Criton – 1961-11-18 – Nouveaux Horizons

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Le Courrier d’Aix – 1961-11-18 – La Vie Internationale.

 

Nouveaux Horizons

 

En U.R.S.S.

La déstalinisation bat son plein. On démolit les statues ; on débaptise les villes ; tandis que le XXII° Congrès, avec son mirifique programme, a fixé le tableau de la Russie de 1980. Krouchtchev a bien justifié l’adage : en U.R.S.S., l’avenir est connu d’avance, il n’y a que le passé qui change. Les historiens officiels ont la tâche plus ardue que les planificateurs qui, eux, ne risquent rien. Ils ont vingt ans devant eux. Tout cela est fort bien, mais ne va pas sans remous.

 

La Polémique

D’un côté la polémique du parti albanais contre le déviationniste Krouchtchev s’étale en termes violents. Sera-t-il expulsé du Pacte de Varsovie ?  Les Chinois soutiennent l’Albanie et avec eux plus ou moins tous les partis communistes non européens, à l’exception notable de Cuba. Communisme blanc et communisme de couleur s’affrontent. A noter que seule en Europe, l’Albanie est en majorité un pays musulman, que ses maîtres Hodja et Chehu sont des musulmans. Cela compte. A rapprocher d’un autre fait : le seul représentant musulman au Présidium et au Secrétariat du Parti, c’est-à-dire dans le gouvernement soviétique, Mukhitdinov, a été éliminé de l’un et l’autre organisme, et Krouchtchev est en ce moment en tournée dans les provinces musulmanes de l’U.R.S.S., à Samarkand, en particulier, où le nationalisme est encore très vif : les 25 millions de musulmans asiatiques de l’Empire soviétique n’ont plus aucune participation à la direction suprême. Ce sont des sujets et traités comme tels. La démocratie populaire a de ces mystères !

 

Les Réactions

La seconde déstalinisation et l’affaire albanaise ont déconcerté les partis frères ; la super bombe aidant, ils ont quelque embarras à justifier les actes de Moscou, et derrière les portes soigneusement closes, on perçoit les éclats de voix des militants. Mais cela n’a guère d’importance. Ils en ont vu d’autres et en verront encore. Ce qui est plus sérieux, ce sont les réactions à l’intérieur même de la Russie, car c’est là que les conséquences de la déstalinisation seront décisives. On peut déjà essayer de s’orienter.

 

Les Courants de la Société Soviétique

La société soviétique actuelle comprend trois classes essentielles : les « Apparatchiks », c’est-à-dire tous les privilégiés qui dirigent le pays en dehors de la quinzaine de têtes qui, elle, constitue le gouvernement proprement dit. Ceux-là sont tout dévoués au maître du jour dont ils tiennent leur pouvoir et l’approuvent quoi qu’il fasse, quitte à le renier instantanément s’il lâche la barre et à encenser son successeur.

Au-dessous s’est formé une classe moyenne qui, depuis la mort de Staline s’est rapidement développée et commence à constituer une opinion ; intellectuels de toute espèce, chefs d’entreprises, praticiens, officiers subalternes, etc…  Cette classe est nettement libérale, autant qu’on peut l’être là-bas, et c’est sur elle que Krouchtchev s’appuie. Elle a souffert sous Staline. Elle aspire au bien-être. Elle approuve la coexistence pacifique et la détente.

Enfin, il y a la masse, l’immense masse des « sans visage » comme on les appelle en russe, en majorité paysans. Ceux-là, avec leur tournure d’esprit mystique, leur patriotisme ardent et chauvin ont toujours adoré le maître comme un dieu, fut-il cruel. Staline avait succédé au Tsar comme leur père. On le craignait et le vénérait à la fois. Détrôner cette icône est grave. Pour ceux-là, la première déstalinisation avait passé inaperçue. La seconde les atteint. On enlève les portraits. On change le nom des villes et des rues. Ils ne comprendront pas et la foi simple et quasi inconsciente dans le régime, dans l’avenir qu’il promet, sera mise en doute. Le maître du Kremlin ne s’en soucie guère, ils ne comptent pas ; il pourrait bien se tromper. Il y a enfin une autre résistance, celle des vieux bolcheviks, qui ont milité et combattu pendant la guerre sous Staline et que Molotov représente bien. Krouchtchev a essayé de les faire parler en sa faveur. Le succès a été de pure forme.

