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Le Courrier d’Aix – 1961-11-04 – La Vie Internationale.
LA SECONDE DESTALINISATION
Staline, le père des peuples, fidèle continuateur de Lénine, disparaît du Panthéon soviétique. Et les foules qui défilaient devant sa momie ne verront plus qu’une place vide. Ainsi en a décidé à l’unanimité, comme toujours, le XXII° Congrès du Parti.
La Seconde Déstalinisation
Cette seconde phase de la déstalinisation, – la première date de 1956 – aura-t-elle les mêmes conséquences que la première ? Différentes sans nul doute, mais aussi étendues. 1956 avait marqué l’ère des révoltes chez les satellites : l’Octobre polonais, la révolution hongroise de Novembre. Aujourd’hui, c’est à l’intérieur de la Russie que quelque chose change. Dans un curieux discours qui contrastait avec les litanies des autres, le célèbre écrivain Cholokov a parlé au Congrès, non de l’aube du paradis communiste, mais des temps difficiles à venir. Il s’est étendu sur l’indiscipline des jeunes hommes de lettres. C’est le développement de ces courants perturbateurs que l’ère nouvelle devra affronter.
La Lettre de Molotov au Comité Central
Si les révélations des crimes de Staline par Krouchtchev, parfaitement connus d’ailleurs, étaient plus ou moins attendues, ce qui a surpris, c’est la publication par Satjukow, rédacteur en chef de la « Pravda », d’une lettre récente de Molotov aux membres du Comité Central ; c’est un réquisitoire contre la politique de Krouchtchev, désigné comme déviationniste, traître à la pensée de Lénine et au parti, etc.. Pour l’avoir écrite, car il semble bien que ladite lettre n’est pas un faux fabriqué pour la circonstance, il est clair que Molotov savait qu’il n’était pas seul de son avis et qu’il avait dans les hautes sphères de la hiérarchie du parti, plus d’un complice. Encore tout cela est-il querelle de personnes. Mais, Molotov exprime également l’idée fondamentale, qui est dans l’esprit de beaucoup de délégués du Congrès, qu’ils soient pour ou contre Krouchtchev ; la décadence attendue du capitalisme ne s’est pas produite et la révolution non plus. Tout au contraire, les pays d’Occident européens et –ne l’oublions pas- le Japon, ont connu depuis dix ans un développement et une prospérité extraordinaires que les Russes n’ignorent pas. Ainsi, en pratiquant une politique de coexistence et de rivalité pacifiques, il est fort douteux que le communisme s’impose.
Molotov le dit clairement, tout comme les Chinois : seule une guerre, en brisant les progrès des pays capitalistes pourra assurer le triomphe de la doctrine. Renoncer à fomenter la révolution dans ces mêmes pays, ouvrir plus ou moins les frontières à leurs expositions et à leurs touristes, c’est contaminer les masses soviétiques et les faire douter de la supériorité du régime.
Autrement dit, sans révolutions intérieures et, comme elles apparaissent peu probables, sans guerre nucléaire, la suprématie du communisme est compromise et les plans du XXII° Congrès, un mirage. Molotov qui connaît le monde extérieur et qui est à Vienne, ne se fait pas d’illusion là-dessus et beaucoup, sinon tous les responsables du Gosplan en U.R.S.S., le savent aussi bien que le peuple qui voit son ravitaillement toujours déficient. Le dilemme est là. Ou bien la guerre ou bien une lente évolution vers une démocratie plus ou moins socialiste avec les risques de désagrégation qu’ils comportent dans un empire de soixante peuples d’origine et de mœurs différentes.
Comparaison avec la Période 1905-1914
Ce qui frappe dans la pensée de Molotov et ses partisans, c’est qu’elle nous reporte aux années 1905-1914, où l’autorité du Tsar se trouvant affaiblie par les courants démocratiques et aussi révolutionnaires, il s’est précipité vers la guerre, ou tout au moins n’a rien fait pour l’éviter, parce qu’il croyait y voir une issue à une situation inextricable. Pour l’heure, l’histoire ne se répètera pas parce que le souvenir des souffrances de la dernière guerre est trop vif chez le peuple russe et que la très grande majorité – y compris les savants et même les militaires – des responsables soviétiques approuvent la politique de Krouchtchev, même s’ils doutent de son succès.
