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Le Courrier d’Aix – 1961-12-02 – La Vie Internationale.
Paradoxes de ce Temps
Le Congo au Conseil de Sécurité
La réunion du Conseil de Sécurité sur le Congo fera date dans l’histoire des Nations-Unies. Les Etats-Unis, promoteurs de l’Institution, y ont perdu tout pouvoir et avec eux les Puissances Occidentales, l’Angleterre et la France. Résignées, elles ont voté ou laissé voter, sans user de leur veto, toutes les résolutions imposées par les Afro-Asiatiques. Et le maître du débat a été Zorine, le représentant de l’U.R.S.S. qui, lui, a opposé son veto aux amendements américains qui ne lui plaisaient pas. L’affaire veut qu’on s’y arrête.
Les Vetos Soviétiques
L’invraisemblable, pourtant exact, c’est que les Russes qui ont donné au nouveau Secrétaire birman, Thant, des directions impératives pour mener l’action de l’O.N.U. ne contribuent pas pour un dollar à une opération qui en a coûté déjà treize millions et en coûtera bien davantage, et qu’à l’exception de la France qui s’y est refusée, ce sont les Occidentaux qui soldent la facture pour 90%.
Il y a mieux : Zorine a opposé son veto à un amendement américain qui « réprouve toute action armée contre les forces et le personnel de l’O.N.U. et contre le Gouvernement de la République du Congo (Léopoldville) », ce qui revient en clair à ne pas condamner les meurtres récemment commis par les bandes armées et en particulier l’assassinat des treize aviateurs italiens.
Second veto soviétique : contre l’amendement américain qui « autorise le Secrétaire Général à prendre des mesures pour empêcher les actions militaires contre l’O.N.U. ou le Gouvernement congolais par des avions ou autres engins de guerre introduits soit au Katanga, soit dans toute autre région du Congo », autrement dit, si l’U.R.S.S. envoie des avions ou du matériel à Stanleyville, l’O.N.U. doit laisser faire.
Troisième veto russe, contre un autre amendement américain qui « priait le Secrétaire Général de procéder à la réorganisation d’unités armées et de personnel militaire congolais », autrement dit, que l’O.N.U. s’abstienne de donner à Léopoldville les moyens militaires d’imposer son autorité. On voit où l’U.R.S.S. veut en venir.
Il n’y a qu’une résolution qui a recueilli l’unanimité – sauf la France et l’Angleterre qui se sont abstenues – celle qui autorise l’O.N.U. à utiliser la force pour expulser les mercenaires et conseillers politiques ne dépendant pas du gouvernement de Léopoldville, autrement dit, de rallumer pour cette fin, la guerre civile et de recommencer l’opération malheureuse de l’O.N.U. contre le Katanga.
Et le délégué des U.S.A., M. Stevenson, a voté tout cela, et nous en passons, faute de place « sans enthousiasme » a-t-il dit. On le comprend.
Il convient d’ajouter toutefois que M. Thant, le Secrétaire Général, a eu la sagesse de faire remarquer que la résolution votée était une chose et son exécution une autre et qu’il pourrait être obligé avant de chasser par la force les mercenaires du Katanga, de donner la priorité à des situations urgentes, comme celles de Luluabourg, d’Albertville et de Kindu, où les forces de l’O.N.U. ont été massacrées par des troupes indisciplinées, remarque qui a mis Zorine en fureur, enjoignant au Secrétaire d’appliquer les résolutions à la lettre.
On ne sait ce qui sortira de ce débat. Rien, espérons-le. On attend les réactions du gouvernement italien qui a envoyé en enquête le Ministre Andreotti à Kindu. L’opinion et la presse italienne sont particulièrement irritées, on le conçoit. L’Italie retirera-t-elle son contingent ? On ne le sait car il serait grave que les Occidentaux ne laissent au Congo que des forces afro-asiatiques. On ignore également si M. Kennedy est satisfait de l’action, si l’on peut dire, de son représentant Stevenson. Il y a tellement d’intrigues et d’intérêts aux prises dans ce malheureux Congo, qu’il est difficile de mettre à jour le dessous des cartes. Les Anglais ont fait de leur mieux pour empêcher l’anarchie de gagner le Katanga, mais les riches gisements qui sont encore exploités par les Belges, ont suscité tant de convoitises. Le mercantilisme de l’Occident est bien capable d’y sacrifier même ses intérêts politiques les plus évidents.
