Criton – 1962-03-31 – Pourquoi fabriquer la Bombe A et H

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Le Courrier d’Aix – 1962-03-31 – La Vie Internationale.

 

Si l’on devait tirer une conclusion de cette nouvelle Conférence de Genève, qui va se traîner encore au niveau des suppléants et des experts, c’est que la course aux armements nucléaires va devenir plus vive. Les U.S.A. inaugureront une série fin avril et les Russes suivront de peu. Seuls se montrent optimistes les Ministres anglais pour plaire à leurs électeurs qui commencent à s’interroger sur ce qu’ils font dans cette arène.

 

Pourquoi Fabriquer la Bombe A et H ?

En effet, la possession d’armes nucléaires de gros calibre n’a de sens que pour une nation qui dispose de grands espaces. Pour un pays à population dense, le risque de destruction l’emporte sur la menace qu’il peut exercer sur un éventuel adversaire, qui est d’autant moins vulnérable qu’il peut disperser ses populations et ses dispositifs militaires. Pourquoi dans ces conditions engloutir des sommes énormes à la confection de bombes A et H qui font double emploi avec celles des Américains et peuvent servir de prétexte aux Russes pour nous anéantir. Le raisonnement vaut aussi bien pour les pays du continent européen, maintenant surtout qu’aucun d’eux n’a plus de possession outre-mer, qui comporte d’espaces libres. Si les Anglais hésitent à renoncer, c’est évidemment pour des raisons de prestige. Le prestige coûte cher et l’on peut se demander s’il vaut son prix.

 

Les Valeurs Spirituelles

D’autres, et particulièrement chez nous, pour se consoler d’une puissance perdue, font des réflexions contraires : le rayonnement d’une nation n’est ni dans ses moyens militaires, ni dans la domination politique sur d’autres peuples, mais dans son autorité spirituelle et les qualités de sa civilisation. Il y a longtemps que l’on entend cet argument, à l’occasion d’un désastre militaire ou colonial. Malheureusement, l’évolution récente ne le justifie guère. Les deux grands de ce monde, L’Amérique et la Russie, pour des raisons toutes différentes, ne jouissent d’aucun rayonnement moral. La force ou la richesse les imposent. On les craint ou on les envie, on les exalte ou on les hait, mais tous comptent avec eux. Il faut avoir le courage de le reconnaître : toute l’évolution de ce XX° siècle a vu décliner les puissances spirituelles au profit des matérielles et rien ne fait prévoir que, dans un proche avenir du moins, la tendance doive se renverser. Ni les ignominies du nazisme, ni les crimes de Staline, n’ont compromis de façon irrémédiable l’audience de l’Allemagne ou de la Russie auprès des nations mineures.

 

Les Difficultés de l’Argentine

L’Argentine se débat dans une crise que le courageux président Frondizi s’est obstiné à vouloir résoudre démocratiquement. Il avait une telle expérience des situations désespérées qu’il n’avait plus rien à craindre et malgré toutes les pressions entendaient conserver le pouvoir qu’il a reçu de ceux qui l’ont élu. Devant tant d’adversaires il lui restait peu d’appuis. L’armée a voulu s’en débarrasser pour imposer sa dictature. En face, fascistes et communistes, rangés sous la même bannière, en appellent au président Perón qui n’a guère envie de quitter son agréable exil à Madrid pour descendre dans l’arène politique. On pouvait espérer qu’une fois de plus les extrêmes reculeraient. L’armée, et en particulier le général Aramburu, ne manque pas d’éléments modérés qui auraient pu, en conservant Frondizi, donner consistance à un gouvernement autoritaire sans être dictatorial et garder de démocratie ce qui peut l’être en Argentine, sans, comme les dernières élections l’ont montré, verser dans l’anarchie. Le cas de l’Argentine est crucial, assez évolué pour suivre les modes de vivre et de penser occidentales, pas assez cependant pour être à l’abri du désordre et de la démagogie. Son proche destin intéresse toute l’Amérique latine dont elle est en quelque sorte la nation pilote. Les Etats-Unis suivent la situation de près sans paraître s’y mêler, car il leur suffirait d’une de ces maladresses qui souvent leur échappent pour faire basculer l’Argentine dans le mauvais sens, tant les susceptibilités populaires sont vives dès qu’on soupçonne une immixtion étrangère.

 

La Guerre pour la Nouvelle-Guinée n’Aura Pas Lieu

La guerre pour la Nouvelle-Guinée occidentale n’aura pas lieu, semble-t-il. Bien que les Russes aient abondamment pourvu d’armes les soldats de Soekarno et bruyamment soutenu ses revendications, ils n’ont fait aucune opposition à la médiation que les Etats-Unis s’efforcent d’exercer entre l’Indonésie et la Hollande. Nous avons dit ici pourquoi nous ne croyions pas à un conflit qui profiterait surtout aux éléments prochinois du parti communiste indonésien. Là, comme au Laos et au Sud-Vietnam, les Soviets, tout en accablant les Etats-Unis des pires accusations, se gardent de faire quoi que ce soit pour les empêcher d’agir. Le but des deux grands étant le même, maintenir ou imposer dans ces pays un gouvernement neutraliste qui barre la route à la progression chinoise.

 

L’Exemple de Cuba

Revenons sur la situation à Cuba où la disette alimentaire est sévère. Nous rejoignons ici des remarques très pertinentes de René Vermont. Cuba était, avant Castro, l’exemple de la réussite de l’économie tropicale : elle reposait sur l’exportation d’un seul produit, le sucre (à 90%). Les Etats-Unis l’achetaient à un prix artificiellement élevé pour conserver la clientèle et maintenir la prospérité de l’île. Par contre, malgré les possibilités de l’agriculture et de l’élevage, les cultures vivrières étaient complètement négligées ; comptaient seuls le sucre, le tabac et le tourisme américain et voilà six millions d’hommes réduits aujourd’hui à la portion congrue. En remplaçant l’aide américaine par l’aide soviétique, Cuba n’a fait que changer de tuteur et de maître, mais le nouveau est pauvre et avare et à des milliers de kilomètres et, au surplus, ayant complètement échoué lui-même dans le domaine agricole, ne peut donner à Cuba ni leçon, ni exemple.

Mais le drame cubain est plus ou moins en germe chez la plupart des pays tropicaux ex-coloniaux. Ceux-ci sont en train de perdre ce qui était leur monopole, la fourniture aux pays industriels d’une ou plusieurs matières premières, en échange desquelles ils recevaient tout le reste, nourriture et produits de consommation. Les matières naturelles et surtout synthétiques que les grandes puissances industrielles développent chez elles, font concurrence aux produits tropicaux dont les marchés se réduisent. Et cependant, on continue à pousser la production, et la concurrence entre pays ex-coloniaux pour s’assurer des débouchés se fait de plus en plus intense.  Si l’on veut éviter que ces pays, sous une apparence de croissance n’accentuent leur sous-développement, il convient qu’ils se consacrent en priorité à produire leur nourriture et ensuite à pourvoir aux besoins élémentaires que peut satisfaire une industrie légère utilisant les ressources locales. L’expérience cubaine peut servir à toutes ces jeunes nations pour leur enseigner ce qu’il faut éviter de faire.

 

                                                                                                                  CRITON

Criton – 1962-03-24 – Évolution Algérienne

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Le Courrier d’Aix – 1962-03-24 – La Vie Internationale.

 

La nouvelle phase de l’évolution algérienne domine évidemment tout autre problème et les commentaires étrangers abondent, scrutant l’avenir dans les perspectives les plus variées.

 

Les Russes à Genève

Sur le plan proprement international, la reconnaissance « de jure » par la Russie du gouvernement Ben Khedda est considérée à la fois comme une tentative de main mise sur l’Algérie future et aussi comme un acte de représailles diplomatiques contre la France que les Soviets veulent accuser de faire échec au désarmement. Cette reconnaissance de la République algérienne est à rapprocher en outre du voyage du Maréchal Malinovski à Rabat. A vrai dire, ces manœuvres russes ont de moins en moins d’effet. L’actuelle conférence de Genève ne présenterait pas plus d’intérêt que les précédentes, si l’on ne pouvait précisément y mesurer le niveau du crédit des Russes auprès des neutres et du tiers-monde. Il est au plus bas depuis Budapest. En dépit du souci d’impartialité dont sont entourées les formules proposées par les non-engagés, il est clair que les sympathies vont à l’Occident. Le travail de sape poursuivi par les Chinois a mis en relief l’évidente mauvaise foi des Soviets. En outre, l’achèvement par la France de la décolonisation par la liquidation de l’affaire algérienne a produit une grande impression. L’isolement de la Russie qui tient son empire dans une main de fer marque la réunion de Genève.

 

Les Elections en Argentine

Les élections en Argentine ont été une désagréable surprise pour le gouvernement Frondizi. Les Péronistes alliés aux communistes, ont remporté un succès qu’on tenait pour invraisemblable. Cela n’a été possible que par cette étroite alliance entre les fascistes et les marxistes à laquelle ceux-ci ne répugnent pas quand il s’agit de briser le pouvoir établi. Mais ce qui est peut-être plus instructif et il faut le dire, bien affligeant, c’est le prestige que conservent dans l’esprit des masses populaires ces tyrans démagogues plus ou moins anormaux et corrompus de surcroît, dont Péron est un des plus tristes exemples. Il n’empêche que comme pour les autres, vivants ou morts leur culte demeure et leurs partisans restent fanatiques.

