Criton – 1962-03-10 – Désarmement, Arrêt des Expériences Nucléaires

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Le Courrier d’Aix – 1962-03-10 – La Vie Internationale.

 

Désarmement, arrêt des expériences nucléaires, la ronde continue, W. Lippmann résume bien la question. Si l’Union Soviétique souscrit à notre plan contrôlé par inspection, elle accepte notre supériorité en puissance nucléaire et s’interdit de nous dépasser. Si nous signons le sien, nous prenons le risque qu’elle se prépare en secret à nous dépasser alors que nous nous interdisons de le faire. Un accord n’est possible que si les deux camps sont assurés d’une réelle égalité qui soit durable. Or la technique nucléaire est encore à ses débuts et son développement futur est imprévisible. Pour l’heure, les Soviets cherchent par une nouvelle discussion à retarder la reprise des expériences annoncée par Kennedy. Celui-ci s’y prête tant que les préparatifs d’une nouvelle série est en cours. A ce moment les Russes devront trouver un autre subterfuge ou bien la course repartira.

 

Les Rivalités en Afrique Noire Occidentale

L’Afrique noire continue de fermenter. L’occidentale d’abord, où les complots contre le pouvoir existant se répètent. Il y eut celui du Ghana contre le Togo de Sylvanus Olympio ; maintenant les dirigeants du Sénégal accusent ceux du Mali, et les armes fournies par les pays de l’Est continuent d’affluer en Guinée, au Ghana, au Cameroun. Les colonialistes chassés, les rivalités nationales commencent et comme à l’intérieur de chaque nouvel Etat, les tribus et les partis s’opposent, il vient du pays voisin des exilés et des réfugiés. Chacun s’arme au plus vite, les uns avec des instructeurs de l’Occident, d’autres de l’Orient. Jusqu’ici pas de guerre ouverte, mais jusqu’à quand ?

 

La Coexistence des Races en Afrique Orientale

L’Afrique orientale, elle, n’en est pas encore au stade de l’indépendance, sauf au Tanganyika où les Anglais avaient cru, grâce à un chef sage, Julius Nyerere, réaliser le modèle de la société multiraciale. Cela n’a guère duré. Nyerere a démissionné et le nationalisme monte. Au Kenya, les Anglais essaient d’élaborer une constitution où chaque élément ethnique participerait au gouvernement ; la situation se complique là, de l’hostilité de deux groupements noirs rivaux, ce qui permet, faute de pouvoir les mettre d’accord, de retarder l’indépendance.

Mais le problème le plus redoutable concerne la fédération des deux Rhodésies et du Nyassaland. Les tentatives de gouvernement multiracial sont là aussi vouées à l’échec et la fédération dont les noirs ne veulent plus, paraît condamnée à se disloquer. Au Nyassaland, l’affaire est résolue ; les blancs y sont fort peu et le leader noir, le Dr Banda, gouverne. Mais en Rhodésie du Nord, la question est plus grave, non que les blancs y soient nombreux, mais c’est là que se trouve la plus importante richesse minière sous contrôle anglais, la ceinture de cuivre qui prolonge les gisements du Katanga. Le gouvernement britannique a cherché, là aussi, à élaborer une constitution qui devrait, tout en donnant la majorité et le pouvoir aux noirs, les obliger à respecter les droits des blancs et préserver l’activité des mines ; le dosage est si compliqué et fragile que, ni le leader noir, Kaunda, ni le président de la fédération, Sir Roy Welensky, n’en veulent. Les débats sur cette constitution ont eu lieu aux Communes ces temps-ci, le ministre des colonies, Sandys, a tenu bon sur son plan. Il n’y a pas eu d’éclat, sans doute parce que personne ne croit que la constitution sera appliquée. Mais il y a dans la coulisse de gros intérêts financiers ; si des troubles éclatent dans les mines, Sir Roy Welensky devra intervenir par la force. Il en a les moyens et les Anglais ne peuvent l’en empêcher.

 

Les Incertitudes du Congo Ex-Belge

Pour le moment la situation en Rhodésie dépend de ce qui se passera au Katanga voisin. L’accord n’est toujours pas fait entre Tchombé et Adoula. Des escarmouches ont mis aux prises la gendarmerie katangaise et les forces de l’O.N.U. dans le Nord sans grand dommage, mais on est encore loin de l’apaisement.

