ORIGINAL-Criton-1961-10-14 pdf
Le Courrier d’Aix – 1961-10-14 – La Vie Internationale.
Gros et Petits Nuages
Comme on pouvait s’y attendre, les entretiens Rusk-Gromyko et l’entrevue Gromyko-Kennedy sur Berlin n’ont donné aucun résultat ; si bien que l’énoncé des concessions que les Etats-Unis étaient disposés à faire pour arriver à une négociation n’ont fait qu’inquiéter les Berlinois et déconcerter l’opinion allemande. On veut croire que la diplomatie américaine n’avait adopté cette attitude que pour faire preuve de bonne volonté, sachant que cela ne l’engageait pas, puisqu’elle devait savoir que les Soviets ne cèderaient sur rien et ne cherchaient pas de compromis.
Le Bellicisme Soviétique
La preuve c’est qu’ils poussent à fond la tactique d’intimidation, sinon de terreur : 19 explosions atomiques dans l’atmosphère, depuis la reprise des expériences au 1er septembre, au mépris de toutes les protestations ; trois ou quatre fusées géantes dans le Pacifique, la photographie avec force détails explicatifs du sous-marin atomique plus rapide et plus redoutable que ceux des U.S.A. ; enfin les grandes manœuvres des armées dites du pacte de Varsovie qui se répandent dans toute l’Allemagne de l’Est.
Cet étalage de puissance militaire ne va pas, pour les dirigeants russes, sans inconvénients. Si le monde libre a lieu d’être inquiet, le peuple russe ne l’est pas moins, qui, bien qu’on lui cache tout ce qu’il ne doit pas savoir, l’apprend quand même. Pour la première fois on a vu, à l’Université de Moscou et même sur la Place Rouge, des manifestations populaires assez véhémentes pour que les officiels aient jugé prudent de les laisser s’exprimer. La masse se doute bien que puisque les explosions nucléaires ont lieu sur le sol russe, les retombées ont plus de chance de les atteindre que les autres peuples. La psychose atomique est contagieuse et a bon droit.
La Fin du Mythe Nassérien
En regard de ce redoutable problème, le reste de l’actualité est bien anecdotique ; on peut cependant s’arrêter sur le dégonflement du nassérisme en Orient. Nasser qui avait su transformer en victoire la défaite du Sinaï de 1956 a, du jour au lendemain, capitulé devant la résolution des Syriens. Son prestige est fort atteint, même en Egypte. Mais l’affaire syrienne, pourrait par contre coup, atteindre les autres matamores de l’arabisme. Bourguiba après l’échec de Bizerte n’est plus aussi populaire et il vient d’être obligé de liquider Masmoudi qui avait inspiré un article assez violent paru dans « Afrique Action » contre le pouvoir personnel.
Nous avons dit en son temps que l’attaque contre Bizerte avait indisposé l’opinion tunisienne. L’échec lui a donné l’occasion de se manifester. L’homme de la rue à Tunis se sent proche de l’Occident et toute aventure qui l’en éloigne l’inquiète. Bourguiba l’a senti peut-être trop tard.
Réflexions sur la Conférence de Belgrade
A ce propos, faisons un pas en arrière pour revenir à la Conférence des Neutralistes de Belgrade. Nous avons eu la patience – et il en faut- de lire les discours que les quelques 25 chefs de délégation ou d’Etat ont prononcés et cette peine, contrairement à ce que nous pensions, n’était pas inutile. Derrière les thèmes de propagande habituels comme l’anticolonialisme, on peut déceler deux préoccupations. D’abord la crainte qu’inspire l’U.R.S.S. dont on ose à peine, à quelques exceptions près, critiquer l’attitude, même les explosions atomiques ; la peur et la révérence que la force inspire. Et ce qui est plus révélateur, un mépris qui ne va pas sans crainte non plus, de ce que représente en Occident la démocratie.