L’Asie du Sud-Est
Un point sombre cependant : l’Indochine. Les Soviets ont fait leur possible pour barrer la route aux Chinois, et l’on sait que comme au Laos, ils s’arrangent pour noyer le poisson, c’est-à-dire éviter de régler le problème, tout en laissant aux trois factions laotiennes le soin de le faire durer en l’état. Mais on a vu au XXII° Congrès que les délégués du Nord-Vietnam, Ho Chi Min, et de la Corée du Nord, Kir il Sun, se sont ralliés – prudemment – mais assez nettement à Pékin et c’est Pékin qui fournit les armes aux guérillas Viet Cong contre Ngo Din Diem. La Chine aurait même pris pied, semble-t-il, au Cambodge. Pékin peut amener les choses au point de provoquer une intervention américaine et Moscou, dans ce cas, devrait soutenir Pékin, ce qui nous vaudrait une crise difficile à contenir. Les risques ne sont pas moins grands pour les Russes que pour les Américains.
Les Elections en Grèce
Les élections grecques qui viennent d’avoir lieu illustrent à leur manière les critiques de Molotov : le parti d’extrême-gauche animé par les communistes a perdu un terrain considérable, même en faisant la part des pressions officielles. Le recul est certain. Les menaces adressées récemment à la Grèce par Moscou ont eu l’effet de détourner les masses de ses partisans. Là non plus la révolution communiste n’est pas pour demain.
La Lutte contre l’Inflation en Angleterre et en France
Reprenons-nous à parler des problèmes économiques que les grands événements politiques nous avaient fait négliger. Les difficultés de ce côté dans les grands pays d’Occident demeurent les mêmes, le problème crucial étant toujours de freiner l’inflation et de conjurer la course des salaires et des prix.
En Angleterre, le Gouvernement revient aux moyens classiques et tente à nouveau le remède de l’austérité : blocage des salaires, réduction de la consommation intérieure par l’impôt et les restrictions de crédit, stimulants à l’exportation. Le succès ne peut venir que si les parties intéressées s’accordent, Gouvernement, patronat et syndicats. Pour cela, MacMillan tente d’établir un plan de développement auquel les Anglais, libéraux par tempérament, s’étaient jusqu’ici refusés. Reste à savoir si grâce au plan, les revendications pourront se limiter. Les exemples, au dehors, ne sont guère encourageants.
On s’intéresse, du même coup, à la situation en France dont les Anglais voudraient s’inspirer. Le postulat de la politique française, depuis 1958, c’est que si l’expansion est suffisamment rapide, elle fait obstacle à la hausse des prix et permet de relever les salaires sans mettre en danger la monnaie. Cette donnée est logique puisque la production devançant la consommation et le progrès technique aidant, la demande est toujours satisfaite et les prix, par conséquent n’ont pas de raison de monter. Malheureusement, entre la théorie et la réalité il y a un pas. Malgré l’expansion continue, la flambée des prix, jusqu’ici contenue, reprend ; parce que le niveau des prix dépend d’une foule de facteurs humains, qui touchent à la psychologie collective, toujours changeants et imprévisibles. L’expansion n’est pas une panacée. Elle peut agir aussi bien en sens contraire et pousser à l’inflation, au lieu de l’étouffer.
A note avis, en France et cela est vrai aussi de l’Angleterre, la stabilité des prix dépend plus que de toute autre chose, de la confiance qu’on accorde à l’autorité qui les contrôle. Dès qu’on sent qu’elle s’abandonne, ou qu’elle n’a plus le pouvoir de réagir, on retourne à la pente fatale. Le problème de l’inflation ne peut être résolu par des équations. On commence même à douter qu’il puisse l’être jamais, quoiqu’on fasse.
CRITON