Criton – 1962-04-07 – Relations entre Gouvernements

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Le Courrier d’Aix – 1962-04-07 – La Vie Internationale.

 

Les relations entre Gouvernements sont partout plus ou moins tendues et le désaccord est universel ; entre l’Est et l’Ouest, entre Occidentaux comme entre communistes, les litiges demeurent sans solution. Certains comme ceux qu’on débat à Genève, désarmement, arrêt des expériences nucléaires, sont chroniques et ne valent pas qu’on s’y arrête. D’autres au contraire, moins spectaculaires sont en réalité plus graves.

 

L’Entrevue De Gaulle-Fanfani

Celui d’abord qui concerne l’avenir de l’Europe. Les Italiens attachent de l’importance à la rencontre De Gaulle-Fanfani, non pas qu’ils espèrent modifier en quoi que ce soit l’attitude du chef de l’Etat Français, mais ils comptent sur leur habileté diplomatique pour éviter que la construction européenne ne s’enferme dans l’impasse actuelle, ce qui pourrait signifier la ruine définitive de l’œuvre si patiemment poursuivie par de Gasperi, Schuman et Adenauer et aujourd’hui reprise par Spaak. On se souvient encore de la défaite de la C.E.D. obtenue par Mendès-France, passionnément appuyé par les hommes aujourd’hui au pouvoir en France. Le rejet d’une communauté de défense a pesé lourd et il faudrait éviter que l’hostilité présente des Pays du Benelux et de l’Allemagne aux plans français ne ferme l’avenir à une fédération de l’Europe. Pour le moment, il s’agit de trouver une formule d’attente qui marque un progrès symbolique et laisse la porte ouverte à de nouveaux pourparlers quand les temps seront favorables. On compte pour cela sur Fanfani.

 

Les Etats-Unis et l’Europe

Cette exaspération des égoïsmes nationaux est particulièrement sensible dans les rapports des Etats-Unis avec les différents pays européens. Le président Kennedy a eu beaucoup de déceptions depuis son avènement. Son optimisme a été trompé et pas toujours par sa faute. Il avait sous-estimé les difficultés : la reprise économique aux U .S.A. marque le pas, le chômage reste élevé et la balance des paiements ne s’améliore pas. Or, pour exercer leur rôle de leader du monde libre, il faut que les Etats-Unis disposent sans restriction de leurs capacités financières, que chaque dépense à l’étranger ne se traduise pas par une sortie d’or.

 

Américains et Anglais

C’est autour de cela que se manifeste en ce moment la mauvaise humeur entre Américains et Anglais. Les Britanniques eux aussi, jaloux de leur prestige, entendent que livre et dollar s’équivalent. C’est pourquoi l’Angleterre vient de faire sortir 100 millions de dollars d’or du trésor américain en échange de dollars et cela au moment où l’on croyait entendu que l’on éviterait ces transferts de métal précieux et même que Londres se chargerait d’équilibrer le marché de l’or pour le compte commun de tous les grands pays d’Occident. Anglais et Américains trouvent même moyen de se quereller à Genève sur la question de Berlin et du désarmement, ce qui vraiment n’en vaut pas la peine.

La position américaine reste aussi rigide que celle des Russes qui doivent faire le premier pas ; les Anglais voudraient que l’Occident fasse un geste symbolique, comme la signature d’un pacte de non-agression entre l’O.T.A.N. et le Groupe de Varsovie pour montrer au Tiers Monde, à l’opinion et aux pacifistes à tout prix que l’Occident est prêt à des sacrifices pour détendre l’atmosphère. Mais par un paradoxe auquel on finit par s’habituer, les autorités militaires anglaises, de leur côté, ont mal accueilli le général Le May, le conseiller de Kennedy, qui voulait faire renoncer les Britanniques à leur indépendance nucléaire pour adopter une stratégie commune. Ils tiennent, comme les Français, à assurer eux-mêmes leur sécurité.

 

Hausse de Certains Tarifs Douaniers aux U.S.A.

Mais l’éclat est venu du côté des tarifs douaniers. On sait qu’un accord était intervenu entre le Marché Commun et les Etats-Unis par lequel ceux-ci, en échange de concessions des Six, devaient abaisser leurs barrières au profit des produits européens. Cet arrangement faisait préface à une politique plus hardie d’élargissement du commerce international par réduction progressive des droits que le Président Kennedy va demander au Congrès d’approuver. Sans doute, pour affaiblir les résistances qui se manifestent, pour montrer aux représentants des intérêts industriels qu’il saura protéger ceux qui ont besoin de l’être, Kennedy a décidé de relever les droits d’entrée sur certaines catégories de verre et de tapis et enfin sur les cotonnades. Du côté de l’Europe et du Japon les protestations ont fusé ; si bien que sur le verre et les tapis, la mesure a dû être différée jusqu’en juin pour permettre aux Belges et aux Japonais de livrer les commandes reçues. La commission des industries textiles du Marché Commun de son côté doit aviser Kennedy des risques de contre-mesures que son geste comporte. Comme préface au désarmement douanier, on pouvait en effet trouver mieux.