 

La Disette à Cuba

Il en sera sans doute de même pour Fidel Castro lorsqu’il aura été liquidé. Plus fou certainement que ses confrères, mais plus sincère, ce qui sera sans doute sa perte. Car après un silence relativement long pour un homme si éloquent, il n’a pas caché à la foule qu’il était très affligé de n’avoir pu remplir les promesses qu’il lui avait faites d’apporter l’abondance avec la liberté. Jamais un de ses semblables n’avait eu un pareil scrupule. Il est vrai qu’on ne peut pas dissimuler au peuple de La Havane, abondamment nourri naguère par les dollars américains, la pénurie qui règne aujourd’hui. Les murmures se font sensibles depuis que les cartes de rationnement ont paru. Après la Chine et l’Allemagne de l’Est, Cuba connaît la disette et les autres pays du bloc de l’Est n’en sont pas bien loin, Russie comprise ; à tel point qu’on pourrait changer l’emblème du parti : à la place de la faucille et du marteau, graver une carte d’alimentation.

 

L’Avarice des Soviets

Ce qui étonne, c’est que les Soviets pour lesquels Cuba est devenu, surtout depuis que Castro s’est déclaré communiste, une affaire de prestige de première importance, ne mettent pas le prix afin d’en faire une vitrine acceptable pour étayer la propagande. Sans doute les Russes n’ont-ils pas de nourriture à offrir aux Cubains, mais ils ont de l’or plein leurs coffres et il y a assez de denrées alimentaires de par le monde que leurs détenteurs  s’empresseraient de vendre. Mais les Russes sont d’âpres marchands : gaspilleurs chez eux, ils sont particulièrement avares pour les autres. Ils ne font de cadeau dans aucun domaine, rançonnent leurs propres sujets et ne concluent que des affaires très avantageuses comme l’achat récent de bœuf français. Il n’empêche que si l’économie cubaine s’effondre et que Castro est renversé, ou, ce qui est possible, retourne sa veste, les Russes subiront là un échec de première grandeur. Ils n’ont pas eu jusqu’ici beaucoup de succès en Afrique, si l’Amérique latine leur échappait, Washington pourrait pavoiser.

 

Israël et la Syrie

Voici que les escarmouches entre Israël et les Arabes recommencent, ce qui inquiète ceux qui voient dans le Moyen-Orient la poudrière la plus exposée. Comme toujours en pareil cas, il est difficile de savoir à qui la faute. Le nouveau gouvernement syrien avait certainement besoin de montrer aux pays arabes qu’il n’était pas moins hostile qu’eux à Israël. D’où des harcèlements sur le lac de Tibériade qui ont exaspéré Tel-Aviv et provoqué les sanglantes représailles que l’on sait. Il y a eu tant d’incidents de ce genre qu’on finit par s’accoutumer. Le moment ne paraît pas venu d’une crise plus grave.

 

Le Ralentissement dans l’Industrie de l’Acier

Nous reviendrons une fois de plus sur cette question si sérieuse de la prévision économique et du planisme en général. Que l’on ne croie pas que c’est par esprit de système que nous avons si souvent critiqué cette méthode. C’est parce qu’elle serait pleine de dangers si on l’appliquait sérieusement.

On sait que le nouveau plan français prévoit pour les quatre années qui viennent un accroissement de la production d’acier de 17 à 24 millions de tonnes, soit plus de quarante pour cent. Or ce chiffre déjà ambitieux par lui-même était à peine fixé que les signes d’une crise de l’acier se faisaient jour, non seulement en France, mais chez les Six. Aux U.S.A. elle est ancienne … Crise accidentelle et temporaire pour les uns, durable pour les autres, on ne sait. Toujours est-il que brusquement les investissements  dans cette branche ont fortement baissé, le bulletin de la C.E.C.A. nous l’apprend : alors qu’en 1960 et au cours des trois premiers trimestres de 1961 le montant des programmes atteignait 488 et 467 millions de dollars par trimestre, on n’a totalisé au cours du quatrième trimestre que 144 millions. Ce qui montre que les industriels, sans se soucier des prescriptions du plan, ont senti le vent et freiné les travaux. Ainsi Usinor ralentit la production et le complexe en voie de mise en route à Dunkerque subit des retards significatifs.

En sera-t-il de l’acier comme du charbon ? Il y a longtemps que nous le disons ici : l’économie d’acier pour une même fabrication, le développement des alliages qui en augmentent la résistance, et surtout l’invasion des plastiques dans le domaine où régnait la métallurgie, tout aurait dû faire prévoir que l’accroissement de la production d’acier pourrait être sinon stoppé, du moins sérieusement ralenti, même si l’expansion devait se poursuivre au rythme prévu, ce qui n’est pas davantage assuré ; heureusement dans une économie de marché comme la nôtre, les industriels responsables de leurs entreprises prennent, comme nous venons de le voir, les mesures appropriées en temps voulu. Si c’était un organisme d’Etat irresponsable, il en serait tout autrement.

                                                                                            CRITON

Criton – 1962-03-17 – La Patience des Négociateurs de Genève

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Le Courrier d’Aix – 1962-03-17 – La Vie Internationale

 

On ne peut qu’admirer la patience des négociateurs de Genève, les ministres des Affaires étrangères de Londres et de Washington, aux prises avec Gromyko après tant de conférences inutiles. Ils sont sans illusion sur les résultats des pourparlers, tant sur Berlin que sur l’arrêt des expériences nucléaires ou du désarmement. Leur but est de maintenir le contact de façon à éviter que les Russes ne prennent des initiatives dangereuses. Le brouillage des radars au-dessus des corridors de Berlin est déjà un avertissement. Le danger d’incidents graves dont l’adversaire ne serait peut-être pas maître de limiter les développements suffit à justifier une inlassable diplomatie.

 

La Position Russe à Genève

La position des Russes n’est pas aussi simple qu’il semble. Ils ne peuvent renoncer à maintenir la tension jusqu’en-deçà du point de rupture sous peine d’être accusés par les Chinois et par leur satellite allemand Ulbricht de se prêter à l’apaisement. Ils ne peuvent pas davantage pousser la provocation jusqu’à obliger leurs adversaires à des contre-mesures. C’est pourquoi Krouchtchev a envoyé Gromyko à Genève quand il a senti que sa grande réunion des chefs d’Etats n’avait aucune chance d’aboutir. Les positions ne varieront donc pas et le seul accord est sans doute que chacun compte s’en tenir aux siennes.

 

L’Interview d’Adenauer

Dans une interview accordée au directeur du « Monde », le Chancelier Adenauer a dit précisément : « Si l’on considère la situation actuelle et son développement prévisible, les relations entre la Chine et la Russie sont d’une très grande importance. Pour la Russie communiste, la Chine communiste représente le plus grand péril. Elle compte 700 millions d’habitants, la Russie soviétique 200. Il est très désagréable pour un Etat d’avoir un tel voisinage ».

Nous le pensons aussi. Toute l’activité des Soviets dans le monde, aussi bien en Europe qu’en Asie ou en Afrique, doit être considérée en fonction de cette rivalité des deux clans. Même les expériences nucléaires récentes et la bombe de 50 mégatonnes visaient plutôt à intimider les Chinois que les Occidentaux. Ils ne s’y sont pas trompés en préparant à leur tour, dit-on, leur bombe.

 

Le « Bond en Arrière » en Chine

Ce qui est curieux dans l’histoire présente des relations entre ces deux puissances, c’est qu’au moment où la rivalité s’accuse et que la controverse idéologique par le biais de l’Albanie, va jusqu’à l’injure, les Chinois, eux, après avoir lancé en 1958-60 le « grand bond en avant », et l’édification des « communes du peuple » sont en train d’opérer un grand bond en arrière qui paradoxalement va ramener le système chinois au modèle soviétique.

Le désastre agricole de 1961 en est la cause. Les communes du peuple, la forme la plus communiste de la gestion de la terre, ont été dissoutes. Le paysan, au lieu de travailler aux ordres des fonctionnaires du parti, aussi tyranniques qu’incompétents, a repris sa place, formant de petits groupes au niveau du village. On lui a rendu la libre initiative de la culture du sol. Le parti a ainsi reconnu son incapacité et s’en remet aux aptitudes millénaires du paysan chinois. On lui a rendu aussi le goût du travail ; on lui a restitué son lopin de terre individuel où il dispose à sa guise du produit. On laisse se rétablir un marché libre analogue au marché kolkhozien russe où les prix s’établissent en fonction de l’offre et de la demande. Le marché agricole s’est même étendu aux produits de l’artisanat rural. Ce qui n’est rien d’autre que le retour à une forme de gestion capitaliste.

Et cela au moment où Pékin accuse Moscou d’hérésie et entend lui donner des leçons d’orthodoxie marxiste-léniniste et au moment où les Chinois viennent de fonder un prix Staline pour venger la mémoire salie du père du collectivisme agraire. Une fois de plus, Russes et Chinois ne sont pas embarrassés par les contradictions. Mais cela en dit assez sur la sincérité les controverses idéologiques entre marxistes-léninistes.

 

Les Causes de la Crise Agricole en U.R.S.S.