Kekkonen rend visite à Krouchtchev
Le Président finlandais Kekkonen a eu à Novosibirsk l’entretien prévu avec Krouchtchev et il a obtenu un sursis. Les consultations militaires, comme on les nomme à Moscou, n’auront lieu que plus tard, mais il y a une condition : que l’opposition finlandaise du social-démocrate Tanner renonce à désigner un candidat contre Kekkonen aux élections, ce qui a été fait immédiatement : ledit candidat Honka s’est retiré. Il est probable que Kekkonen a été chargé d’une autre mission, de faire pression sur la Suède et aussi sur le Danemark et la Norvège, pour les détourner de toute collaboration avec Bonn et si possible de neutraliser ces deux derniers pays. Cependant, M. Lange, le ministre norvégien était à Moscou et a eu avec Gromyko et Mikoïan un entretien plutôt orageux. La Norvège ne semble pas vouloir se laisser menacer par Moscou et restera dans l’O.T.A.N malgré une certaine opposition à l’intérieur du pays.
La Tournée des Terres Vierges
Il est possible que le geste relativement apaisant de Krouchtchev lui soit dicté par ses propres difficultés. On pouvait craindre qu’elles ne le poussent à l’agressivité. Le contraire est également possible. Après ses violentes algarades avec les responsables de l’agriculture dans la région des terres vierges, son dernier discours a été remarquablement conciliant. Il a dû sentir qu’il serait imprudent de s’en prendre à des gens qui ont la vie dure et ne peuvent rien contre la nature et aussi contre la passivité des travailleurs. Figurez-vous que ceux-ci ont adressé à Krouchtchev des revendications de salaires tout comme dans nos démocraties bourgeoises et que notre homme leur a répondu avec un bon sens digne du plus authentique capitaliste . Jugez-en :
« La productivité, leur a-t-il dit, doit toujours dépasser les augmentations de salaires… Si le montant des salaires est plus élevé que celui des marchandises produites, vous aurez beaucoup d’argent, mais vous ne pourrez plus acheter de la viande et du lait dans les magasins, parce que l’écart augmenterait entre le pouvoir d’achat et les marchandises disponibles ; le seul qui gagnerait à l’affaire, serait le spéculateur (entendez le marché noir) ». Bravo, M. Krouchtchev.
Ce sont les mieux payés qui se plaignent, en l’espèce les conducteurs de tracteurs : Krouchtchev leur a fait valoir que les médecins qui les soignent et les instituteurs qui enseignent leurs enfants, sont plus mal payés qu’eux. Il a cependant reconnu que leurs doléances devraient être examinées et satisfaites si possible dans la mesure des fonds disponibles. Un vrai discours de ministre des finances.
Le Fléau de l’Abondance
Et pendant ce temps, dans notre vieille Europe, et particulièrement chez nous, on cherche des solutions au mal inverse : celui de l’abondance. La viande que nous payons si cher s’accumule dans les frigos et l’Etat qui la paye 400 frs le kilo vif, cherche désespérément des clients qui en veuillent à 180. De même le fleuve blanc, le lait, coule en vain et ses dérivés s’accumulent. On avait espéré que cette surproduction trouverait preneur chez nos voisins qui ont la chance d’en pouvoir importer. Mais ils sont eux-mêmes, l’Allemagne en particulier, assaillis d’offres de clients qui en échange achètent leurs produits industriels. Le Marché Commun risque de ne pas survivre à cette épreuve et les prochains débats des Six sur ce point vont être décisifs. M. Erhard, le ministre allemand de l’économie, vient de promettre que l’Allemagne ne laissera pas par sa faute sombrer l’organisation européenne. Le propos a été accueilli avec une grande satisfaction. Mais se traduira-t-il dans les faits ? On se le demande. Il y a tant d’intérêts à soumettre et à convaincre au-delà du Rhin, comme ailleurs.
CRITON