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Le Courrier d’Aix – 1961-10-28- La Vie Internationale.
Schisme à Moscou
Ce XXIIème Congrès du Parti communiste à Moscou qu’on croyait dédié à la gloire de Krouchtchev a fait éclater les dissensions qu’on n’ignorait pas, mais que personne ne s’attendait à voir s’étaler en plein forum devant six mille délégués.
Le schisme idéologique du communisme est donc aujourd’hui public ; le mot est d’ailleurs prononcé au congrès même ; on s’étonne que tant de spécialistes dits kremlinologues se soient obstinés depuis deux ans que les preuves s’accumulent de cette rivalité interne, à s’accrocher au dogme du monolithisme communiste. Nous n’avons pas manqué au cours de ces chroniques, de suivre pas à pas les progrès de la fissure. Ils étaient évidents. Ce que nous nous demandons, c’est ce que peuvent penser les citoyens de l’U.R.S.S. intelligents et avertis, en apprenant par les voies officielles du journal, que les hommes qui les ont successivement gouvernés étaient des tyrans, des assassins, des traîtres, des saboteurs, des agents de l’impérialisme, des ennemis du peuple, toutes expressions qui figurent en ce moment dans les déclarations des membres du parti fidèles à Krouchtchev. Comment n’en peuvent-ils pas conclure que ces mêmes accusateurs vont être un jour prochain flétris des mêmes crimes par d’autres qui ne vaudront pas mieux?
L’Affaire Albanaise
C’est l’Albanie qui fait les frais des rivalités internes du mouvement. Nous ne regrettons pas d’avoir ici à plusieurs reprises mis en lumière l’importance de ce minuscule satellite. L’énigme albanaise n’en est pas pour autant résolue. Comme le dit le communiqué de Tirana « nous ne sommes pas seuls » contre Krouchtchev, sous-entendu, car si nous l’étions il y a longtemps que notre sort serait réglé.
Nous nous étonnions, en effet, que l’Albanie qui est le seul accès russe à la Méditerranée, et qui abritait la puissante base de sous-marins de Sasseno, ait pu impunément chasser les Soviets et les remplacer par les Chinois. C’est que les Chinois de Pékin non plus ne sont pas seuls dans la lutte. Ils ont à Moscou même des alliés dont personne jusqu’ici n’a révélé les noms.
La Querelle des Anti-Parti
La preuve, c’est le brusque réveil de l’affaire anti-parti, vieille de quatre ans et qu’on croyait enterrée depuis la disgrâce de Malenkov, Molotov, Kaganovitch et consorts. Le premier est présumé mort, les autres ont été éloignés dans des postes insignifiants, ou mis à la retraite, et l’on ne s’expliquait pas que ces gens inoffensifs et oubliés comme Vorochilov et Boulgnine méritent qu’on s’acharne à nouveau sur eux. De même que derrière l’Albanie c’est Pékin qui est visé, de même derrière ces vieux dignitaires, c’en sont d’autres sans doute plus dangereux et agissants.
En réalité, le motif du duel Moscou-Pékin est simple. Les Chinois aux prises avec les difficultés que l’on sait, n’ont reçu des Russes aucune aide. Au contraire, ceux-ci ont profité de la détresse des Chinois pour réduire leurs livraisons et même exiger le remboursement de prêts antérieurs, si bien que les échanges entre les deux pays sont tombés au tiers du chiffre des années 1957-1959. Pendant ce temps, les Chinois pour atténuer la famine, rassemblaient tout ce qui pouvait leur procurer des devises fortes pour acheter du blé au Canada et en Australie.
Les Prétextes Idéologiques
Les prétextes idéologiques au schisme sont d’ailleurs minces pour ne pas dire futiles. Il s’agit, dit-on, du culte de la personnalité, c’est-à-dire celui qu’avait instauré feu Staline. Or, il suffit d’ouvrir « Les Izvestia » pour lire de la première à la dernière page les discours de Krouchtchev qu’encadrent une photographie du grand homme, tellement embellie d’ailleurs, qu’on hésite à le reconnaître. Dans l’art de la retouche, les photographes de Moscou sont aussi habiles que leurs patrons. Quant à l’enseignement de Lénine sur lequel les deux partis se querellent, on en peut tirer ce que l’on veut taire.
Cela ne trompe personne, surtout pas les délégués au XXIIème Congrès. En effet, un petit incident nous a paru particulièrement significatif : après le rapport fleuve de Krouchtchev, on a, comme d’usage, mis son approbation aux voix. Tout le monde, bien entendu, était pour. Mais le scrutateur de service a déclaré que, comme il était un peu myope, il demandait qu’on lui fît savoir s’il n’y avait pas quelques voix contre. Et tous les délégués de s’esclaffer. La remarque n’était cependant pas si naïve qu’il semble.