Du côté russe, il n’est question que de la réforme de l’Agriculture et des moyens de faire produire davantage aux kolkhoses et aux sovkhozes. On dit couramment là-dessus des choses inexactes : la cause principale de l’échec de l’agriculture soviétique n’est pas la collectivisation des terres qui n’est d’ailleurs que partielle. Le paysan russe, au contraire du chinois, est accoutumé depuis des siècles, à une gestion plus ou moins communautaire du sol. Qu’on se rappelle le « Mir » tel qu’il existait sous les tsars. Alors le rendement, sans être élevé, était normal pour l’époque.

La cause de la pénurie actuelle réside davantage dans le système des prix : l’Etat paye aux paysans les produits très bon marché et les revend beaucoup plus cher au consommateur. Du temps de Staline, la viande, par exemple, était vendu dans les boucheries d’Etat, quarante fois ce qu’elle était payée aux kolkhoses. Depuis, l’écart a été atténué, mais il reste grand. Ainsi pour le blé, il est actuellement à peu près d’un à quatre. C’est pourquoi les paysans s’efforcent de dérober le plus possible à la réquisition et préfèrent la culture des herbages qui y échappe et leur donne des loisirs pour soigner leur lopin propre. Comme tous les travailleurs du monde, ils n’aiment pas se fatiguer pour l’Etat.

Au cours de l’actuel débat agricole, un des responsables l’a dit à Krouchtchev. Payez davantage et vous obtiendrez plus. Krouchtchev n’a pas répondu. Car tout l’édifice financier de l’U.R.S.S. repose sur cet impôt énorme prélevé sur le travail à la terre. Rien d’étonnant que le résultat soit maigre. Pour éviter de majorer les prix, on va essayer la méthode, bien peu orthodoxe en pays socialiste, de la prime de rendement. On donnera des récompenses en argent aux meilleurs agriculteurs et on décorera leurs dirigeants, mais le prix d’achat ne variera pas. D’autres orateurs ont fait entendre quelques vérités amères. Ainsi, au lieu de gaspiller des milliards dans le défrichement des terres vierges, il vaudrait mieux construire des usines d’engrais. Car si l’on doit, comme vous l’ordonnez, remplacer les herbages par des labours et semer du maïs, des betteraves et des fèves, il faut de l’engrais et nous en recevons à peine actuellement 10% du nécessaire (en Estonie) ; que sera-ce quand nous aurons doublé les emblavures ?

De mauvaise humeur, Krouchtchev a averti les agronomes qu’il ne fallait pas s’attendre à des largesses de l’Etat pour l’agriculture, la priorité restant à l’industrie et à la défense. On s’en doutait. Or, pour redresser l’agriculture, il n’est pas besoin ni de congrès, ni de nouveaux contrôles, il faut des investissements et diminuer en même temps l’impôt indirect sur les produits de la terre. Mais cela est impossible dans l’état des finances soviétiques. L’industrialisation de la Sibérie coûte très cher et on gaspille beaucoup. Quant à l’armement, le coût en serait augmenté cette année, dit-on, de près de 50% sur 1959, ce qui n’a rien de surprenant. Ce qui le serait, c’est que l’agriculture soviétique double sa production d’ici l’an prochain. Ces « bonds en avant » restent souvent sur le papier.

                                                                                                       CRITON

Criton – 1962-03-10 – Désarmement, Arrêt des Expériences Nucléaires

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Le Courrier d’Aix – 1962-03-10 – La Vie Internationale.

 

Désarmement, arrêt des expériences nucléaires, la ronde continue, W. Lippmann résume bien la question. Si l’Union Soviétique souscrit à notre plan contrôlé par inspection, elle accepte notre supériorité en puissance nucléaire et s’interdit de nous dépasser. Si nous signons le sien, nous prenons le risque qu’elle se prépare en secret à nous dépasser alors que nous nous interdisons de le faire. Un accord n’est possible que si les deux camps sont assurés d’une réelle égalité qui soit durable. Or la technique nucléaire est encore à ses débuts et son développement futur est imprévisible. Pour l’heure, les Soviets cherchent par une nouvelle discussion à retarder la reprise des expériences annoncée par Kennedy. Celui-ci s’y prête tant que les préparatifs d’une nouvelle série est en cours. A ce moment les Russes devront trouver un autre subterfuge ou bien la course repartira.

 

Les Rivalités en Afrique Noire Occidentale

L’Afrique noire continue de fermenter. L’occidentale d’abord, où les complots contre le pouvoir existant se répètent. Il y eut celui du Ghana contre le Togo de Sylvanus Olympio ; maintenant les dirigeants du Sénégal accusent ceux du Mali, et les armes fournies par les pays de l’Est continuent d’affluer en Guinée, au Ghana, au Cameroun. Les colonialistes chassés, les rivalités nationales commencent et comme à l’intérieur de chaque nouvel Etat, les tribus et les partis s’opposent, il vient du pays voisin des exilés et des réfugiés. Chacun s’arme au plus vite, les uns avec des instructeurs de l’Occident, d’autres de l’Orient. Jusqu’ici pas de guerre ouverte, mais jusqu’à quand ?

 

La Coexistence des Races en Afrique Orientale

L’Afrique orientale, elle, n’en est pas encore au stade de l’indépendance, sauf au Tanganyika où les Anglais avaient cru, grâce à un chef sage, Julius Nyerere, réaliser le modèle de la société multiraciale. Cela n’a guère duré. Nyerere a démissionné et le nationalisme monte. Au Kenya, les Anglais essaient d’élaborer une constitution où chaque élément ethnique participerait au gouvernement ; la situation se complique là, de l’hostilité de deux groupements noirs rivaux, ce qui permet, faute de pouvoir les mettre d’accord, de retarder l’indépendance.

Mais le problème le plus redoutable concerne la fédération des deux Rhodésies et du Nyassaland. Les tentatives de gouvernement multiracial sont là aussi vouées à l’échec et la fédération dont les noirs ne veulent plus, paraît condamnée à se disloquer. Au Nyassaland, l’affaire est résolue ; les blancs y sont fort peu et le leader noir, le Dr Banda, gouverne. Mais en Rhodésie du Nord, la question est plus grave, non que les blancs y soient nombreux, mais c’est là que se trouve la plus importante richesse minière sous contrôle anglais, la ceinture de cuivre qui prolonge les gisements du Katanga. Le gouvernement britannique a cherché, là aussi, à élaborer une constitution qui devrait, tout en donnant la majorité et le pouvoir aux noirs, les obliger à respecter les droits des blancs et préserver l’activité des mines ; le dosage est si compliqué et fragile que, ni le leader noir, Kaunda, ni le président de la fédération, Sir Roy Welensky, n’en veulent. Les débats sur cette constitution ont eu lieu aux Communes ces temps-ci, le ministre des colonies, Sandys, a tenu bon sur son plan. Il n’y a pas eu d’éclat, sans doute parce que personne ne croit que la constitution sera appliquée. Mais il y a dans la coulisse de gros intérêts financiers ; si des troubles éclatent dans les mines, Sir Roy Welensky devra intervenir par la force. Il en a les moyens et les Anglais ne peuvent l’en empêcher.

 

Les Incertitudes du Congo Ex-Belge

Pour le moment la situation en Rhodésie dépend de ce qui se passera au Katanga voisin. L’accord n’est toujours pas fait entre Tchombé et Adoula. Des escarmouches ont mis aux prises la gendarmerie katangaise et les forces de l’O.N.U. dans le Nord sans grand dommage, mais on est encore loin de l’apaisement.

Si l’indépendance du Katanga prend fin, que Tchombé se soumette ou disparaisse, la Rhodésie du Nord échappera au contrôle blanc ; alors les colons de la Rhodésie du Sud feront sécession et se joindront sans doute à l’Union Sud-Africaine pour n’être pas submergés à leur tour. Là aussi, le leader noir Joshua  NKomo s’agite et cherche des appuis en Guinée et au Ghana. Les Anglais en Afrique orientale sont en position difficile.

 

La Patience Britannique

Avec une patience et une diplomatie constantes ils cherchent à éviter le heurt des races et jusqu’ici ils ont réussi à éviter le pire et maintenir leurs intérêts essentiels, mécontentant tous leurs partenaires, blancs et noirs, sans toutefois les pousser à bout. Leurs chances d’aboutir à une solution stable sont faibles. Ils le savent mais ils espèrent, à force de gagner du temps, d’unir les modérés des deux bords dans un effort de sagesse. Ils méritent d’y parvenir. Beaucoup de ténacité et de patience et, il faut le dire, une ligne de conduite bien définie, constante et surtout honnête, ont jusqu’ici évité aux Anglais les drames que l’on connaît ailleurs.

 

La Décadence des Kibboutz en Israël

Faisons un saut de l’Afrique à Israël sur un tout autre sujet : on sait que les Israéliens ont, depuis la constitution de leur Etat, institué 223 colonies agricoles appelées kibboutz qui sont fameuses parce que collectivistes. Le président Ben Gourion fait lui-même partie d’une de ces entités dans le Néguev. Elles ont suscité beaucoup d’intérêt parce que véritablement communistes au sens réel du terme, ce que ne sont ni les kolkhoses ni les sovkhozes soviétiques. De plus, ces communautés sont riches et prospères : elles ont des piscines, des théâtres, des bibliothèques ; les maisons sont confortables, le travail n’y est pas dur. Il est très mécanisé et les loisirs sont larges, mais les enfants sont élevés par la communauté, les repas pris en commun, les activités culturelles aussi et personne n’a d’argent en propre.