Si les Américains et d’autres ont pu croire que l’exemple de la démocratie parlementaire, c’est-à-dire l’influence des partis sur le pouvoir, pouvait avoir quelque attrait pour le tiers monde, ils devraient perdre toute illusion. Et cela n’est pas vrai seulement des dictateurs du genre Tito ou Nasser, ce qui irait de soi, mais de presque tous les dirigeants : la démocratie occidentale est pour eux le signe de la faiblesse et surtout la menace contre leur autorité qu’ils savent précaire.
L’expression populaire est pour eux le plus redoutable des périls et même si beaucoup d’entre eux comme Nehru, se sentent plus près des Occidentaux que du communisme, ils penchent plutôt pour celui-ci à cause de l’autorité qu’il impose. S’ils disaient ce qu’ils pensent et cela se devine entre les lignes, ils s’exprimeraient avec la même vigueur que le Général de Gaulle sur le règne des partis.
La Visite du Premier du Québec à Paris
On n’a pas cherché la signification de la visite à Paris de M. Lesage, le Premier ministre de la Province de Québec. Il était pourtant assez curieux qu’on accordât les honneurs réservés aux Chefs d’Etat à un simple représentant de l’une des dix provinces canadiennes. Or ce pays qu’on conçoit volontiers comme particulièrement uni et solide est travaillé de l’intérieur par de graves dissensions. Une sécession du Québec n’est peut-être pas possible, mais n’est nullement hors de question. Entre Ottawa et Québec la querelle est sérieuse et c’est pourquoi M. Lesage, sans doute par calcul politique, est venu à Paris marquer la solidarité des Canadiens d’origine et de langue française (32% de la population) avec l’ancienne mère-patrie qui, jusqu’à ces derniers temps, était quelque peu oubliée. C’était surtout l’anticléricalisme de la troisième république qui avait éloigné de nous le Canada français profondément religieux.
Depuis l’arrivée au pouvoir du parti conservateur de M. Diefenbacher et aussi des progrès d’un certain socialisme dans les provinces du centre, régions de langue anglaise, les Canadiens du Québec ont vu leurs intérêts sacrifiés et pour reprendre de l’autorité, il est normal qu’ils cherchent des appuis extérieurs. Et puis, il y a la querelle du Marché Commun et de l’éventuelle adhésion de l’Angleterre, à laquelle Diefenbacher est violemment hostile. La question est trop complexe pour que nous l’exposions ici. Mais cette visite, par son caractère assez insolite, méritait une explication.
Un Afro-Asiatique Secrétaire de l’O.N.U.
La confusion continue de régner à l’O.N.U. comme prévu on cherche parmi les Afro-asiatiques un Secrétaire Général qui soit vraiment neutre. L’oiseau rare paraît être M. U. Thant, le représentant de la Birmanie, fidèle associé du moine bouddhiste Unu qui gouverne le pays et dont nous avons ici indiqué la personnalité assez curieuse et vraiment hors-série dans le monde actuel dominé par les passions nationalistes. Tout le monde serait d’accord pour le choisir, sauf les Russes. Il se peut qu’ils finissent par céder, s’ils croient pouvoir encore tirer quelque profit de l’institution.
Les Agrovilles en Cochinchine
Terminons par une petite ironie de l’histoire. Au Sud du Viet-Nam où sévit la guérilla communiste contre Ngo Din Diem, les Américains prenennt de plus en plus l’affaire en main. Pour protéger les paysans du Delta du Mékong contre les sévices des Viets-Congs, comme on les nomme, ils ont commencé à créer des agrovilles, c’est-à-dire rassembler les cultivateurs dispersés dans leurs fermes au milieu des rizières dans des villages construits pour eux. Voilà un hommage des Américains auquel Krouchtchev ne s’attendait pas, lui qui avait entrepris – sans succès d’ailleurs- de réunir les paysans dans des agrovilles, non pour les protéger, mais pour mieux les asservir au régime. Et voilà que les Yankees en bâtissent en Cochinchine. A la prochaine détente, si elle vient, voilà le lieu choisi pour la rencontre des deux K.
CRITON