Une grande obscurité entoure les négociations entre l’Angleterre et les Six pour l’entrée de celle-ci dans le Marché Commun. Les choses ne vont pas aisément, on s’y attendait. L’opposition en Grande-Bretagne et dans le Commonwealth s’en trouve renforcée. On a l’impression que MacMillan qui a fait son affaire personnelle de cette adhésion au Marché Commun, regrette de s’être engagé surtout depuis que, comme les élections partielles récentes l’ont montré, son parti n’est pas en brillante posture. Il lui est difficile maintenant de reculer bien qu’il se soit ménagé une porte de sortie au cas où la négociation se révèlerait stérile. Ce serait quand même un échec dont son autorité souffrirait. Il est difficile de savoir qui des continentaux se retranche derrière les obstacles. On accusait communément la France, mais il semble que depuis que l’Allemagne voit baisser ses exportations, elle n’est pas non plus très enthousiaste.

 

Récriminations au Sein du Marché Commun

Mais au sein du Marché Commun, voici d’autres récriminations. C’est le Dr Erhard qui n’est pas content de la France dont l’acier est 10% moins cher que l’allemand, à cause de la hausse des salaires plus forte en Allemagne fédérale encore que chez nous, et surtout de la réévaluation du Mark de 5% effectuée l’an passé. L’acier français enlève les marchés extérieurs et vient même concurrencer l’acier allemand jusque dans la Ruhr. Concurrence déloyale d’après Erhard ; normale répondent les Français !

 

La Visite à Bonn de George Ball

Là-dessus, ce même Erhard recevait Georges Ball envoyé de Kennedy pour les affaires économiques. Il venait demander à l’Allemagne un nouvel effort en faveur des pays sous-développés et l’augmentation des commandes d’armement aux Etats-Unis pour la Bundeswehr. Ball aussi tombait mal. Les milieux d’affaires allemands en ont assez des pressions américaines qui ont dégonflé en quelques mois le « miracle allemand ». Comme nous le disions plus haut, la réévaluation du mark et la hausse de 10% et plus des salaires, ont réduit la capacité concurrentielle de l’industrie d’Outre-Rhin. Les commandes sont plus rares, la qualité des produits moins bonne, les marges bénéficiaires réduites. Cela au profit des Français et des Italiens actuellement moins chers. Quant aux pays sous-développés, l’Allemagne n’entend pas leur faire de cadeaux. Des prêts, certes, mais à un taux normal et avec garanties de remboursement. Ces garanties en effet sont plus que jamais nécessaires.

 

Les Pays Sous-Développés et les Entreprises Etrangères

A peine Kennedy avait-il signé avec les pays d’Amérique latine son alliance pour le progrès, que le bouleversement en Argentine remettait en question le plan conçu en accord avec Frondizi et, ce qui est plus fâcheux, au Brésil, deux des gouverneurs de province dont le fameux Lacerda, qui fit choir Quadros, nationalisent des entreprises privées : une filiale de l’ « American Telegraph and Telephone » des Etats-Unis et l’autre de la « Brazilian Traction » canadienne. Comme préface à une collaboration internationale où les capitaux privés doivent jouer un rôle essentiel, cela est plutôt fâcheux et ne facilitera pas au Congrès des Etats-Unis, les demandes de crédits proposés par Kennedy.

 

Le Lit en Or

Et puis, il y a l’affaire du lit en or qui a jeté un froid sur les fervents de l’aide aux pays africains : l’épouse de M. Edusei, ministre de l’éducation nationale du Ghana, n’a pu résister à Londres, à acheter un lit recouvert d’or pour la modeste somme de 4 millions ½  d’anciens francs. Cette acquisition cadre mal avec la politique d’austérité du président NKrumah, et a fait scandale. Cependant, malgré les prières de son époux, Mme Edusei tient à son lit et va le faire transporter à Accra. Cette affaire n’est qu’un symbole un peu plus voyant que les autres du développement rapide, sinon du pays du moins du portefeuille des nouveaux maîtres qui l’ont libéré du colonialisme. Leurs administrés en tireront peut-être de la fierté, mais les contribuables américains ou autres, la trouveront sans doute un peu forte.

 

                                                                                            CRITON