Et voici que depuis quelque temps ces collectivités modèles sont en crise. Les associés abandonnent le kibboutz comme ils en ont le droit. Le fait est d’autant plus surprenant que les conditions du succès étaient mieux réunies. D’abord un idéal à la fois religieux et ethnique ; habitués depuis des siècles au Ghetto, les Juifs avaient, plus qu’aucun autre peuple, l’esprit communautaire. Et la prospérité même de ces collectivités rurales, leur excellente organisation, leur niveau de vie élevé, faisaient croire qu’elles se multiplieraient rapidement. Il n’en est rien, au contraire. Ce sont surtout les jeunes et aussi les femmes qui se refusent à poursuivre ce genre de vie. Les femmes veulent élever leurs enfants elles-mêmes et préfèrent s’imposer le travail de la maison pour avoir près d’elles leur famille aux repas. Les jeunes abandonnent le kibboutz pour travailler en ville où, leur tâche accomplie, ils disposent de leurs gains et de leurs loisirs à leur guise. Ils trouvent que ce genre d’existence communautaire archaïque et limité les empêche de développer leurs possibilités. Nous ne voulons pas revenir en arrière, disent-ils. Ils entendent faire carrière et surtout disposer d’un salaire et se sentir libres.

Un salaire : ce n’est pas seulement en Israël que cette aspiration se manifeste. Entendons par là la sécurité d’un gain convenable et aussi sans autre responsabilité que de remplir la tâche limitée pour laquelle il est versé. C’est aussi bien l’objectif de l’ouvrier américain qui veut s’employer là où on rémunère le mieux et qui se refuse à collaborer à la direction de l’entreprise où il travaille, que du kolkhozien soviétique qui préfère être ouvrier agricole dans un sovkhoze que de subir les aléas de la récolte kolkhozienne. Salaire ou traitement bien assuré, c’est dans une société moderne l’aspiration du plus grand nombre. Karl Marx dans sa tombe se dresserait s’il reconnaissait cette tendance quasi universelle. Il est vrai que dans nos Etats modernes, le salaire n’est pas celui qu’il connut il y a cent ans.

Cependant ce n’est là qu’affaire de chiffres et ne change rien aux tendances psychologiques des hommes, encore moins aux doctrines politiques. C’est pourquoi cette évolution du kibboutz israélien nous paraît si hautement significative. L’homme libre dans une société prospère se détourne du collectivisme, si confortable qu’il soit.

 

                                                                                            CRITON

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Criton – 1962-03-03 – Le Voyage spatial du Colonel Glenn

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Le Courrier d’Aix – 1962-03-03 – La Vie Internationale

 

 Le voyage spatial du Colonel Glenn a relevé le moral des Américains. D’avoir été dépassés dans ce domaine les avait profondément touchés. Et les voici lancés dans de grandioses projets où ils mettront le prix, 20 à 40 milliards de dollars dans les prochaines années. Cela a donné à leur diplomatie plus de fermeté. Les deux frères du Président sont allés à Berlin pour assurer que la ville serait défendue comme Chicago ou New-York. Les neutres aussi ont été impressionnés : la cote U.S.A. est montée aux Nations-Unies où celle des Soviets décline. Quant à la Conférence « cirque » convoquée par Krouchtchev à Genève pour le désarmement, personne ne veut se prêter à la parade. Le Mexique et le Nigéria à leur tour se récusent.

 

Confusion de la Politique Russe

La politique soviétique est actuellement assez confuse. Dans leur thèse sur le désarmement, les Russes ne prennent pas la peine de masquer leurs intentions. Et les chefs des nations nouvellement nées, n’aiment pas à être pris pour des sots. Les Russes proposent le désarmement général et complet, mais refusent tout contrôle avant qu’il ne soit effectué, sous le prétexte qu’ils s’exposeraient à l’espionnage occidental. Or, à partir du jour où l’on serait d’accord pour désarmer, quel inconvénient peut-il y avoir à enquêter sur des objets appelés à être bientôt détruits. Il y a un minimum de logique à observer, sinon on avoue implicitement qu’il s’agit d’une farce. C’est ce que pensent ceux qui n’entendent pas s’y prêter.

L’illogisme va plus loin : le Général de Gaulle proposait récemment dans sa note au Kremlin, des mesures qui, si elles étaient acceptées, donneraient aux Russes une suprématie militaire absolue. Ils ont répondu dédaigneusement, et cependant, si les deux camps détruisaient leurs armes nucléaires ainsi que les moyens de les délivrer, avions et sous-marins, comme le disait la note française, les fantassins russes atteindraient l’Atlantique sans rencontrer grande résistance dans l’état actuel des forces dotées seulement d’armes classiques. C’est ce qu’ont fait remarquer les Anglais qui n’ont pas vu ce qu’il y avait, sans doute, d’ironique dans la thèse française.

Au fond, les Russes ne savent trop ce qu’ils veulent. D’un côté, le coût présent et futur de la course aux armements et à la conquête de l’espace les effraie, car cela ralentit encore le développement si coûteux d’un pays immense où, les défauts du système aidant, il faudrait pour l’équiper beaucoup plus de ressources qu’ils n’en ont. De l’autre, ils ne veulent renoncer à paraître les plus forts et ils sont alors obligés d’en faire la preuve. Sans doute, ils ont envisagé des compromis. Ils ont même proposé de collaborer avec les Américains dans l’exploration spatiale, mais ils ne conçoivent ce compromis qu’à leur profit. Ils veulent, comme l’a dit Kennedy, échanger un jardin contre une pomme.

Nous ne traitons de ces sujets que parce qu’ils remplissent les colonnes de la presse. En réalité, ils ne méritent pas une ligne. Les Anglais eux-mêmes, quoique toujours à la pointe du pacifisme, viennent de publier leur programme d’armements nouveaux pour l’année en cours : une collection impressionnante d’engins inédits. Il y en a pour un milliard et demi de dollars.

 

Nouvelle Perturbation Administrative en U.R.S.S.

En attendant, on annonce du nouveau en Russie dans la planification. On se souvient de la création, il y a trois ans, des 70 Sovnarkhozes qui devaient marquer l’ère de la décentralisation. Comme prévu, le système n’a abouti qu’à compliquer les choses, à créer des rivalités locales et des bureaucraties supplémentaires. Alors on les supprime, mais pour les remplacer par 17 directions régionales qui auront pour mission de coordonner dans leur région d’action, les plans de l’autorité centrale. L’innovation consiste à faire participer à ces nouveaux conseils des chefs d’entreprises. Le résultat est à voir : sera-ce un nouveau mode de coordination  ou une nouvelle forme de conflit entre la bureaucratie et les entreprises et aussi entre les entreprises dont chacun des chefs voudra s’assurer une priorité dans les crédits. D’après ce que nous avons lu de leurs doléances, nous croyons plutôt à la seconde hypothèse. Un régime économique totalitaire ne peut pas décentraliser, car il faudrait pour cela donner à chaque organisme une pleine responsabilité dans l’approvisionnement comme dans la production, ce qui est incompatible avec la réglementation autoritaire. Les Allemands, sous Hitler, avaient éprouvé ces difficultés et pourtant, en organisation, ils s’y entendent.

 

Une Conférence du Professeur Baudhuin

Dans un intéressant exposé à Bruxelles, le professeur Baudhuin de Louvain affirme que, contrairement aux conclusions des experts, l’économie belge a progressé de 4% et cela malgré les grèves, et il accuse de cette erreur les statistiques inadéquates : « les experts du Marché Commun, dit-il, se sont trompés il y a un an, ce qui montre combien les prévisions sont difficiles et le dirigisme impossible », et ailleurs, « la prospérité de la Belgique et de l’Europe ne vient nullement du Marché Commun, qui n’a pas encore pu produire ses effets. Nous les attendons avec confiance ».

 

Les Incertitudes de l’Expansion

Cette confiance n’est pas unanimement partagée ; une grande revue économique allemande commente le ralentissement de l’expansion depuis le début de l’année, très sensible en Allemagne et aux Etats-Unis où la déception est d’autant plus accusée que les augures s’étaient en fin d’année montrés plus optimistes. « Le taux d’expansion que l’on avait fixé, lit-on, à 4 ½ pour cent par an, est trop élevé si l’on ne se résigne pas à l’inflation « rampante », c’est-à-dire à augmenter les investissements au-delà des limites permises par l’épargne. A la longue, dit la revue, les conséquences retombent sur les initiateurs, car la tendance à l’épargne diminue et l’inflation augmente dans la même proportion. Il convient donc de renoncer aux taux de croissance exagérés, ce qui d’ailleurs sera imposé par les faits, par la concurrence plus intense et les conséquences décevantes d’une politique sociale trop généreuse. Un progrès annuel de 3% serait plus sûr, si l’on veut éviter l’alternance des booms et des dépressions ».

