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Le Courrier d’Aix – 1962-03-03 – La Vie Internationale
Le voyage spatial du Colonel Glenn a relevé le moral des Américains. D’avoir été dépassés dans ce domaine les avait profondément touchés. Et les voici lancés dans de grandioses projets où ils mettront le prix, 20 à 40 milliards de dollars dans les prochaines années. Cela a donné à leur diplomatie plus de fermeté. Les deux frères du Président sont allés à Berlin pour assurer que la ville serait défendue comme Chicago ou New-York. Les neutres aussi ont été impressionnés : la cote U.S.A. est montée aux Nations-Unies où celle des Soviets décline. Quant à la Conférence « cirque » convoquée par Krouchtchev à Genève pour le désarmement, personne ne veut se prêter à la parade. Le Mexique et le Nigéria à leur tour se récusent.
Confusion de la Politique Russe
La politique soviétique est actuellement assez confuse. Dans leur thèse sur le désarmement, les Russes ne prennent pas la peine de masquer leurs intentions. Et les chefs des nations nouvellement nées, n’aiment pas à être pris pour des sots. Les Russes proposent le désarmement général et complet, mais refusent tout contrôle avant qu’il ne soit effectué, sous le prétexte qu’ils s’exposeraient à l’espionnage occidental. Or, à partir du jour où l’on serait d’accord pour désarmer, quel inconvénient peut-il y avoir à enquêter sur des objets appelés à être bientôt détruits. Il y a un minimum de logique à observer, sinon on avoue implicitement qu’il s’agit d’une farce. C’est ce que pensent ceux qui n’entendent pas s’y prêter.
L’illogisme va plus loin : le Général de Gaulle proposait récemment dans sa note au Kremlin, des mesures qui, si elles étaient acceptées, donneraient aux Russes une suprématie militaire absolue. Ils ont répondu dédaigneusement, et cependant, si les deux camps détruisaient leurs armes nucléaires ainsi que les moyens de les délivrer, avions et sous-marins, comme le disait la note française, les fantassins russes atteindraient l’Atlantique sans rencontrer grande résistance dans l’état actuel des forces dotées seulement d’armes classiques. C’est ce qu’ont fait remarquer les Anglais qui n’ont pas vu ce qu’il y avait, sans doute, d’ironique dans la thèse française.
Au fond, les Russes ne savent trop ce qu’ils veulent. D’un côté, le coût présent et futur de la course aux armements et à la conquête de l’espace les effraie, car cela ralentit encore le développement si coûteux d’un pays immense où, les défauts du système aidant, il faudrait pour l’équiper beaucoup plus de ressources qu’ils n’en ont. De l’autre, ils ne veulent renoncer à paraître les plus forts et ils sont alors obligés d’en faire la preuve. Sans doute, ils ont envisagé des compromis. Ils ont même proposé de collaborer avec les Américains dans l’exploration spatiale, mais ils ne conçoivent ce compromis qu’à leur profit. Ils veulent, comme l’a dit Kennedy, échanger un jardin contre une pomme.
Nous ne traitons de ces sujets que parce qu’ils remplissent les colonnes de la presse. En réalité, ils ne méritent pas une ligne. Les Anglais eux-mêmes, quoique toujours à la pointe du pacifisme, viennent de publier leur programme d’armements nouveaux pour l’année en cours : une collection impressionnante d’engins inédits. Il y en a pour un milliard et demi de dollars.
Nouvelle Perturbation Administrative en U.R.S.S.
En attendant, on annonce du nouveau en Russie dans la planification. On se souvient de la création, il y a trois ans, des 70 Sovnarkhozes qui devaient marquer l’ère de la décentralisation. Comme prévu, le système n’a abouti qu’à compliquer les choses, à créer des rivalités locales et des bureaucraties supplémentaires. Alors on les supprime, mais pour les remplacer par 17 directions régionales qui auront pour mission de coordonner dans leur région d’action, les plans de l’autorité centrale. L’innovation consiste à faire participer à ces nouveaux conseils des chefs d’entreprises. Le résultat est à voir : sera-ce un nouveau mode de coordination ou une nouvelle forme de conflit entre la bureaucratie et les entreprises et aussi entre les entreprises dont chacun des chefs voudra s’assurer une priorité dans les crédits. D’après ce que nous avons lu de leurs doléances, nous croyons plutôt à la seconde hypothèse. Un régime économique totalitaire ne peut pas décentraliser, car il faudrait pour cela donner à chaque organisme une pleine responsabilité dans l’approvisionnement comme dans la production, ce qui est incompatible avec la réglementation autoritaire. Les Allemands, sous Hitler, avaient éprouvé ces difficultés et pourtant, en organisation, ils s’y entendent.
Une Conférence du Professeur Baudhuin
Dans un intéressant exposé à Bruxelles, le professeur Baudhuin de Louvain affirme que, contrairement aux conclusions des experts, l’économie belge a progressé de 4% et cela malgré les grèves, et il accuse de cette erreur les statistiques inadéquates : « les experts du Marché Commun, dit-il, se sont trompés il y a un an, ce qui montre combien les prévisions sont difficiles et le dirigisme impossible », et ailleurs, « la prospérité de la Belgique et de l’Europe ne vient nullement du Marché Commun, qui n’a pas encore pu produire ses effets. Nous les attendons avec confiance ».
Les Incertitudes de l’Expansion
Cette confiance n’est pas unanimement partagée ; une grande revue économique allemande commente le ralentissement de l’expansion depuis le début de l’année, très sensible en Allemagne et aux Etats-Unis où la déception est d’autant plus accusée que les augures s’étaient en fin d’année montrés plus optimistes. « Le taux d’expansion que l’on avait fixé, lit-on, à 4 ½ pour cent par an, est trop élevé si l’on ne se résigne pas à l’inflation « rampante », c’est-à-dire à augmenter les investissements au-delà des limites permises par l’épargne. A la longue, dit la revue, les conséquences retombent sur les initiateurs, car la tendance à l’épargne diminue et l’inflation augmente dans la même proportion. Il convient donc de renoncer aux taux de croissance exagérés, ce qui d’ailleurs sera imposé par les faits, par la concurrence plus intense et les conséquences décevantes d’une politique sociale trop généreuse. Un progrès annuel de 3% serait plus sûr, si l’on veut éviter l’alternance des booms et des dépressions ».
Ces considérations sont pertinentes, sous cette réserve qu’en matière de développement économique, il est puéril de décréter à l’avance à quel rythme on progressera. Ce qui est sûr, c’est que le maintien des taux actuels en Europe, comme on l’envisage généralement en haut lieu, est impossible si l’on veut éviter une crise de surproduction déjà très perceptible. Il y a un autre facteur, assez inattendu lui aussi, que signalent les économistes américains déçus dans leurs prévisions, c’est que bien que les revenus des particuliers augmentent, ce qui logiquement devrait activer la production, ces revenus accrus ne s’emploient pas dans les secteurs dynamiques mais dans les services et les loisirs qui ont peu d’incidence sur le développement de la production. En cherchant bien, on trouve toujours pourquoi l’on s’est trompé.
CRITON