Si l’indépendance du Katanga prend fin, que Tchombé se soumette ou disparaisse, la Rhodésie du Nord échappera au contrôle blanc ; alors les colons de la Rhodésie du Sud feront sécession et se joindront sans doute à l’Union Sud-Africaine pour n’être pas submergés à leur tour. Là aussi, le leader noir Joshua  NKomo s’agite et cherche des appuis en Guinée et au Ghana. Les Anglais en Afrique orientale sont en position difficile.

 

La Patience Britannique

Avec une patience et une diplomatie constantes ils cherchent à éviter le heurt des races et jusqu’ici ils ont réussi à éviter le pire et maintenir leurs intérêts essentiels, mécontentant tous leurs partenaires, blancs et noirs, sans toutefois les pousser à bout. Leurs chances d’aboutir à une solution stable sont faibles. Ils le savent mais ils espèrent, à force de gagner du temps, d’unir les modérés des deux bords dans un effort de sagesse. Ils méritent d’y parvenir. Beaucoup de ténacité et de patience et, il faut le dire, une ligne de conduite bien définie, constante et surtout honnête, ont jusqu’ici évité aux Anglais les drames que l’on connaît ailleurs.

 

La Décadence des Kibboutz en Israël

Faisons un saut de l’Afrique à Israël sur un tout autre sujet : on sait que les Israéliens ont, depuis la constitution de leur Etat, institué 223 colonies agricoles appelées kibboutz qui sont fameuses parce que collectivistes. Le président Ben Gourion fait lui-même partie d’une de ces entités dans le Néguev. Elles ont suscité beaucoup d’intérêt parce que véritablement communistes au sens réel du terme, ce que ne sont ni les kolkhoses ni les sovkhozes soviétiques. De plus, ces communautés sont riches et prospères : elles ont des piscines, des théâtres, des bibliothèques ; les maisons sont confortables, le travail n’y est pas dur. Il est très mécanisé et les loisirs sont larges, mais les enfants sont élevés par la communauté, les repas pris en commun, les activités culturelles aussi et personne n’a d’argent en propre.

Et voici que depuis quelque temps ces collectivités modèles sont en crise. Les associés abandonnent le kibboutz comme ils en ont le droit. Le fait est d’autant plus surprenant que les conditions du succès étaient mieux réunies. D’abord un idéal à la fois religieux et ethnique ; habitués depuis des siècles au Ghetto, les Juifs avaient, plus qu’aucun autre peuple, l’esprit communautaire. Et la prospérité même de ces collectivités rurales, leur excellente organisation, leur niveau de vie élevé, faisaient croire qu’elles se multiplieraient rapidement. Il n’en est rien, au contraire. Ce sont surtout les jeunes et aussi les femmes qui se refusent à poursuivre ce genre de vie. Les femmes veulent élever leurs enfants elles-mêmes et préfèrent s’imposer le travail de la maison pour avoir près d’elles leur famille aux repas. Les jeunes abandonnent le kibboutz pour travailler en ville où, leur tâche accomplie, ils disposent de leurs gains et de leurs loisirs à leur guise. Ils trouvent que ce genre d’existence communautaire archaïque et limité les empêche de développer leurs possibilités. Nous ne voulons pas revenir en arrière, disent-ils. Ils entendent faire carrière et surtout disposer d’un salaire et se sentir libres.

Un salaire : ce n’est pas seulement en Israël que cette aspiration se manifeste. Entendons par là la sécurité d’un gain convenable et aussi sans autre responsabilité que de remplir la tâche limitée pour laquelle il est versé. C’est aussi bien l’objectif de l’ouvrier américain qui veut s’employer là où on rémunère le mieux et qui se refuse à collaborer à la direction de l’entreprise où il travaille, que du kolkhozien soviétique qui préfère être ouvrier agricole dans un sovkhoze que de subir les aléas de la récolte kolkhozienne. Salaire ou traitement bien assuré, c’est dans une société moderne l’aspiration du plus grand nombre. Karl Marx dans sa tombe se dresserait s’il reconnaissait cette tendance quasi universelle. Il est vrai que dans nos Etats modernes, le salaire n’est pas celui qu’il connut il y a cent ans.

Cependant ce n’est là qu’affaire de chiffres et ne change rien aux tendances psychologiques des hommes, encore moins aux doctrines politiques. C’est pourquoi cette évolution du kibboutz israélien nous paraît si hautement significative. L’homme libre dans une société prospère se détourne du collectivisme, si confortable qu’il soit.

 

                                                                                            CRITON

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