Ces considérations sont pertinentes, sous cette réserve qu’en matière de développement économique, il est puéril de décréter à l’avance à quel rythme on progressera. Ce qui est sûr, c’est que le maintien des taux actuels en Europe, comme on l’envisage généralement en haut lieu, est impossible si l’on veut éviter une crise de surproduction déjà très perceptible. Il y a un autre facteur, assez inattendu lui aussi, que signalent les économistes américains déçus dans leurs prévisions, c’est que bien que  les revenus des particuliers augmentent, ce qui logiquement devrait activer la production, ces revenus accrus ne s’emploient pas dans les secteurs dynamiques mais dans les services et les loisirs qui ont peu d’incidence sur le développement de la production. En cherchant bien, on trouve toujours pourquoi l’on s’est trompé.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1950-01-27 – Un Vent Meilleur

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Le Courrier d’Aix – 1962-01-27 – La Vie Internationale.

 

Un Vent Meilleur

 

Aux premiers jours de cet an 62, nous manifestions un certain optimisme sur les perspectives de la conjoncture internationale. Il semble bien que les événements, – exception faite, hélas pour notre pays – confirment ce sentiment. Nous ne parlons que de l’horizon politique, car dans l’ordre économique la période d’euphorie et de facilité est révolue. Celle qui s’ouvre sera, sinon difficile, du moins plus sévère bien que les moyens d’adaptation à une concurrence serrée ne manquent pas.

 

Berlin et la D.D.R.

La crise de Berlin d’abord, qui a polarisé toute l’attention au cours des années précédentes de façon exagérée, comme nous l’avons souvent remarqué, cette épreuve de force redoutée n’aura sans doute pas lieu. Le problème n’est pas de défendre la liberté des Berlinois, mais d’empêcher le secteur occidental de la ville, coupé de l’oriental par le mur, de dépérir par isolement et de se vider peu à peu, comme les Soviétiques l’espèrent. La tâche ici n’est pas simplement matérielle, mais psychologique et dans ce domaine, il est malaisé d’agir efficacement. Pour diverses raisons, difficultés intérieures en U.R.S.S. et en D.D.R., fermeté des Occidentaux, la diplomatie russe se résigne au statu quo. Il n’est même plus question du traité de paix avec Pankow. On assiste au contraire à une tentative de séduction à l’endroit de Bonn. Les attaques quotidiennes dans la presse et la radio contre les revanchards allemands et le Général Heusinger ont brusquement cessé ; comme tous les observateurs, nous prenions cette amorce de dialogue russo-allemand comme une manœuvre habituelle de propagande.

C’est plus sérieux que cela. Les Russes seraient disposés pour relâcher les relations de la République fédérale avec ses alliés occidentaux, à réviser leur politique allemande, peut-être même à liquider l’équipe au pouvoir en D.D.R. décidément trop impopulaire et à la remplacer par d’autres qui seraient des interlocuteurs possibles pour la réunification des deux Allemagnes ou tout au moins pour une forme de fédération qui, tout en maintenant la division des deux régimes, faciliterait leurs rapports. On en voit la preuve dans l’irritation qu’Ulbricht n’a pas cachée de voir ajourné « sine die » le fameux traité de paix séparé. C’est bien la première fois qu’une divergence entre Moscou et Pankow s’exprime publiquement. Ulbricht et sa bande misent certainement sur une révolution de palais au Kremlin. Rien n’indique qu’elle soit en vue, mais les symptômes se multiplient d’une crise en U.R.S.S.

 

La Crise Soviétique

Les « Izvestia » sont pleines de critiques de leurs divers correspondants en province sur le mauvais fonctionnement du système de production et de distribution. Un tel qui vient de se voir attribuer un nouveau logement ne peut trouver de meubles pour s’installer ; ceux qu’on lui propose sont liens de malfaçons et inutilisables. On nous dit que 41% de la production d’une fabrique d meubles a dû être mise au rebut par une commission d’enquête. Par ailleurs, on continue à produire des articles incommodes et démodés parce qu’une autre se refuse à adopter de nouveaux modèles qui coûteraient  plus cher, ce qui entamerait les bénéfices que les dirigeants se répartissent sous forme de primes. Ailleurs, il est question d’une machine qu’un centre de recherches attend depuis six ans pour fonctionner ; encore d’une usine de textiles dont le montage est suspendu et dont tous les éléments se rouillent en plein air, parce qu’on s’est aperçu que l’article qu’elle devait fournir d’après le plan, n’est plus demandé. Une autre usine est en panne parce que les autorités ont oublié de donner des directives. Ce qui frappe en tout cela, c’est le nombre invraisemblable des services, de commissions de contrôle, de directions locales, provinciales, régionales, d’organismes, les uns techniques, les autres administratifs, qui se partagent des responsabilités sans qu’elles sachent elles-mêmes où va leur compétence.

Nous avons vainement essayé de dresser la liste de ces organismes qui depuis le kolkhoses et la fabrique dirigent ou surveillent la production jusqu’aux ministères et au Gosplan suprême à Moscou. Quand nous nous croyons au bout, avec une bonne quinzaine, nous en découvrions d’autres et naturellement ces bureaucraties sont tantôt en conflit, tantôt au contraire, s’entendant pour éviter des ennuis avec l’échelon supérieur. C’est à qui se dérobe. On appelle cela le « Gilet de coton ». Si la presse dévoile ces aberrations c’est pour que le public qui les connaît et en souffre, ait le sentiment qu’on s’en occupe en haut lieu pour y porter remède. Les révélations de Krouchtchev sur les avatars de l’agriculture n’ont pas d’autre objet. Cela ira mieux demain, mais comme depuis toujours, c’est la même chose, l’impatience grandit avec le scepticisme.

Sans doute, il y a les exploits de Gagarine et Titov, les grands barrages de Sibérie, les usines géantes qui s’édifient et dont les photos s’étalent. Mais la masse s’irrite de voir que tant de réalisations n’apportent rien de tangible à la vie quotidienne, et chacun sait que de l’autre côté on fait mieux. L’idée se répand qu’il y a dans le système, quelque chose de fondamentalement erroné et qui est sans remède. Nous lisions avec stupeur ce mot d’un lecteur des « Izvestia » : « Au début de la révolution, nous comprenions qu’il fallait supporter la misère, aujourd’hui, nous ne nous l’expliquons plus ».

Le fond de la crise est là et non dans les querelles idéologiques sur la coexistence pacifique, les rivalités de personnes, l’affaire Molotov ou le schisme albanais. Et cela peut aller loin.

 

Le Congo

Du côté américain, le président Kennedy dont la popularité demeure élevée malgré ses échecs, commence à marquer des points. Au Congo d’abord. On sait quelles critiques véhémentes et fondées avait suscité l’expédition de l’O.N.U. au Katanga. Celles-ci s’apaisent, parce que la paix semble faite entre Tchombé et l’organisation et surtout depuis que Gizenka, arraché à son fief de Stanleyville, a été ramené à Léopoldville sous bonne escorte pour y être jugé.

Rien de définitif bien sûr de ce côté. Mais l’autorité du gouvernement central d’Adoula se renforce, il n’y a plus de dissidence irréductible et l’unité d’un Congo fédéral est possible, ce qui serait pour les Etats-Unis un succès majeur et pour l’O.N.U. un test décisif au moment où il lui faut trouver 200  millions de dollars pour survivre.

 

L’Indonésie, le Laos et le Sud-Vietnam

D’autre part, les préparatifs belliqueux de Soekarno contre les Hollandais traînent ; le combat aux rivages de la Nouvelle-Guinée n’a pas eu de suite et une solution pacifique du conflit est admise par les deux parties. Au Laos, d’atermoiements  en atermoiements, la réconciliation des trois Princes paraît en vue grâce à la collaboration des Russes et des Américains. Au Sud-Vietnam même, les Etats-Unis mettent le prix pour sauver l’indépendance du pays sans que les Soviets y fassent obstacle, sinon en paroles. Tout cela est encore sujet à revirement mais pour l’heure le règlement de ces problèmes importants paraît en bonne voie.

 

La Nouvelle Conférence de Punta del Este

Reste l’épineuse question Cubaine. A la nouvelle Conférence de Punta del Este, en Uruguay, le Secrétaire d’Etat Rusk fait tous ses efforts pour isoler la révolution cubaine et l’empêcher d’atteindre le Continent latino-américain. Il ne peut compter réussir du coup. Les gouvernements d’Amérique du Sud sont trop fragiles pour prendre des décisions qui soulèveraient l’opposition et le Fidelisme a trop de sympathisants partout. Il faudra du temps pour qu’il se discrédite lui-même. Mais pour les Etats-Unis, la question est prépondérante : tant que Castro règne à La Havane, Washington ne peut dormir tranquille.

La partie sera rude.

                                                                                            CRITON

Criton – 1962-02-24 – La Vie Internationale

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Le Courrier d’Aix – 1962-02-24 – La Vie Internationale

 

Toute l’attention s’est concentrée cette semaine sur l’exploit du colonel Glenn et le nouvel aspect de l’affaire algérienne. Pour le reste, le panorama change peu : le désarmement même comme thème de propagande, est usé. L’unité européenne évoquée à nouveau par l’entrevue De Gaulle-Adenauer demeure fort éloignée. De son côté, Moscou continue de souffler le chaud et le froid sur des sujets rebattus : Berlin, la défense de Cuba, la menace thermonucléaire. C’est encore par-delà ces épisodes quotidiens, qu’il faut chercher où va le monde.

