Criton – 1961-10-21 – Les Grandes Manoeuvres

ORIGINAL-Criton-1961-10-21  pdf

Le Courrier d’Aix – 1961-10-21 – La Vie Internationale.

 

LES  GRANDES  MANŒUVRES

 

L’automne est redevenu, comme au temps jadis, celui des grandes manœuvres militaires. Les Américains ont éprouvé, avec les Canadiens, leur système de défense et envoyé dans l’air plus de six mille appareils ; l’Angleterre et les Alliés européens ont sur terre et dans l’espace, mesuré leur chance de survivre à une attaque nucléaire. Les Russes, après avoir fait exploser vingt bombes en annoncent une de 50 mégatonnes, et plus de 700.000 hommes se sont exercés dans les pays satellites, ce qui a provoqué un incident significatif : la population allemande de l’Est voyant défiler des troupes inconnues, a cru que les Américains arrivaient et s’est précipitée vers eux avec des fleurs. C’étaient des soldats Tchèques.

 

L’Objectif des Manœuvres Militaires

Ces manœuvres par elles-mêmes n’ont aucune signification que d’intensifier l’intimidation réciproque. Mais en fait, elles entourent la tension internationale d’une atmosphère nouvelle. On croyait jusqu’ici, comme on le croyait déjà en 1914, que l’arsenal de destruction mutuelle était devenu tel qu’une guerre était impossible. Aujourd’hui, on en doute et il ressort d’un récent sondage d’opinion que les trois-quarts des Américains estiment qu’elle aura lieu. La raison évidemment se refuse à y croire. Mais les précédents sont là. A un certain point de son évolution, une nation exaltée par sa puissance se lance à la conquête du monde. Les peuples eux-mêmes n’y sont pour rien et maudissent la guerre que leurs maîtres leur font faire, mais ils sont pris dans une tourmente incompréhensible, une exaltation obscure d’un instinct collectif dont l’histoire des espèces animales nous offre maints exemples analogues. Il s’agit là d’un phénomène organico-social qu’aucune science ne saurait expliquer, aucun appel à la sagesse réprimer.

Heureusement, il n’est pas certain que la Russie en soit venue à ce point-là. Son degré de croissance est encore loin de son apogée et surtout la cohésion interne de cet empire disparate où tant de groupes nationaux coexistent en état de suspicion et d’inimité, ne résisterait peut-être pas à une épreuve aussi violente qu’une guerre thermonucléaire. C’est en d’autres termes ce que disait MacMillan au Congrès du Parti Conservateu qui prévoit un état de guerre froide pour toute une génération. D’ici là, la face du monde aura sans doute changé.

 

L’Interview de Gomulka

Le journal « Le Monde » a publié récemment, à des fins qu’il n’est pas difficile de deviner, une interview de Gomulka « accordée » à son directeur. Ce raccourci de propagande communiste ne manque cependant pas d’intérêt. En effet, Gomulka se refuse à envisager une forme de désengagement militaire qui s’étendrait, sinon de l’Atlantique à l’Oural, du moins du Rhin à la Biélorussie, avec contrôle réciproque. Il ne conçoit, conformément au plan Rapacki, qu’une zone dite désatomisée qui ne comprendrait que les deux Allemagnes, la Pologne et la Tchécoslovaquie. Il n’est même pas question de la Hongrie, dont les frontières ne sont pas plus éloignées du Rhin que celles de l’actuelle Pologne.

Cela dit pour ceux qui paraissent accorder quelque intérêt au plan Rapacki, il n’aurait pour effet et d’ailleurs pour objet que de neutraliser l’Allemagne  Fédérale et la détacher de l’O.T.A.N. sans que la menace orientale en soit diminuée, puisqu’il n’est question que d’une zone désatomisée et non démilitarisée. Il est bien clair que l’armée soviétique ne se risquerait pas à évacuer l’Allemagne de l’Est et la Hongrie, même pas la Pologne.

 

Le 22ème Congrès du Parti Communiste à Moscou

Le 22ème Congrès de Moscou s’est ouvert par un déluge de discours pour exalter les mérites du plan de vingt ans proposé par le Parti aux peuples soviétiques. Ce plan présenté comme la charte du bonheur futur a été minutieusement analysé et l’étude en vaut la peine, car on y découvre sous de fallacieuses promesses bien des restrictions.

Voyons le texte de près : le parti proclame « la génération actuelle des Soviétiques vivra sous le communisme », mais on ne dit pas quelle génération ; est-ce celle qui naît aujourd’hui, ou celle qui a vingt ou quarante ans ? Pour le moment, le programme affirme que « les Soviétiques ont réalisé le socialisme ». Or, il suffit de lire les journaux russes pour s’assurer qu’il n’en est rien : une bonne moitié des échanges se fait encore entre particuliers et, loin de diminuer, cette part augmente. Sans parler du marché noir qui est universel, les marchés kolkhoziens qu’alimentent les paysans avec des produits de leur lopin de terre, ravitaillent les citadins bien plus que les magasins publics. Ce qui est plus intéressant, c’est que le programme comporte encore deux phases avant l’avènement du communisme : l’une qui va de 1961 à 1970 « devra créer la base matérielle et technique du communisme » au cours de la seconde décennie « cette base matérielle et technique sera créée » autrement dit  la première ne sera encore que préparatoire, et ce n’est qu’au bout de la seconde que « l’abondance des biens matériels et culturels sera assurée à tous » et ce n’est qu’alors, dit le texte, que « l’on abordera (sic) de près l’application du principe de la répartition selon les besoins ».

On sait que ce que le parti appelle l’ère du communisme, celle où ce ne sera plus le travail fourni qui donnera droit à la satisfaction des besoins, mais où ces besoins le seront pour tous sans considération de ce travail. Ce n’est donc qu’après 1980 que, dit le programme, « ce qui sera réalisé servira de base pour la transformation graduelle (nous soulignons le mot) des rapports socialistes de la société, en rapports communistes ». Reconnaissons la bonne foi du parti. Il ne précise pas le terme de cette longue évolution.

Un autre point mérite attention : « Au terme des vingt prochaines années, les fonds sociaux de consommation seront à peu près égaux (à peu près) à la moitié du montant des revenus réels de la population ». Ce qui veut dire qu’en 1980, la moitié du salaire serait payée sous forme de salaire direct, l’autre sous forme de salaire indirect. Mais cela ne nous mène encore qu’à moitié chemin du communisme et chose plus grave, cela mène les Soviétiques de 1980 environ, au point où en sont aujourd’hui les travailleurs des pays capitalistes, car si, comme le programme le dit expressément, on compte dans ce salaire indirect, l’instruction gratuite, la sécurité sociale, les allocations familiales, les services publics, les allocations-logement, les cantines d’usine, les soins hospitaliers, nous arrivons en France, à un chiffre qui est à peu près égal au salaire même. Voyez, chers lecteurs, nous étions communistes sans le savoir.             

 

                                                                                       CRITON

P.-S. – Nous ne résistons pas à rapporter une plaisanterie qui a cours dans les pays de l’Est. Des journalistes se présentent à la maison de Gagarine ; ils ne trouvent que les enfants : Où est Papa ? Il est dans le cosmos. Quand reviendra-t-il ? Dans une demi-heure ; et Maman ? Elle fait la queue chez le boulanger. Quand reviendra-t-elle ? Hum, dans quatre ou cinq heures, peut-être…..