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Le Courrier d’Aix – 1962-04-14 – La Vie Internationale.
Pour suivre l’actualité pas à pas, il faudrait faire une place à ce qu’on peut appeler les faits divers de la politique internationale, comme la série de coups et contrecoups d’Etat en Syrie, les marches et contre-marches des militaires et des civils pour tenir le pouvoir en Argentine, et même les combinaisons de Fidel Castro pour tirer des dollars des prisonniers capturés l’an passé. Il faudrait aussi aligner les hypothèses sur les résultats problématiques des entrevues De Gaulle-Fanfani et Fanfani-Adenauer ; tout cela nous ferait plutôt perdre le fil des questions sérieuses que de contribuer à les éclaircir.
Les Etats-Unis et l’O.N.U.
Il n’en manque cependant pas. En particulier, la controverse qui s’est élevée aux Etats-Unis au sujet de l’influence de la diplomatie à l’O.N.U. sur la politique extérieure globale des U.S.A. L’intérêt du débat, c’est qu’il a été soulevé aussi bien par les amis démocrates Kennedy-Rusk à la Maison Blanche et par les républicains. Le gonflement de l’O.N.U. et ses prétentions à juger de tout conflit dans le monde, ont contraint les Américains à mener conjointement deux politiques et d’avoir par là-même deux porte-paroles, Stevenson au Palais de Verre et Kennedy-Rusk à la Maison Blanche. L’une et l’autre si difficiles à harmoniser qu’on a parlé de conflit entre le Président et son représentant aux Nations-Unies. Les critiques sont cependant d’accord sur deux points. – quelques extrémistes mis à part -, les Etats-Unis ne doivent pas quitter l’O.N.U. quoique l’O.N.U. ne fonctionne pas à notre satisfaction, et que son évolution nous inquiète.
D’abord, l’O.N.U. a deux poids, deux mesures. Elle n’a rien fait pour la Hongrie en 1956 ou le Tibet en 1959, mais elle a condamné l’action franco-anglaise à Suez et intervint au Congo avec ses mercenaires dans les conditions que l’on sait. Mais il y avait jusqu’ici le Conseil de Sécurité qui, grâce au veto soviétique utilisé 99 fois, bloquait les initiatives, ou ne laissait passer par le biais de la majorité que celles que les Occidentaux pouvaient accepter. Il n’en est plus de même depuis que, forte de 104 membres, l’O.N.U. dispose d’une majorité afro-asiatique, et que l’Assemblée peut aisément constituer un bloc des deux tiers des voix pour passer outre aux décisions ou aux refus de décision du Conseil. Ainsi la politique des Etats-Unis, ses intérêts essentiels, peuvent être condamnés sans qu’ils y puissent rien ; pour l’éviter, le chef de la délégation américaine doit se livrer à un véritable marchandage des voix, à des concessions, compromis et promesses indignes d’un grand pays et ces engagements doivent être acceptés par le Président et son Ministre, même s’ils contredisent la ligne que ceux-ci entendent suivre.
Le Conflit Israélo-Syrien
On vient de le voir quand les incidents israélo-syriens des bords du Lac de Tibériade sont venus devant l’O.N.U. Peu importe qui a ouvert le feu, qui est responsable des combats. Israël a toujours tort et les Américains ont dû retirer une résolution que les afro-asiatiques ne jugeaient pas assez hostile à Israël pour en formuler une plus sévère. Or, on sait quelles répercussions peuvent avoir une attitude préjudiciable aux intérêts israéliens sur les 15 millions d’électeurs juifs aux U.S.A. Il y a plus, et le sénateur Jackson l’a bien précisé, « notre politique à l’O.N.U. comme dans l’affaire de Goa ou de l’Angola, pour ne parler que des plus récentes, nous oblige à sacrifier les intérêts de nos vieux alliés du Monde occidental pour complaire à des pays qui ne nous en sauront aucun gré, et s’allieront avec l’U.R.S.S. quand nos intérêts vitaux seront en jeu. Notre solidarité avec l’Europe doit avoir la priorité et notre ligne politique ne doit pas être brouillée par les incidences d’une majorité capricieuse et instable. »
Il est certain, en effet, et les Américains le sentent, que la politique onusienne des Etats-Unis a largement contribué à relâcher leurs liens avec l’Europe et à ébranler une Alliance Atlantique à laquelle d’autres, d’ailleurs, sur notre continent n’ont pas ménagé les coups. En fait, cette politique mondiale des U.S.A. menée à l’O.N.U. et la politique de solidarité du Monde libre sont et seront de moins en moins conciliables. Déjà isolés économiquement par leur haut niveau de vie, les Etats-Unis risquent de l’être politiquement en donnant à l’O.N.U. le pas sur l’Alliance Atlantique, qui, elle, doit se traduire par des actes, non par le vote de résolutions. Il y a là un choix difficile sinon impossible à faire. Comme pour d’autres, il est sans doute trop tard, et les U.S.A. continueront à louvoyer.