 

Echec Russe sur le Désarmement

Krouchtchev vient d’essuyer deux échecs sur l’échiquier international qui donnent la mesure de son prestige. On sait qu’il voulait convoquer à Genève, sur le programme du désarmement, les Chefs d’Etat ou de Gouvernement, de dix-huit nations. L’accueil des Occidentaux était prévu : nous ne nous dérangerons que si des progrès sérieux ont été faits dans les conversations à l’échelon ministériel. Celui du bloc de l’Est aussi : empressement unanime aux ordres du maître. Tout dépendait des autres, les non-engagés. Il fallait réunir au moins la moitié d’entre eux. Or, Nehru a donné le ton en prétextant des occupations urgentes. Son abstention influencera certainement les autres. Krouchtchev ne pourra venir plaider devant des fauteuils vides.

 

…Et à l’O.N.U.

Pendant ce temps, à l’O.N.U-, Cuba portait plainte devant le Comité politique contre l’ingérence des Etats-Unis dans ses affaires. Seul le bloc communiste l’a appuyée. Aucun des Afro-asiatiques n’a suivi, pas même l’Egypte et la Guinée. Cela a surpris. L’influence soviétique à l’O.N.U. a baissé. En réalité là comme ailleurs, c’est encore le conflit entre Russes et Chinois qui joue. Les Afro-asiatiques travaillés par la propagande chinoise contre l’U.R.S.S. hésitent à faire le jeu d’un impérialisme contre l’autre, surtout quand ils sont également des blancs. La solidarité des peuples de couleur bien vague en d’autres domaines opère ici contre les Soviets.

 

Rivalité Sino-Russe à Cuba

A Cuba même la rivalité russo-chinoise se fait âpre. C’est ainsi que Carlos Rodriguez qui représente la faction pro-russe vient d’évincer le fameux Che Guevara, l’homme des Chinois, à la tête de la Commission centrale du plan et du nouveau parti unique, l’Organisation révolutionnaire intégrée. Rodriguez déjà chef de l’Institut de réforme agraire, devient ainsi le second de Castro. Les Soviets l’emportent pour le moment parce que seuls, ils ont les moyens de maintenir l’économie cubaine fort ébranlée, à peu près à flot. Sans les Russes ce serait l’effondrement et ils le font sentir. Par contre l’influence de la révolution cubaine y perd en Amérique latine. Elle s’exerce surtout par les étudiants et les jeunes intellectuels qui voient le communisme cubain comme la forme révolutionnaire chinoise adaptée aux conditions sociales de l’Amérique latine ; le régime russe leur paraît plutôt un impérialisme militaire dont les desseins sont suspectés. En Argentine, en Colombie, en Bolivie même, les étudiants communistes ont été mis en minorité après d’âpres luttes ; les réformistes l’emportent sur les révolutionnaires et le sentiment particulariste sur l’internationale communiste.

 

Les Emeutes en Guyane Britannique

Un autre événement bien lointain a surgi en Guyane britannique. L’ancienne colonie de l’Amérique du Sud s’acheminait vers l’indépendance sous l’autorité du Docteur Jagan d’origine hindoue. Les Anglais là comme ailleurs, avaient emprisonné Jagan dont les attaches marxistes étaient notoires. Appelé aux responsabilités, il avait en apparence évolué et même était allé à Washington quêter des dollars. Les garanties qu’il offrait avaient incliné les Américains à l’aider. Brusquement, sous prétexte d’une loi d’austérité que Jagan voulait appliquer, une émeute a éclaté, si violente qu’il a dû appeler l’armée britannique à l’aide. Les troubles ont ravagé la capitale Georgetown. Ce sont les noirs qui constituent la minorité qui se sont révoltés. Les Hindous amenés autrefois en Guyane pour l’exploitation des plantations de sucre sont légèrement majoritaires ce qui explique le succès de Jagan aux élections. Les planteurs et les Sociétés d’origine européennes se sont coalisés avec les noirs pour renverser Jagan. L’affaire n’est pas terminée mais son caractère raciste est évident. En Guyane, comme dans toute l’Afrique orientale, l’antagonisme entre noirs et hindous n’est contenu que par la présence des blancs.

Cet épisode guyanais illustre malheureusement un trait de l’histoire contemporaine, l’exaspération du racisme qui va de pair avec celui du nationalisme. Blancs contre noirs, noirs contre asiatiques et aussi contre arabes comme au Kenya, et noirs contre noirs de tribus rivales comme au Congo belge. Arabes contre européens en Afrique du Nord et aussi arabes contre Juifs ; Indonésiens contre Chinois à Java, Musulmans et hindous en Inde, etc… A Chypre, la trêve entre Grecs et Turcs paraît bien près de se rompre.

La fin du colonialisme laisse en présence des éléments hostiles qu’il suffit d’un incident pour déchaîner. Il en existe partout. On peut espérer que le temps apaisera leur hostilité mais rien n’est sûr. Il est regrettable que l’unique réussite de coexistence raciale, celle des Portugais avec les noirs et les hindous, au lieu d’être louée, soit précisément un objet de réprobation même des Occidentaux, soit par préjugé, soit par calcul politique. De même, l’expérience difficile mais hardie du développement séparé tentée par le Gouvernement d’Afrique du Sud, au lieu d’être soutenue est unanimement condamnée. On ne veut pas voir d’autre choix que la séparation ou la guerre civile.

 

Les Anglais et le Suremploi

Les Anglais, devenus à leur tour l’homme malade de l’Europe, s’interrogent sur les causes de la stagnation de leur économie et les remèdes  possible. La discussion porte aujourd’hui sur la question du plein emploi ou plutôt du suremploi, car en Angleterre comme en Allemagne, et à un degré moindre en France, il y a plus d’offres que de demandes. On est obligé de reconnaître que ce phénomène freine le progrès. En effet, la pénurie de main-d’œuvre laisse les entreprises désarmées devant les demandes d’augmentation de salaire d’où élévation du coût de production, ce qui pour l’Angleterre signifie la fermeture des débouchés à l’exportation. Mais il y a plus ; de ne pouvoir compter sur un recrutement normal et surtout un niveau raisonnable de rémunération freine l’investissement partout où l’élément salarial entre pour une large part dans les prix de revient. Ce qui socialement est un bienfait, le plein emploi, devient économiquement un danger. C’est ce qui se produit actuellement en Allemagne et aussi en Suisse où 20% de main-d’œuvre est étrangère, et où malgré cet apport, les prix montent rapidement. Ce qui amène peu à peu ces pays à un affaiblissement du rythme d’expansion qui seul peut rétablir l’équilibre.

 

                                                                                       CRITON

Criton – 1962-02-17 – Le Phénomène vu par les Soviétiques

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Le Courrier d’Aix – 1962-02-17 – La Vie Internationale.

 

Le Phénomène vu par les Soviétiques

 

A moins de parler du désarmement que Krouchtchev veut relancer par une conférence de 18 Chefs d’Etat, ou des problèmes français qui ne sont pas de notre ressort, l’actualité n’offre guère de matière nouvelle.

 

Double Courant entre l’Est et l’Ouest

La tactique Est-Ouest ne varie pas. D’un côté, le courant chaud qui s’augmente d’un épisode : le retour du pilote américain de l’U 2, Francis Powers, libéré par les Russes en échange d’un de leurs espions aux Etats-Unis, le colonel Abel. De l’autre, le courant froid, les chicanes sur les corridors aériens entre Berlin-Ouest et l’Allemagne fédérale, sans doute pour marquer que la question de l’ancienne capitale du Reich demeure ouverte et aussi pour répondre à l’accueil négatif du Chancelier Adenauer aux offres de négociations séparées entre Bonn et Moscou.

Le tête-à-tête Krouchtchev-Kennedy n’est pas pour demain. On peut même se demander si ces approches prudentes ne sont pas simplement pour distraire les Chancelleries au moment où, dans l’ombre, le duel russo-chinois s’aiguise. Là aussi, un double courant brouille les pistes. D‘une part, des rumeurs circulent ; les dirigeants chinois convoqueraient en Avril les partis frères afro-asiatiques pour une condamnation en règle de la politique de Krouchtchev. De l’autre, des démentis d’une rupture possible. Rupture inévitable un jour, mais pas aussi proche que l’on pense.

L’intérêt de ces manœuvres et de ces bruits, est pour le moment assez mince.

 

L’Autocritique en U.R.S.S.

Par contre, depuis le XXII° Congrès de Moscou, on est beaucoup mieux éclairé sur ce qui se passe au-delà du rideau de fer. Jusqu’ici les documents ne manquaient pas à qui voulait se faire une opinion exacte et impartiale. Mais le plus significatif venait de relations de voyageurs ou d’observateurs étrangers et il fallait tenir compte de l’optique ou du parti-pris de chacun, ou s’aider de statistiques peu claires et que les Russes ont fini par reconnaître fausses. Depuis novembre dernier, on assiste à un véritable déballage des secrets du passé et du présent et il suffit de lire les discours officiels et les plaintes des usagers, pour déduire, de l’aveu des intéressés, les déficiences du système. Cette sorte de confession publique après des années de mystère est d’ailleurs typiquement russe. Voyez Dostoïevski. L’heure de la vérité est venue : celle du redressement, de la correction doit suivre comme dans les romans classiques. Mais là il ne s’agit plus d’imaginer un dénouement prévu, mais de s’attaquer à des structures rigides, à l’opiniâtre résistance des bureaux, à la routine des hommes. Ce sera dur.

