Criton – 1962-03-17 – La Patience des Négociateurs de Genève

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Le Courrier d’Aix – 1962-03-17 – La Vie Internationale

 

On ne peut qu’admirer la patience des négociateurs de Genève, les ministres des Affaires étrangères de Londres et de Washington, aux prises avec Gromyko après tant de conférences inutiles. Ils sont sans illusion sur les résultats des pourparlers, tant sur Berlin que sur l’arrêt des expériences nucléaires ou du désarmement. Leur but est de maintenir le contact de façon à éviter que les Russes ne prennent des initiatives dangereuses. Le brouillage des radars au-dessus des corridors de Berlin est déjà un avertissement. Le danger d’incidents graves dont l’adversaire ne serait peut-être pas maître de limiter les développements suffit à justifier une inlassable diplomatie.

 

La Position Russe à Genève

La position des Russes n’est pas aussi simple qu’il semble. Ils ne peuvent renoncer à maintenir la tension jusqu’en-deçà du point de rupture sous peine d’être accusés par les Chinois et par leur satellite allemand Ulbricht de se prêter à l’apaisement. Ils ne peuvent pas davantage pousser la provocation jusqu’à obliger leurs adversaires à des contre-mesures. C’est pourquoi Krouchtchev a envoyé Gromyko à Genève quand il a senti que sa grande réunion des chefs d’Etats n’avait aucune chance d’aboutir. Les positions ne varieront donc pas et le seul accord est sans doute que chacun compte s’en tenir aux siennes.

 

L’Interview d’Adenauer

Dans une interview accordée au directeur du « Monde », le Chancelier Adenauer a dit précisément : « Si l’on considère la situation actuelle et son développement prévisible, les relations entre la Chine et la Russie sont d’une très grande importance. Pour la Russie communiste, la Chine communiste représente le plus grand péril. Elle compte 700 millions d’habitants, la Russie soviétique 200. Il est très désagréable pour un Etat d’avoir un tel voisinage ».

Nous le pensons aussi. Toute l’activité des Soviets dans le monde, aussi bien en Europe qu’en Asie ou en Afrique, doit être considérée en fonction de cette rivalité des deux clans. Même les expériences nucléaires récentes et la bombe de 50 mégatonnes visaient plutôt à intimider les Chinois que les Occidentaux. Ils ne s’y sont pas trompés en préparant à leur tour, dit-on, leur bombe.

 

Le « Bond en Arrière » en Chine

Ce qui est curieux dans l’histoire présente des relations entre ces deux puissances, c’est qu’au moment où la rivalité s’accuse et que la controverse idéologique par le biais de l’Albanie, va jusqu’à l’injure, les Chinois, eux, après avoir lancé en 1958-60 le « grand bond en avant », et l’édification des « communes du peuple » sont en train d’opérer un grand bond en arrière qui paradoxalement va ramener le système chinois au modèle soviétique.

Le désastre agricole de 1961 en est la cause. Les communes du peuple, la forme la plus communiste de la gestion de la terre, ont été dissoutes. Le paysan, au lieu de travailler aux ordres des fonctionnaires du parti, aussi tyranniques qu’incompétents, a repris sa place, formant de petits groupes au niveau du village. On lui a rendu la libre initiative de la culture du sol. Le parti a ainsi reconnu son incapacité et s’en remet aux aptitudes millénaires du paysan chinois. On lui a rendu aussi le goût du travail ; on lui a restitué son lopin de terre individuel où il dispose à sa guise du produit. On laisse se rétablir un marché libre analogue au marché kolkhozien russe où les prix s’établissent en fonction de l’offre et de la demande. Le marché agricole s’est même étendu aux produits de l’artisanat rural. Ce qui n’est rien d’autre que le retour à une forme de gestion capitaliste.

Et cela au moment où Pékin accuse Moscou d’hérésie et entend lui donner des leçons d’orthodoxie marxiste-léniniste et au moment où les Chinois viennent de fonder un prix Staline pour venger la mémoire salie du père du collectivisme agraire. Une fois de plus, Russes et Chinois ne sont pas embarrassés par les contradictions. Mais cela en dit assez sur la sincérité les controverses idéologiques entre marxistes-léninistes.

 

Les Causes de la Crise Agricole en U.R.S.S.

Du côté russe, il n’est question que de la réforme de l’Agriculture et des moyens de faire produire davantage aux kolkhoses et aux sovkhozes. On dit couramment là-dessus des choses inexactes : la cause principale de l’échec de l’agriculture soviétique n’est pas la collectivisation des terres qui n’est d’ailleurs que partielle. Le paysan russe, au contraire du chinois, est accoutumé depuis des siècles, à une gestion plus ou moins communautaire du sol. Qu’on se rappelle le « Mir » tel qu’il existait sous les tsars. Alors le rendement, sans être élevé, était normal pour l’époque.

La cause de la pénurie actuelle réside davantage dans le système des prix : l’Etat paye aux paysans les produits très bon marché et les revend beaucoup plus cher au consommateur. Du temps de Staline, la viande, par exemple, était vendu dans les boucheries d’Etat, quarante fois ce qu’elle était payée aux kolkhoses. Depuis, l’écart a été atténué, mais il reste grand. Ainsi pour le blé, il est actuellement à peu près d’un à quatre. C’est pourquoi les paysans s’efforcent de dérober le plus possible à la réquisition et préfèrent la culture des herbages qui y échappe et leur donne des loisirs pour soigner leur lopin propre. Comme tous les travailleurs du monde, ils n’aiment pas se fatiguer pour l’Etat.

Au cours de l’actuel débat agricole, un des responsables l’a dit à Krouchtchev. Payez davantage et vous obtiendrez plus. Krouchtchev n’a pas répondu. Car tout l’édifice financier de l’U.R.S.S. repose sur cet impôt énorme prélevé sur le travail à la terre. Rien d’étonnant que le résultat soit maigre. Pour éviter de majorer les prix, on va essayer la méthode, bien peu orthodoxe en pays socialiste, de la prime de rendement. On donnera des récompenses en argent aux meilleurs agriculteurs et on décorera leurs dirigeants, mais le prix d’achat ne variera pas. D’autres orateurs ont fait entendre quelques vérités amères. Ainsi, au lieu de gaspiller des milliards dans le défrichement des terres vierges, il vaudrait mieux construire des usines d’engrais. Car si l’on doit, comme vous l’ordonnez, remplacer les herbages par des labours et semer du maïs, des betteraves et des fèves, il faut de l’engrais et nous en recevons à peine actuellement 10% du nécessaire (en Estonie) ; que sera-ce quand nous aurons doublé les emblavures ?

De mauvaise humeur, Krouchtchev a averti les agronomes qu’il ne fallait pas s’attendre à des largesses de l’Etat pour l’agriculture, la priorité restant à l’industrie et à la défense. On s’en doutait. Or, pour redresser l’agriculture, il n’est pas besoin ni de congrès, ni de nouveaux contrôles, il faut des investissements et diminuer en même temps l’impôt indirect sur les produits de la terre. Mais cela est impossible dans l’état des finances soviétiques. L’industrialisation de la Sibérie coûte très cher et on gaspille beaucoup. Quant à l’armement, le coût en serait augmenté cette année, dit-on, de près de 50% sur 1959, ce qui n’a rien de surprenant. Ce qui le serait, c’est que l’agriculture soviétique double sa production d’ici l’an prochain. Ces « bonds en avant » restent souvent sur le papier.

                                                                                                       CRITON