust d’Etat des pétroles italiens. C’est lui qui importe le pétrole russe que l’Italie paye la moitié du prix que les Soviets exigent de leurs satellites. C’est ce pétrole bon marché qu’il compte introduire en Suisse et en Allemagne, par le pipeline qu’il fait construire à partir de Gênes. Ce pipeline est en concurrence avec celui que la France et les grandes sociétés internationales lancent de Marseille à Karlsruhe. C’est à qui arrivera premier et enlèvera la clientèle. En attendant le pipeline français est interdit au trust Mattei et l’autre le sera à ses concurrents.
A entendre de pareils hommes, conclut mélancoliquement « Le Monde », on comprend que le Marché Commun de l’énergie n’est pas pour demain. Que l’Europe unie ne soit qu’un mythe, les gens avertis n’en ont jamais douté. Mais que pour des motifs mercantiles on sape le peu de concorde économique qu’on a eu tant de mal à mettre sur pied, cela passe la mesure. Dans ses propos, M. Mattei qui ne se cache pas de « conseiller » le F.L.N. est délibérément cynique ; l’intérêt de l’Italie avant tout. L’Etatisme tout puissant est malfaisant dans tous les domaines et dans tous les pays. Si les intérêts privés n’avaient pas collaboré en Europe depuis cinq ans, l’expansion qui s’est faite sous le signe du Marché Commun en serait restée sur le papier des traités ou du N ème plan.
CRITON