 

Destitution à Prague

La déstalinisation a fait une nouvelle victime, mais en Tchécoslovaquie, le Béria de Prague, Barak, personnage mystérieux et redouté a été plus brutalement liquidé que les membres dits de l’Antiparti. Second du secrétaire du parti, Novotny, ministre de l’intérieur et maître de la police secrète jusqu’en juin dernier, le voici accusé d’avoir violé la légalité socialiste. Le retour à la légalité ou plutôt sa reconnaissance, est d’ailleurs à la mode en U.R.S.S. et si nous en avions la place, nous exposerions les attaques dont est l’objet feu Vichinsky, le sinistre procureur général de Staline. Donc Barak a été arrêté, son procès est annoncé. Entre autres accusations, celle d’avoir dilapidé les fonds publics ; la potence n’est pas loin. Et tous les tchèques d’applaudir. Le régime policier de Prague était le plus dur de tous les pays satellites. S’adoucira-t-il ?

 

Condamnation du Planisme Totalitaire

Nous parlions plus haut de la vague d’autocritiques qui s’étale dans la presse russe. On ne peut les citer toutes. Retenons en une de la plume de Gavrilov, secrétaire du Comité régional de Krasnoïarsk (Izvestia du 6 février), car elle touche un problème fondamental. Après avoir raconté les difficultés d’une entreprise que les autorités supérieures du Gosplan avaient privée de matières premières et qui, obligée de travailler avec des moyens de fortune avait été blâmée ensuite de la mauvaise qualité de ses produits, l’auteur s’attaque au système de planification lui-même.

« Le ravitaillement matériel et technique est au plus haut point incertain ; des entreprises sont condamnées à recourir à des méthodes artisanales, emploient des matériaux de remplacement trouvés sur place, ce qui coûte terriblement cher à l’Etat, et il cite un article d’un collègue, Tabiaiev, « La technique dépasse les économistes ». La méthode de production planifiée et l’approvisionnement matériel et technique sont du point de vue économique absolument déficients. Le malheur, c’est que toutes ces sottises répétées, ces mesures inadéquates ruinent la coopération nécessaire et la spécialisation, et tout cela est le résultat d’une planification abstraite qui fatalement conduit les économistes à commettre des erreurs. Les responsables du Gosplan (planification d’Etat), ne consentent pas à reconnaître ces erreurs et cela met le désordre dans le travail de beaucoup d’entreprises, freine le développement de l’économie socialiste. Au XXII° Congrès les erreurs de la planification ont été soumises à une analyse approfondie et à une âpre critique. Parfait. Le plus tôt nous nous débarrasserons de ces erreurs dans la planification le plus tôt nous édifierons les bases matérielles et techniques du communisme. »

Nous traduisons de notre mieux ce jargon un peu spécial et la conclusion, qui est rituelle, masque à peine le découragement d’un technicien devant les décrets d’en-haut. Il ose dire que c’est le système même qui est en jeu. Ce qui est frappant, c’est que la critique de la planification dite socialiste vient de ceux mêmes qui en ont fait un système.

Bien d’autres en Occident pourraient en tirer réflexion, au moment où malgré des déboires retentissants, comme ceux de C.E.C.A la planification abstraite, non seulement est en faveur, mais tente ceux qui l’avaient jusqu’ici évitée, alors que les pays qui ont connu le développement le plus spectaculaire au cours de la précédente décade n’ont jamais élaboré de plan, telle l’Allemagne fédérale et le Japon. Même l’Italie a réalisé son miracle sans plan précis, sauf le plan Vanoni qui n’a pas été réalisé sinon très partiellement. Sans doute ce qu’on appelle plan en Occident n’a rien de la rigidité du système totalitaire. Tout ce qu’ils ont en commun, est cette conviction que l’on peut prévoir avec une quasi exactitude les besoins futurs de l’économie et surtout les matières appropriées et l’équipement adéquat à les satisfaire. Les démentis presque quotidiens des faits eux-mêmes n’y changent rien.

Et s’il n’y avait qu’en ce domaine….

                                                                              CRITON

Criton – 1962-02-10 – Hommes et choses

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Le Courrier d’Aix – 1962-02-10 – La Vie Internationale.

 

Hommes et Choses

 

Alfred Fabre-Luce rapporte ce mot d’un américain : « Eisenhower souhaitait ne rien faire ; Kennedy veut faire quelque chose. Mais comme il ne peut pas, la différence n’est pas très grande ». Le mot  pourrait s’appliquer à d’autres et même à Krouchtchev qui a multiplié les réformes intérieures et les manœuvres extérieures sans grand résultat. Cela d’ailleurs ne condamne personne, mais ne fait que traduire le faible pouvoir des hommes raisonnables de modifier les structures du monde actuel. Seuls les insensés bouleversent les Etats en leurs mains, les Castro, les Nasser qui ne se soucient ni de la nature des hommes, ni des choses et des catastrophes finales qui menacent d’engloutir leur ouvrage.

 

L’Action du Président Kennedy

Kennedy a entrepris d’agir en plusieurs domaines : briser le protectionnisme aux Etats-Unis, contraindre l’agriculture à ne plus produire d’excédents, résorber le chômage, accélérer l’expansion économique, maintenir la parité du dollar, accentuer l’aide aux pays sous-développés, surtout en faveur de l’Amérique latine, sous le vocable d’ « alliance pour le progrès », refouler l’influence castriste du continent américain, annuler l’avance soviétique dans la course aux armements et la conquête de l’espace. En regard de ces ambitions, on ne peut noter comme succès qu’une reprise modérée de l’activité économique ; le reste n’est qu’espérances.

 

La Conclusion de Punta del Este

La Conférence de Punta del Este qui avait pour objet de mettre Fidel Castro en quarantaine et d’exclure Cuba de la famille américaine n’a été qu’un demi succès. Les pays les plus directement menacés, proches des Caraïbes ont suivi Dean Rusk ; les autres dont les « grands », Brésil, Mexique et dans une certaine mesure l’Argentine, n’ont pas acquiescé.

Cette conférence n’était pas utile. Du moins il ne fallait pas lui donner une telle publicité. Comme toujours, en pareil cas, le castrisme exerce une fascination sur les masses, les déshérités qui espèrent tout d’un bouleversement et les semi-intellectuels qui s’enflamment pour la révolution de quelque bord qu’elle vienne. La faire condamner solennellement par des gouvernements en place, c’est donner des armes à leurs ennemis. C’est pourquoi plusieurs se sont montrés tièdes ou réticents. De même l’embargo sur les échanges avec Cuba ne fera que priver les Américains des cigares qu’ils recevront d’ailleurs par contrebande. Il fallait bien faire quelque chose….

 

L’Activité des Soviétiques

Du côté soviétique, cette même nécessité d’agir s’impose mais elle se heurte à des situations de fait dont il est malaisé de sortir.

En politique intérieure, la bureaucratie et les particularismes locaux multiplient dans le processus productif les goulots d’étranglement. En agriculture, la passivité paysanne résiste au progrès technique qui accroîtrait sans profit pour elle les prélèvements de l’Etat, plus on multiplie les contrôles, plus ils se contrecarrent. En politique extérieure, des situations comme celle de Berlin et de l’Allemagne orientale ne peuvent être modifiées sans provoquer soit la guerre, soit une perte de prestige insupportable, soit encore, si l’on sacrifiait la D.D.R., des réactions dangereuses chez les satellites.

Une entente avec les Etats-Unis qui comprendrait tous les problèmes en suspens, si profitable qu’elle puisse être pour l’U.R.S.S., compromettrait l’appareil idéologique sur lequel se fonde la volonté de puissance russe et élargirait le schisme avec la Chine. D’où les manœuvres contradictoires que nous avons énumérées qui déroutent l’adversaire et le rendent méfiant. Krouchtchev s’est mis lui-même dans l’impasse, affaiblissant son autorité à l’intérieur sans contrepartie avantageuse. Il est regrettable qu’il n’y ait pas dans le monde actuel un seul homme d’Etat assez habile pour ne pas s’enfermer dans une politique, c’est-à-dire pour avoir tenu en réserve une stratégie de rechange toujours applicable. Si bien que les événements les ont conduit sur des positions sans issue ou du moins dont l’issue échappe à leur contrôle. Pas besoin d’exemple.

 

L’Affaire de la Nouvelle-Guinée

L’affaire actuellement la plus explosive est celle d’Indonésie, c’est-à-dire le conflit qui l’oppose à la Hollande. Jusqu’ici une crise aigüe a pu être évitée, mais le danger demeure.

En Indonésie même, trois protagonistes : le président Soekarno, l’armée, le parti communiste. L’armée représentée par le général Nasution est opposée à la guerre contre La Haye et à la conquête de la Nouvelle-Guinée. D’abord parce qu’il connaît ses forces et redoute un échec qui ruinerait le prestige militaire. De plus, le parti communiste pro-chinois d’Indonésie profiterait autant d’un succès, qu’il ferait valoir comme son œuvre, puisqu’il pousse à la guerre, que d’’un échec qui, à la faveur de troubles et devant une armée vaincue, lui laisserait le champ libre. Le président Soekarno reste l’arbitre. Il préfèrerait réussir sans combat grâce à des pressions croissantes et calculées. En cela, il a l’appui total de Moscou. Tandis que Pékin voudrait provoquer la guerre, les Russes la redoutent. Un succès militaire de l’Indonésie aurait des répercussions exaltantes sur tous les nationalismes asiatiques que Pékin pousse devant lui : Vietnam du Nord, et Corée du Nord en particulier, et Moscou entend barrer la route du Sud-Est asiatique aux ambitions chinoises.

