Criton – 1961-10-07- Le Chemin de Damas

ORIGINAL-Criton-1961-10-07  pdf

Le Courrier d’Aix – 1961-10-07 – La Vie Internationale.

 

Le  CHEMIN  de  DAMAS

 

En ces temps plutôt sombres, la déconfiture de Nasser et la libération de la Syrie est une nouvelle agréable. Sans doute l’événement est trop récent pour qu’on en tire des conclusions définitives. La Syrie a toujours été divisée en factions politiques et militaires, ce qui fait douter de la stabilité du nouveau pouvoir. Ce qui est sûr, c’est que la République arabe dite unie est bien morte. Elle a duré trois ans et dès sa proclamation nous étions sûrs qu’elle serait éphémère. Mais depuis l’affaire de Suez, grâce aux Etats-Unis et à l’O.N.U., le prestige de Nasser avait été si bien gonflé, qu’on pouvait craindre que les Syriens ne retrouvent pas sitôt leur indépendance.

 

Les Résistances au Nassérisme

Le mouvement a été rendu possible parce que les ambitions de Nasser pour dominer le monde arabe s’étaient heurtées à des résistances invincibles de la part de ses voisins. Il n’avait pu annexer le Soudan dont le Maréchal Abboud a su préserver l’intégrité. En Irak, la révolution qui a porté Kassem au pouvoir a fait de celui-ci un rival de l’Egyptien. Mais surtout la courageuse opposition du jeune roi Hussein de Jordanie, avait empêché Nasser de jeter un pont entre les deux parties de sa République arabe ; la séparation géographique ainsi maintenue a rendu possible la sécession.

 

La Force des Nationalismes

L’évènement montre, s’il en était besoin, la force des courants nationalistes dans le monde actuel qui triomphent partout où ils ne sont pas subjugués par une force irrésistible, comme en Russie et en Chine. Ce siècle qui devait être, selon les prophètes, celui des fédérations et des grands ensembles politiques et économiques, est caractérisé, au contraire, par l’accentuation des particularismes régionaux. Par un singulier paradoxe, ce sont les Nations-Unies, grâce à la voix qu’elles donnent à chaque entité nationale, qui poussent à l’affirmation de ces unités ethniques indépendantes. L’O.N.U. les consacre et leur garantit, autant qu’elle le peut, l’existence.

Le premier soin de la Syrie libérée est de demander sa réadmission aux Nations-Unies. Nous en serons à la 101ème nation indépendante et la liste n’est pas close. Une fois la délégation installée au palais de verre, il est impossible de l’en chasser. La Mauritanie, dès qu’elle aura obtenu ce droit, se sentira à l’abri des revendications marocaines. C’est pourquoi tous les dictateurs ambitieux se montrent solidaires de Moscou pour paralyser l’institution.

 

N’Krumah et l’Angleterre

Tel est en ce moment le cas du Ghana. N’Krumah, comme Nasser, rêve de devenir le chef d’une fédération : celle de l’Afrique noire. Il a échoué jusqu’ici, même à s’associer avec la Guinée et le Mali qui pourtant avaient au début paru désireux de constituer avec lui un ensemble. C’est la raison qui le pousse de plus en plus à s’aligner sur Moscou.

Les Anglais s’en inquiètent et aussi les Américains qui sont en train de réviser leur programme d’aide économique au Ghana. La crise est si sérieuse qu’on parle même d’exclure ce pays du Commonwealth. Tous les ministres modérés ou pro-occidentaux ont été démissionnés ; le général anglais Alexander qui commandait l’armée a été renvoyé brutalement et sans délai ; la visite de la Reine d’Angleterre prévue pour novembre est remise en question ; le ministre britannique Duncan Sandys est à Accra pour tenter de ramener N’Krumah dans la voie du neutralisme. Souhaitons que les mécomptes de Nasser le rendent conciliant.

 

La Syrie et les Soviets

Pour le moment du moins, la libération de la Syrie est un échec pour les Soviets. Le parti communiste syrien était le plus important en pays arabe et Nasser qui ne tolérait d’autre influence que la sienne, l’avait non seulement interdit mais persécuté. Certains militants de Damas avaient été emprisonnés et malmenés. Les relations de Nasser avec l’U.R.S.S. en avaient souffert, comme on le sait. Mais le parti communiste syrien avait, dans la clandestinité, largement contribué à dresser l’opinion contre l’Egypte. L’U.R.S.S. avait, en outre, prodigué son aide à la Syrie et muni l’armée syrienne qui vient de réussir le coup d’Etat, d’un armement moderne important.

Mais le gouvernement Kusbari n’est pas du tout ce que Moscou espérait. Il représente ce que l’on appelle là-bas la réaction, c’est-à-dire l’élite industrielle et commerciale qui a fait dans le passé la richesse et la prospérité de la Syrie. Ce pays va devenir un nouveau champ de lutte entre les influences russes et américaines, un champ particulièrement propice aux renversements de situation. L’U.R.S.S. a déjà sur place nombre de techniciens et d’agents de toutes sortes. Les Etats-Unis ne voudront pas compromettre le nouveau régime.

 

Berlin et le Désarmement

La crise de Berlin, malgré les multiples contacts Rusk-Gromyko, reste au point mort. Pour tromper l’attente, on continue de polémiquer sur l’inépuisable thème du désarmement. Il ne vaudrait pas la peine d’en parler, si ce n’était pour remarquer la position contradictoire de l’U.R.S.S.

On sait que le thème favori de la propagande, c’est le désarmement universel total et contrôlé. Mais en même temps Moscou fait une réserve : le contrôle ne devra s’exercer que sur les armes à détruire et non sur celles qui restent par crainte, dit-on, d’espionnage ! Or aucun délégué, pas même un occidental, n’a fait à l’U.R.S.S. cette objection de sens commun : Si vous êtes d’accord avec les Etats-Unis pour un désarmement total, à quoi servirait un espionnage sur des équipements ou installations que vous vous engagez vous-mêmes à supprimer dans les plus brefs délais possibles ?

Cette réserve des Soviets rend évidente leur mauvaise foi. Si l’on n’en dit mot, c’est que personne ne prend la question au sérieux, pas plus à l’Est qu’à l’Ouest. Mais la tromperie, quand même, a des limites.

 

Les Bons de Repas en Chine Rouge

Pour finir, une anecdote qui vaut son pesant d’or : on sait que la famine sévit en Chine et que Pékin, faute d’aide des Russes, cherche par tous les moyens à se procurer les devises nécessaires pour payer ses achats de blé en Australie et au Canada. Voici le dernier expédient : le Gouvernement Chinois a fait imprimer des bons qui sont vendus à Hong-Kong parmi la population chinoise de l’île, pour que ceux qui ont des parents ou des amis sur le continent puissent les leur envoyer, grâce à quoi les bénéficiaires pourront obtenir un repas copieux. Les bons nécessaires à ces agapes représentent quelques 200.000 anciens francs. Le communisme mène à tout, même aux bonnes affaires.

 

                                                                              CRITON