ORIGINAL-Criton-1962-03-31 pdf
Le Courrier d’Aix – 1962-03-31 – La Vie Internationale.
Si l’on devait tirer une conclusion de cette nouvelle Conférence de Genève, qui va se traîner encore au niveau des suppléants et des experts, c’est que la course aux armements nucléaires va devenir plus vive. Les U.S.A. inaugureront une série fin avril et les Russes suivront de peu. Seuls se montrent optimistes les Ministres anglais pour plaire à leurs électeurs qui commencent à s’interroger sur ce qu’ils font dans cette arène.
Pourquoi Fabriquer la Bombe A et H ?
En effet, la possession d’armes nucléaires de gros calibre n’a de sens que pour une nation qui dispose de grands espaces. Pour un pays à population dense, le risque de destruction l’emporte sur la menace qu’il peut exercer sur un éventuel adversaire, qui est d’autant moins vulnérable qu’il peut disperser ses populations et ses dispositifs militaires. Pourquoi dans ces conditions engloutir des sommes énormes à la confection de bombes A et H qui font double emploi avec celles des Américains et peuvent servir de prétexte aux Russes pour nous anéantir. Le raisonnement vaut aussi bien pour les pays du continent européen, maintenant surtout qu’aucun d’eux n’a plus de possession outre-mer, qui comporte d’espaces libres. Si les Anglais hésitent à renoncer, c’est évidemment pour des raisons de prestige. Le prestige coûte cher et l’on peut se demander s’il vaut son prix.
Les Valeurs Spirituelles
D’autres, et particulièrement chez nous, pour se consoler d’une puissance perdue, font des réflexions contraires : le rayonnement d’une nation n’est ni dans ses moyens militaires, ni dans la domination politique sur d’autres peuples, mais dans son autorité spirituelle et les qualités de sa civilisation. Il y a longtemps que l’on entend cet argument, à l’occasion d’un désastre militaire ou colonial. Malheureusement, l’évolution récente ne le justifie guère. Les deux grands de ce monde, L’Amérique et la Russie, pour des raisons toutes différentes, ne jouissent d’aucun rayonnement moral. La force ou la richesse les imposent. On les craint ou on les envie, on les exalte ou on les hait, mais tous comptent avec eux. Il faut avoir le courage de le reconnaître : toute l’évolution de ce XX° siècle a vu décliner les puissances spirituelles au profit des matérielles et rien ne fait prévoir que, dans un proche avenir du moins, la tendance doive se renverser. Ni les ignominies du nazisme, ni les crimes de Staline, n’ont compromis de façon irrémédiable l’audience de l’Allemagne ou de la Russie auprès des nations mineures.
Les Difficultés de l’Argentine
L’Argentine se débat dans une crise que le courageux président Frondizi s’est obstiné à vouloir résoudre démocratiquement. Il avait une telle expérience des situations désespérées qu’il n’avait plus rien à craindre et malgré toutes les pressions entendaient conserver le pouvoir qu’il a reçu de ceux qui l’ont élu. Devant tant d’adversaires il lui restait peu d’appuis. L’armée a voulu s’en débarrasser pour imposer sa dictature. En face, fascistes et communistes, rangés sous la même bannière, en appellent au président Perón qui n’a guère envie de quitter son agréable exil à Madrid pour descendre dans l’arène politique. On pouvait espérer qu’une fois de plus les extrêmes reculeraient. L’armée, et en particulier le général Aramburu, ne manque pas d’éléments modérés qui auraient pu, en conservant Frondizi, donner consistance à un gouvernement autoritaire sans être dictatorial et garder de démocratie ce qui peut l’être en Argentine, sans, comme les dernières élections l’ont montré, verser dans l’anarchie. Le cas de l’Argentine est crucial, assez évolué pour suivre les modes de vivre et de penser occidentales, pas assez cependant pour être à l’abri du désordre et de la démagogie. Son proche destin intéresse toute l’Amérique latine dont elle est en quelque sorte la nation pilote. Les Etats-Unis suivent la situation de près sans paraître s’y mêler, car il leur suffirait d’une de ces maladresses qui souvent leur échappent pour faire basculer l’Argentine dans le mauvais sens, tant les susceptibilités populaires sont vives dès qu’on soupçonne une immixtion étrangère.
La Guerre pour la Nouvelle-Guinée n’Aura Pas Lieu
La guerre pour la Nouvelle-Guinée occidentale n’aura pas lieu, semble-t-il. Bien que les Russes aient abondamment pourvu d’armes les soldats de Soekarno et bruyamment soutenu ses revendications, ils n’ont fait aucune opposition à la médiation que les Etats-Unis s’efforcent d’exercer entre l’Indonésie et la Hollande. Nous avons dit ici pourquoi nous ne croyions pas à un conflit qui profiterait surtout aux éléments prochinois du parti communiste indonésien. Là, comme au Laos et au Sud-Vietnam, les Soviets, tout en accablant les Etats-Unis des pires accusations, se gardent de faire quoi que ce soit pour les empêcher d’agir. Le but des deux grands étant le même, maintenir ou imposer dans ces pays un gouvernement neutraliste qui barre la route à la progression chinoise.
L’Exemple de Cuba
Revenons sur la situation à Cuba où la disette alimentaire est sévère. Nous rejoignons ici des remarques très pertinentes de René Vermont. Cuba était, avant Castro, l’exemple de la réussite de l’économie tropicale : elle reposait sur l’exportation d’un seul produit, le sucre (à 90%). Les Etats-Unis l’achetaient à un prix artificiellement élevé pour conserver la clientèle et maintenir la prospérité de l’île. Par contre, malgré les possibilités de l’agriculture et de l’élevage, les cultures vivrières étaient complètement négligées ; comptaient seuls le sucre, le tabac et le tourisme américain et voilà six millions d’hommes réduits aujourd’hui à la portion congrue. En remplaçant l’aide américaine par l’aide soviétique, Cuba n’a fait que changer de tuteur et de maître, mais le nouveau est pauvre et avare et à des milliers de kilomètres et, au surplus, ayant complètement échoué lui-même dans le domaine agricole, ne peut donner à Cuba ni leçon, ni exemple.
Mais le drame cubain est plus ou moins en germe chez la plupart des pays tropicaux ex-coloniaux. Ceux-ci sont en train de perdre ce qui était leur monopole, la fourniture aux pays industriels d’une ou plusieurs matières premières, en échange desquelles ils recevaient tout le reste, nourriture et produits de consommation. Les matières naturelles et surtout synthétiques que les grandes puissances industrielles développent chez elles, font concurrence aux produits tropicaux dont les marchés se réduisent. Et cependant, on continue à pousser la production, et la concurrence entre pays ex-coloniaux pour s’assurer des débouchés se fait de plus en plus intense. Si l’on veut éviter que ces pays, sous une apparence de croissance n’accentuent leur sous-développement, il convient qu’ils se consacrent en priorité à produire leur nourriture et ensuite à pourvoir aux besoins élémentaires que peut satisfaire une industrie légère utilisant les ressources locales. L’expérience cubaine peut servir à toutes ces jeunes nations pour leur enseigner ce qu’il faut éviter de faire.
CRITON