Les Américains, eux, voudraient une solution pacifique qui donne largement satisfaction aux Indonésiens, sans offenser les Hollandais. La formule n’est pas facile à trouver, à moins que l’O.N.U. ne s’en charge ; encore faudrait-il que l’institution le fasse sans compromettre irrémédiablement son rôle de médiateur impartial. Le seul moyen sûr d’éviter un conflit, serait que Moscou et Washington se mettent d’accord sans en avoir l’air.

Au point où en sont les choses, la situation ne peut s’éterniser ; ou un conflit ou un compromis. Ce sont les Russes qui peuvent imposer leur choix. Selon qu’ils donnent à Soekarno les moyens de vaincre ou qu’ils lui refusent l’autorisation de se servir des armes qu’ils lui fournissent abondamment, on sera fixé sur les desseins véritables des Russes dans l’Asie du Sud-Est. Nous penchons à croire qu’ils cherchent une solution pacifique si, de l’autre côté, on leur en laisse les moyens, c’est-à-dire une solution qui renforce le prestige de Soekarno sans recours à l’action militaire. Au fond, la partie véritable se joue entre Moscou et Pékin.

 

L’Ouverture à Gauche en Italie

Le Congrès de Naples de la Démocratie Chrétienne italienne s’est terminé comme prévu : l’ouverture à gauche a été approuvée par une large majorité et mandat a été donné à Fanfani de la tenter – ce qui ne veut pas dire qu’elle se réalisera – la politique italienne est faite de trop de subtilités et d’ambiguïtés pour qu’on puisse préjuger du résultat. Il est probable cependant que cette fameuse alliance avec les socialistes de Nenni se fera mais entourée de telles échappatoires, de part et d’autre, qu’elle se défera à la première occasion que les uns ou les autres jugeront profitable. Que ce soit une alliance définitive ou simplement durable, nous en doutons fort. D’ailleurs les crises ministérielles en Italie n’ont pas l’importance qu’elles revêtent ailleurs. On peut leur appliquer le mot de Clémenceau : « J’ai renversé beaucoup de ministères, mais c’était toujours le même ».

                                                                              CRITON

Criton – 1962-02-03 – Rapprochement Difficile

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Le Courrier d’Aix – 1962-02-03 – La Vie Internationale.

 

Rapprochement difficile

 

De contact en contact, Américains et Russes tâtent les possibilités d’une entente qui aboutirait, en fait, à un partage d’influence dans le monde. Comme nous l’avons vu, ce dialogue ambigu et secret a commencé dès novembre. Aujourd’hui il devient public. Rapportons les derniers épisodes ; Le chef de l’information de la Maison Blanche, Pierre Salinger, a rencontré Kharmalov à Paris, un troisième entretien Gromyko-Thomson est annoncé, le gendre de Krouchtchev, Adjoubeï va dîner avec le Président Kennedy, enfin une réunion d’officiels des deux bords va se tenir pour élargir les échanges culturels.

 

La Tactique Russe

La tactique russe n’a pas changé depuis Molotov ; on le croirait encore en poste. D’un côté ces prises de contact, de l’autre pour brouiller le jeu, des démonstrations hostiles. Adjoubeï, à la veille de rencontrer Kennedy, s’est rendu à Cuba, a juré au nom du beau-père de la défendre par les armes et passant ensuite au Mexique, il a suggéré aux Mexicains de reprendre le Texas aux U.S.A. qui le leur avait volé au siècle dernier (ce qui est d’ailleurs faux). De même, à la veille de la rencontre Salinger-Kharmalov, Tsarapkine, à Genève claquait les portes et mettait fin à cette ridicule conférence pour l’interdiction des armes nucléaires qui durait depuis trois ans. Ce qui est curieux, c’est que l’on retrouve dans la presse soviétique cette même contradiction : l’habituelle propagande antiyankee avec ses caricatures grossières, à côté d’articles sérieux qui soutiennent la possibilité et l’intérêt d’un rapprochement avec les U.S.A. Si bien que les Américains eux-mêmes, s’alignent. Ils s’empressent aux rendez-vous tandis que Kennedy souligne les obstacles à tout règlement négocié des problèmes pendants. Au fond ce sont plutôt les Russes qui sont demandeurs ; car Krouchtchev dont le prestige en U.R.S.S. est chancelant, a besoin d’une pause pour remettre, si possible, un peu d’ordre dans le mécanisme grippé de l’économie soviétique. Il lui faudrait ralentir la course aux armements qui, de plus en plus coûteux, dépassent les moyens financiers de l’U.R.S.S. L’intérêt des Américains sur ce point est exactement opposé. Ils ont une capacité de production excédentaire et l’armement en absorbe une part importante. Toute réduction de ce côté affaiblirait ce potentiel. Quoiqu’en disent des gens bien intentionnés, il ne serait pas possible en peu de temps de trouver un substitut pacifique aux énormes dépenses militaires. Les Russes, au contraire ne seraient pas embarrassés.

 

Hypothèses sur l’Allemagne

Dans un récent article le spécialiste des questions soviétiques, Isaac Deutscher, suppose, comme nous l’avons fait ici récemment, que c’est le problème allemand qui est au centre de la manœuvre russe. Il va même plus loin et croit que les Soviets se débarrasseraient volontiers de la République de Pankow et non seulement d’Ulbricht, de peur de ne pouvoir tenir longtemps en Allemagne de l’Est, où la situation devient explosive. Une Allemagne réunifiée et neutralisée servirait mieux les intérêts soviétiques que le fardeau de la D.D.R. L’hypothèse est hardie, mais pas sans fondement. On a vu qu’en Allemagne fédérale, le chef du parti libéral Mende, s’est prononcé pour des négociations directes avec Moscou et qu’il a trouvé dans les milieux politiques et dans l’opinion un peu irritée par tout ce que Bonn doit payer à ses alliés pour s’assurer leur concours, un écho favorable. L’ombre de Rapallo n’est pas dissipée. Si intéressantes que soient ces conjectures, les intentions des parties n’apparaissent pas encore clairement.

 

Le Libéralisme Douanier aux U.S.A.

L’événement important est plutôt d’ordre économique : les nouvelles déclarations du Président Kennedy en faveur du libéralisme douanier. Il a très bien fixé le problème : « on ne peut prétendre à la direction du monde libre et s’enfermer dans le protectionnisme ». Il faut, même s’il doit en coûter à beaucoup, ouvrir les frontières aux marchandises étrangères et en contrepartie, obtenir l’accès des marchés étrangers aux exportations américaines. Louables intentions certes, mais d’une réalisation difficile. Les intérêts menacés ne manqueront pas de s’opposer. Pour les apaiser, il faut, comme l’entend Kennedy, apporter l’aide de l’Etat aux entreprises incapables de soutenir la concurrence étrangère, les reconvertir, rééduquer et reclasser la main-d’œuvre. Tout cela n’ira pas sans ingérence administrative à laquelle les Américains répugnent. Combien de branches industrielles sont encore capables de compétition sans protection douanière ? Quelques-unes certainement, peu cependant la supporteraient sans une réduction sévère de leurs marges bénéficiaires, ce qui constitue un facteur de dépression peu compatible avec l’accroissement annuel  de 4 1/2% de la production attendu par Kennedy.

La première condition à cette politique, serait une pause des salaires comme les Anglais cherchent, sans grand succès, à en imposer une. Or, les derniers épisodes aux U.S.A. du marchandage entre patrons et ouvriers ne permet guère une stabilisation des prix. La grève des électriciens à New-York vient de s’achever sur l’arrangement suivant : au lieu de travailler six heures par jour à 2.200 anciens francs l’heure et une septième heure supplémentaire à 3.300, ils ne feront que cinq heures à 2.500 et une sixième à 3.700. Heureusement qu’il s’agit d’ouvriers du bâtiment où la concurrence étrangère ne joue pas, sinon à ce tarif-là….

Par contre, la grève de l’acier est toujours possible à l’expiration de l’actuel contrat en juillet, et l’acier européen et japonais affluent aux U.S.A. malgré les droits de douane. Déjà Kennedy s’est opposé au relèvement du prix de l’acier, malgré la précédente hausse des salaires. Il ne le pourrait plus s’il en intervenait une nouvelle ; les aciéries ne seraient plus en mesure de pratiquer les amortissements indispensables.

Par ailleurs, Kennedy veut décourager l’implantation d’industries américaines en Europe en surtaxant les bénéfices des filiales qu’elles y installent, ce qui est une arme à deux tranchants. On devine la complexité de l’affaire et il est peu probable que  le Congrès américain accorde à Kennedy des pouvoirs discrétionnaires en matière de tarifs. Il devra se contenter de quelques retouches progressives et il ne l’ignore pas. Le bruit fait autour de cette politique économique libérale ne serait-il que propagande à l’usage extérieur, pour montrer les bonnes intentions des U.S.A., et pour l’intérieur un avertissement aux Syndicats à modérer leurs exigences et aux industriels à comprimer leurs frais. Sans nul doute, car avec des salaires triples des européens, une ouverture rapide des frontières serait pour l’économie américaine un coup insupportable, surtout maintenant où, malgré les propos optimistes, la reprise de 1961 n’est pas encore consolidée.

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