Commentaires
Tous les commentateurs sont prudents et perplexes. Est-ce la politique intérieure ou extérieure de l’U.R.S.S. qui est en jeu ? Quels intérêts s’opposent, quelles personnes ? Ce qui est sûr, c’est que la lutte commence pour la direction de la machine communiste. Les développements seront longs et pour l’heure imprévisibles.
Deux points paraissent sûrs : le parti chinois et ses alliés soviétiques sont hostiles à la décentralisation et à toute détente intérieure et extérieure. Ils veulent renforcer l’autorité et revenir si besoin est aux méthodes terroristes de Staline. En politique extérieure, les Chinois voudraient pousser l’U.R.S.S. à la guerre contre les Etats-Unis, affaiblir ainsi la Russie pour s’emparer de ses dépouilles et remplacer le communisme bourgeois de l’actuelle soviétie par un communisme révolutionnaire où la prépondérance appartiendrait aux peuples de couleur et particulièrement aux jaunes. S’ils l’emportent, la tension internationale ne fera que s’aggraver. Si au contraire, Krouchtchev sort vainqueur, il sera obligé de manager l’Occident tout en faisant en apparence le contraire pour désarmer ses opposants. Les alertes se multiplieront, mais n’iront pas plus loin.
Il est bien hasardeux de faire des pronostics, mais pour notre part, nous n’avons pas l’impression que Krouchtchev soit menacé pour le moment. La situation intérieure de l’U.R.S.S. est trop difficile pour qu’une autre équipe impose au peuple de nouveaux sacrifices et de nouvelles déceptions. Même si cela se produisait, il y aurait une période de flottement plus ou moins longue pendant laquelle toute aventure extérieure serait exclue. Comme l’a dit Chou en Laï dans son discours : “toute dissension entre nous ne peut que réjouir et servir nos ennemis”. C’est bien comme cela que nous l’entendons. Pendant qu’ils se disputent !
Tout le reste de l’actualité est bien peu en regard de ce grand duel oriental. Elle ne manque cependant pas d’intérêt.
Les Elections en Turquie
D’abord les élections turques. Fait rare en Orient, elles ont été une surprise ; ce qui prouve que la liberté de vote a été respectée. Le parti de la justice opposé à la junte militaire du Général Gursel a rejoint et parfois dépassé, au Sénat en particulier, le nombre de voix du parti républicain soutenu par le Général et l’ancien président Inonu. On a dit que c’était la revanche des pendus. L’exécution brutale de Mendérès et de ses collaborateurs avait indigné l’opinion internationale et le pays même avait été éprouvé. Mais le mobile de cette revanche électorale est plus profond et remonte à Ataturk lui-même ; la masse paysanne avait suivi Mendérès parce qu’il avait rétabli les usages et remis en faveur la religion musulmane. Le vote d’hier est surtout dirigé contre le modernisme et la laïcité et les réformes sociales poursuivies par les militaires et certains milieux bourgeois et progressistes. Les deux tendances sont aujourd’hui de forces à peu près égales, ce qui rendra l’équilibre politique difficile. Mais le sentiment national est vivant et la frontière avec l’U.R.S.S. n’est pas loin, ce qui ne permet pas à l’anarchie de désagréger l’Etat. L’Union nationale se refera.
La Fin de la Révolte en Angola
La rébellion angolaise est terminée, le Président Salazar du moins l’affirme et le silence des insurgés prouve qu’il n’est pas loin d’avoir raison ; le bilan de cette guerre aux confins du Congo est lourd de pertes matérielles et humaines. La courageuse armée portugaise a réussi où de plus puissantes qu’elle ont échoué. Tout n’est pas réglé là-bas, il s’en faut et la rébellion a trop d’appuis extérieurs pour abandonner la partie. Mais elle a perdu tout appui à l’intérieur du pays où elle n’en avait d’ailleurs jamais eu beaucoup et il lui faudra du temps pour se reconstituer. Le dernier empire colonial du monde occidental est toujours debout. Ce fait commanderait trop de réflexions, mieux vaut se taire.
Le Socialisme Arabe
La colère de Nasser après la perte de la Syrie, s’est tournée vers les quelques riches propriétaires et anciens ministres de la monarchie de Farouk qui demeuraient encore dans le pays. Spoliations, emprisonnements, cela s’appelle la troisième révolution. Nasser veut faire son « Socialisme arabe » comme il dit. Mais la ruine des riches n’a jamais enrichi une nation. C’est toujours le contraire. Les Fellahs du Nil, toujours aussi misérables, et qui sont vingt-cinq millions sur une bande étroite de terre, n’en seront pas mieux nourris, même si on leur sert une nouvelle idéologie. D’autres en ont fait l’expérience.
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