Si donc on met ensemble le schisme politique qui résulte de l’affaire albanaise et de la lutte sourde entre Pékin et Moscou, et d’autre part, les tendances divergentes de ce qu’on peut appeler l’opinion, on peut conclure que le monolithisme du camp oriental est mort et sans doute définitivement, que Krouchtchev l’emporte ou non, car la partie n’est pas jouée.

 

Le Rôle Nouveau du Japon

A l’autre bout du monde, au Japon, un autre mouvement se dessine qui pourrait aussi prendre une importance historique. Depuis la défaite de 1945, le Japon ne jouait plus de rôle notable dans la politique internationale. Sa puissance militaire était négligeable, et sa reconstruction économique son unique souci. Cela est en passe de changer. En effet, après les événements du Laos et du Sud-Vietnam, les Américains ont compris qu’ils ne pouvaient pas grand-chose, que l’Asie était perdue pour le Monde libre et que la rivalité sino-russe ne suffisait plus à arrêter l’invasion lente et progressive du communisme. Au surplus, l’homme blanc, qu’il soit russe ou américain, est trop suspecté pour rallier les masses. En désespoir de cause, les Américains songent au contre-poids que le Japon pourrait constituer.

 

Les Sud-Coréens à Tokyo

Un fait significatif qui n’a même pas été signalé par la presse : le Chef de la nouvelle Junte militaire, qui a pris le pouvoir en Corée du Sud est allé à Tokyo. Il vient de s’y arrêter à nouveau avant d’aller à Washington. La Corée, ancienne colonie japonaise était jusqu’ici violemment hostile à l’ancien occupant. Syngman Rhee était encore plus anti-japonais qu’anti-communiste. Maintenant, un rapprochement se précise que les Etats-Unis ont vivement sollicité. C’est le premier signe d’un retour du Japon sur le continent asiatique. Cette évolution a été grandement facilitée par l’explosion des bombes atomiques russes. Les partis hostiles aux Etats-Unis, au Japon, ont changé d’attitude. Les dirigeants nippons en profitent, et la possibilité de jouer à nouveau un rôle en Asie les tente. On dit même que les Etats-Unis songeraient à les faire participer à la défense du Sud-Vietnam. C’est évidemment anticiper mais n’est pas impossible. L’équilibre des forces a ses exigences et l’intérêt commun du Japon et des Etats-Unis, aussi bien politique qu’économique, est de conjuguer leurs efforts pour conserver une partie de l’Asie à leur influence et à leurs marchés. Nous ne sommes qu’aux premières lueurs de cette nouvelle conjonction. On en reparlera, à coup sûr.

 

Pourquoi nous Travaillons

Sur un tout autre plan, on discute aujourd’hui du sens à donner à notre civilisation, et partant à notre effort. Des canons ou du beurre, disait-on autrefois et aujourd’hui encore le camp de l’Est met les canons avant le beurre. En Occident, et surtout aux U.S.A. on a abondance des deux. La question s’est déplacée ; l’alternative est ou bien la civilisation du « gadget » comme on l’appelle avec dédain, ou la civilisation « sociale » où les investissements sont orientés en priorité sur les services publics, le logement, l’éducation et l’hygiène. De fait, aux Etats-Unis, on consacre plus de capitaux au superflu qu’à l’essentiel. Il ne faudrait cependant pas oublier que le superflu et même l’inutile est plus cher à l’homme que le nécessaire, plus encore chez les primitifs que chez les évolués. Le superflu s’incorpore peu à peu au nécessaire et c’est lui qui, dans une société où règne l’abondance, constitue l’attrait et l’agrément de la vie. Le progrès, si progrès il y a, a besoin de l’un et de l’autre. Qu’en pensez-vous ?

 

                                                                                            CRITON