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Le Courrier d’Aix – 1961-11-11 – La Vie Internationale.
Politique et Economie
Après les débats mouvementés du XXII° congrès et l’explosion de la superbombe de 57 Mégatonnes, nous espérions que Moscou nous laisserait souffler. Point du tout. La tactique de Krouchtchev, comme celle de l’illustre détrôné Staline, est de varier les points d’offensive et de tenir ses adversaires en constante alerte.
La Finlande
C’est du côté de la Finlande que les Soviets portent leurs coups. Sous prétexte d’une menace de l’Allemagne Fédérale, qui n’y a jamais songé, d’attaquer l’U.R.S.S à travers la Finlande, ils demandent à celle-ci, en vertu de leur pacte d’alliance, de rouvrir la question des bases en Baltique.
L’invitation n’est pas claire, mais on voit où elle tend. Kekkonen, le Président finlandais se trouvait aux U.S.A., cette visite n’était pas sans rapport avec l’évolution du Marché Commun auquel, si la Grande-Bretagne y accède, les autres Scandinaves devront de façon ou d’autre s’associer ; et la Finlande qui avait déjà des liens économiques avec eux depuis l’établissement de la zone de libre-échange, espérait faire par leur intermédiaire un pas de plus dans le vaste ensemble commercial international qu’on voudrait constituer.
Moscou supporte mal que la Finlande ne soit pas un satellite qu’elle cherche par tous les moyens à affirmer sa neutralité et il est à craindre qu’elle ne reçoive un coup de semonce, sinon pour s’aligner, du moins pour limiter encore ses liens avec le monde libre. Par delà la Finlande qui leur sert de rempart contre un contact trop direct avec les Russes, les Scandinaves se sentent menacés, surtout la Suède dont la neutralité demeure fragile. Les Soviets veulent détacher le groupe scandinave de ses obligations envers l’Occident. Si la Finlande cessait d’être neutre, il serait obligé, soit de le devenir à son tour, soit au contraire de demander à l’O.T.A.N. de nouveaux appuis. Pour le Danemark et la Norvège, cela ne changerait pas grand’-chose. Pour la Suède ce serait une décision historique à laquelle on conçoit difficilement qu’elle se résolve.
On ne peut encore savoir s’il s’agit du côté russe d’une simple diversion ou d’un plan plus étendu visant le flanc nord de l’Alliance Atlantique. Actuellement en U.R.S .S. les problèmes intérieurs paraissent prépondérants.
La Crise Politique en Allemagne Fédérale
L’Allemagne fédérale accusée de noirs desseins a cependant d’autres soucis. Malgré sa demi défaite électorale, Adenauer s’accroche au pouvoir et pour y demeurer, a dû se plier aux exigences du parti libéral pour former une coalition qui s’annonce orageuse. Ce qu’il voulait éviter, c’est que cette coalition libérale démo-chrétienne se fasse sans lui et sous la direction du Dr Ehard dont les vues tant en matière intérieure qu’extérieure, sont proches de celles du chef du parti libéral, Mende. La politique de l’Allemagne fédérale aurait alors subi sinon un changement du moins une orientation différente sur deux points : une politique économique moins sociale et plus expansionniste, une politique extérieure moins européenne et plus atlantique. Ehrard et les libéraux n’ont jamais été très chauds partisans du Marché Commun, favorables au contraire à un marché aussi ouvert et étendu que possible avec l’Angleterre et les Etats-Unis. Quant à la petite Europe politique des Six, ils l’auraient volontiers laissée se diluer peu à peu dans de vagues consultations sans conditions contraignantes. Cela Adenauer ne le veut pas. Car il estime que la survie de l’Allemagne ne peut être assurée que soudée au Continent, parce que c’est la seule garantie qu’elle ait qu’elle ne sera pas sacrifiée dans un marchandage éventuel entre l’Est et l’Ouest. Il n’a sans doute pas tort. On l’accuse d’obstination sénile et son prestige en souffre, mais il a, de la position difficile de son pays, une vue beaucoup plus large que ceux qui veulent le supplanter.
La Révision de la Politique Economique des U.S.A.