Les Préférences Africaines dans le Marché Commun
La Communauté Européenne aussi a des choix à faire. Les Six ont à passer le cap africain après celui de l’agriculture. Il s’agit de savoir si l’on maintiendra au sein du Marché Commun la préférence accordée aux pays d’Afrique et si l’on accroîtra la dotation du fonds européen du développement outre-mer, comme le désire la France. Les autres Cinq et surtout l’Allemagne ne souscrivent que pour des raisons politiques à cette discrimination qui nuit à leurs relations économiques avec les pays d’Afrique noire non associés au Marché Commun comme le Ghana et le Nigéria. Les Etats d’expression française, de leur côté, tiennent sérieusement à ces liens, qui leur garantissent des débouchés et un soutien financier considérable, surtout depuis que l’on prévoit l’entrée de l’Angleterre qui voudra, ce qui est normal, que ses anciennes colonies jouissent des mêmes avantages que les nôtres.
On ne peut se dissimuler : nous demandons et nous avons déjà obtenu de nos cinq partenaires, des contributions qui ne leur sont d’aucun avantage, au contraire. Par ailleurs, l’avenir de nos relations avec les 16 Pays d’Afrique et Madagascar dépend pour une large part des facilités que l’Europe du Marché Commun leur consentira. Car depuis leur indépendance et avec une rapidité qui les déconcerte, ces Pays africains d’expression française sont assiégés par les offres pressantes des Etats-Unis et de l’U.R.S.S., celle-ci surtout par l’intermédiaire de ses satellites – le Mali par exemple – a déjà confié son apprentissage, de ses ouvriers à l’U.R-S.S. et son enseignement technique aux U.S.A. Et aussi les Allemands de l’Ouest et de l’Est rivalisent d’efforts pour pénétrer au Cameroun et au Togo jadis allemands. La place laissée vide est prise d’assaut – et elle le sera aussi ailleurs.
Les U.S.A. et le Marché Commun
Des précisions intéressantes ont été données par George Ball, le délégué personnel du président Kennedy pour les affaires économiques, sur les vues américains dans les relations avec l’Europe. Les Etats-Unis, a-t-il dit, ne comptent pas proposer une union douanière ou même une zone de libre-échange avec le Marché Commun. Ils ne cherchent pas non plus à conclure avec lui un quelconque accord d’exclusivité. Leur intention est de pousser à la libéralisation des échanges internationaux dont tous les pays pourront tirer avantage.
L’unité européenne à laquelle se joindrait l’Angleterre est vue avec faveur aux Etats-Unis et correspond à son idéalisme politique parce qu’il pourra y avoir collaboration d’égal à égal entre l’ancien et le nouveau monde, ce qui était impossible entre une puissance de la taille de la nôtre et dix-sept petites ou moyennes nations.
Cette précision vaut d’être notée car elle met fin aux craintes ou aux rêves de certains qui voyaient l’actuelle ou la future Europe économique se diluer dans un vaste ensemble aux dimensions du Monde libre. On devine d’ailleurs très bien derrière les propos idéalistes de M. Ball, l’avantage que les Etats-Unis espèrent d’un Marché Commun étendu à toute l’Europe : empêcher qu’une ou plusieurs nations, sous la pression des circonstances politiques ou financières ne ferment leur marché aux produits américains. En outre, grâce aux concessions réciproques que devront se faire tous les participants, les exportateurs U.S.A. pourront profiter des points les plus faibles, c’est-à-dire des taux les plus bas du tarif extérieur sur lequel ils se seront accordés.
CRITON