Malgré les éclats du duel Est-Ouest, ce sont peut-être les problèmes économiques qui sont aujourd’hui les plus importants. En effet, les Etats-Unis, après avoir peu à peu et non sans déchirement, abandonné leur doctrine isolationniste en politique extérieure se demandent si l’heure n’a pas sonné de renoncer à l’isolationnisme économique. Il ne s’agit pas là de doctrine car en principe, les Américains ont été contraints à se protéger de la concurrence étrangère, parce que leur niveau de vie trop élevé par rapport aux autres nations industrielles et partant la cherté de leur main-d’œuvre trois fois plus payée qu’en Europe, les obligeaient à maintenir des barrières sous peine de voir péricliter leurs entreprises. D’autre part, celles-ci pour rester concurrentielles, émigraient en Europe en y fondant des filiales ce qui entraînait et une aggravation du chômage à l’intérieur et une sortie de capitaux qui étaient une des causes de la crise du dollar et des pertes d’or de l’an dernier.
Le mouvement n’est d’ailleurs pas définitivement arrêté et la reprise économique manifeste au début de 1961, donne déjà des signes d’essoufflement. La crise peut se rouvrir. Aussi le Gouvernement Kennedy lance une vaste campagne contre le nationalisme économique, c’est-à-dire pour ouvrir les portes des Etats-Unis à la concurrence étrangère. Cette campagne n’est qu’une amorce, car elle va se heurter à de farouches oppositions au Congrès. Il s’agit en effet ni plus ni moins que d’une association commerciale avec le Marché Commun élargie à l’Angleterre et sans doute au Commonwealth britannique. L’opération ne se fera pas du jour au lendemain. Pour le moment, il faut essayer de convaincre les entreprises américaines de sa nécessité. Certaines le conçoivent et l’approuvent. D’autres y voient leur condamnation à mort. C’est dire à quel point une nouvelle orientation de ce genre est grave. Il est déjà très hardi de la part de Kennedy de l’avoir formulée. Le débat sera passionné et nous le suivrons avec d’autant plus d’intérêt que la France devra en tenir compte.
Le Voyage de Dean Rusk au Japon
Ce n’est pas seulement le progrès économique de l’Europe qui met les Etats-Unis en position difficile, mais aussi le Japon. L’expansion industrielle du pays dépasse en effet tous les records enregistrés, même par l’Allemagne. Les prévisions du gouvernement nippon estimaient possible un doublement du revenu national en dix ans, ce qui est déjà énorme. Or, au rythme actuel, ce serait fait en six. Voilà qui, s’il était quelque peu économiste, ferait réfléchir Krouchtchev. Car son fameux plan de vingt ans, si chimérique qu’il soit, ne dépasse pas le niveau que le Japon, pays capitaliste, réalise, lui, effectivement. Cela d’ailleurs ne va pas sans douleur et s’accompagne d’une surchauffe comparable, quoique différente par ses effets à celle dont l’Allemagne fédérale s’est inquiétée et qui l’a obligée à réévaluer le Mark. Du fait de l’expansion industrielle, les importations se sont tellement accrues que le déficit de la balance commerciale a vidé les réserves de la banque centrale et le Japon doit faire appel aux banques américaines pour obtenir les crédits nécessaires. C’est ce qui explique le voyage du Secrétaire d’Etat Rusk à Tokyo, accompagné d’une équipe de ministres et d’experts, ce qui est exceptionnel.
Les Etats-Unis une fois de plus, vont au secours de leurs plus dangereux concurrents, mais ils ne peuvent se passer de leur concours politique. Ce sera donnant, donnant. On va sans doute normaliser la situation en donnant à l’expansion japonaise le coup de frein qui s’impose. Mais à long terme, ce nouveau géant fera la vie dure aux vieux pays industriels.
Les Risques de Crise
Il faudra, tôt ou tard, et le plus tôt serait le mieux, harmoniser ces croissances inquiétantes. Mais comment ? Le défaut du système de libre entreprise est de produire trop et d’anticiper sur les besoins qui ont leurs caprices et ne se développent pas à volonté. Cette surcapacité de production, aussi bien industrielle qu’agricole est un phénomène actuellement inquiétant et qui se traduit par des dumpings dommageables aux économies respectives. C’est à qui déverse tantôt du blé ou du beurre, tantôt des plastiques à n’importe quel prix sur le marché du voisin. Si la planification dont on fait tant étalage devait servir, c’est bien plutôt à modérer l’expansion qu’à la stimuler. Sans quoi les plans feront culbute dans une crise qui, elle, ne préviendra pas.
CRITON