Criton – 1962-05-05 – La Vie Internationale

original-criton-1962-05-05  pdf

Le Courrier d’Aix – 1962-05-05 – La Vie Internationale.

 

Si l’on s’en tenait aux informations de la presse, on dirait qu’il ne s’est pas passé grand-chose au cours de ces semaines pascales ; les éternelles Conférences de Genève, les visites d’hommes d’Etat suivies des communiqués habituels, les réunions des divers pactes militaires de l’Occident. Cependant l’évolution se poursuit souvent peu visible dont de rares signes émergent et qui trahissent au contraire que beaucoup de choses ont ou vont changer.

 

Le Reprise des Essais Américains

Comme prévu, la Conférence de Genève sur l’arrêt des expériences nucléaires n’a abouti à aucun résultat et les essais américains de bombes A et H ont repris au jour fixé, accompagnés des protestations rituelles. Les Russes auraient pu les arrêter ou les retarder s’ils l’avaient voulu, en faisant rebondir la discussion par quelque offre de compromis. Il est aisé de comprendre pourquoi ils ne l’ont pas cherché et les Américains, de leur côté, rien tenté pour se prêter à un moratoire.

Ces expériences, en effet, sont aussi précieuses pour l’adversaire qui les observe que pour l’autre qui les exécute. Les récents essais russes ont permis aux Américains de savoir où en étaient les Soviets et ceux-ci sont très intéressés de connaître par les essais américains où ceux-ci en sont de leur préparation, ce qui est relativement facile avec les moyens actuels de détection. Rien ne peut arrêter cette course, justement parce que les états-majors, comme les savants, craignent par-dessus tout d’ignorer les progrès des autres.

 

Les Pourparlers sur Berlin

L’autre affaire chronique, celle de Berlin, revêt un aspect assez analogue. Les Russes s’en servent pour tenir tendus les nerfs des Occidentaux. S’ils font montre d’optimisme en ce moment comme Gromyko le laissait entendre, c’est que les conversations entre l’ambassadeur à Washington Dobrynine et M. Rusk leur permettent de juger jusqu’où les Américains consentent à aller dans la voie des concessions ce qui provoque, et l’inquiétude du Gouvernement de Bonn, et le malaise des Berlinois. Entretenir l’espoir d’un règlement c’est aussi accentuer la confusion dans les dispositions de l’O.T.A.N. et les divisions entre Alliés qui vont se manifester à la prochaine réunion de cet organisme à Athènes. La crise de Berlin est trop précieuse pour que les Russes veuillent y mettre fin. Les Américains, semble-t-il, n’ont plus là-dessus d’illusions.

 

L’Annexion Economique de la D.D.B. par les Soviets

Un fait passé inaperçu montre que la politique allemande des Soviets suit un plan qui se réalise par étapes. L’érection du mur de Berlin n’en était que la première phase : sceller la division de l’Allemagne de façon aussi hermétique que possible ; la seconde, c’est une récente et secrète décision de transformer la zone orientale en une dépendance économique de l’U.R.S.S. : le ministère de la planification et les organismes de contrôle de la D.D.R. passent sous l’autorité de la Commission soviétique du plan. Cette décision a été prise à la suite de l’entrevue Krouchtchev-Ulbricht du 28 février dernier. Cela revient en fait à reprendre sous une autre forme les réparations de l’immédiate après-guerre. Depuis, ladite République Démocratique allemande travaillait à façon pour les Russes, ceux-ci fournissant les matières premières, et les ouvriers allemands l’équipement et les machines-outils dont les Soviets avaient besoin. Cependant une part de l’activité de la zone était réservée aux besoins de la population. : Quelques automobiles, des produits textiles, des appareils domestiques. Cette légère marge d’autonomie va disparaître. Ce sont les Russes qui fixeront cette portion qui va être encore réduit pour, aurait dit Ulbricht, ramener le niveau de vie des allemands de l’Est à celui des soviétiques.

Ces mesures équivalent à une annexion pure et simple. Les Russes auront ainsi réalisé le type parfait du colonialisme que les Colonialistes d’Occident, depuis près d’un siècle, avaient peu à peu abolie : l’exploitation intégrale des ressources et de la main-d’œuvre d’un peuple au profit d’un autre. Cela, au surplus, rendra plus que jamais impossible, non seulement la réunification de l’Allemagne, mais les échanges et les contacts entre les deux tronçons de la nation.

 

Le Déclin de l’Economie Tchécoslovaque

A la lumière d’autres faits, on peut se demander si cette nouvelle pression des Soviets sur l’Allemagne de l’Est répond uniquement à des vues politiques et si elle n’est pas commandée plutôt par des besoins d’ordre économique de plus en plus pressants des pays de l’Est en général, et de l’U.R.S.S. en particulier. En dépit des statistiques fabriquées à l’usage des spécialistes, on constate un affaiblissement de la productivité dans les régions les plus industrialisées du bloc oriental et au premier chef en Tchécoslovaquie qui, jusqu’à ces derniers mois, était la vitrine du bloc.

Il y a d’abord la crise agricole qui, comme en Russie, s’est beaucoup aggravée. Les Tchèques, de l’aveu même des dirigeants, ont eu de tristes fêtes de Pâques : œufs, viande, légumes, pommes des terre, tout a été rare et les queues se sont allongées devant les boutiques. L’industrie aussi qui était relativement la plus productive des pays de l’Est, est loin d’avoir réalisé les plans qu’on lui avait assignés. Les usines tournent au ralenti faute de matières premières, l’absentéisme s’accroit dans les mines. L’affaissement du moral des travailleurs est général et les gouvernants n’y peuvent rien. Or l’arsenal tchèque était jusqu’ici le plus important fournisseur de machines et d’armes du bloc. Il travaillait non seulement pour l’U.R.S.S., mais pour tous les pays que celle-ci fournissait d’équipement industriel à des fins politiques : Cuba, la Guinée, l’Egypte, le Maroc, la Tunisie, entre autres. Les besoins ne cessaient de s’accroître et depuis un an les livraisons tardent. L’Allemagne orientale peut, peut-être, y suppléer.

 

La Crise du Système Collectiviste

D’une façon générale d’ailleurs, l’économie collectiviste est en crise, aussi bien agricole qu’industrielle. Ne parlons pas de la Chine où les dirigeants aux abois, qui viennent de se réunir en secret, ne publient même pas de rapports ni de statistiques et son contraints, comme nous l’avons exposé ici, de substituer un bond en arrière au bond en avant qu’ils avaient eu la présomption de publier.

Sauf la Pologne et la Hongrie qui vont plutôt mieux après les secousses des années passées, et la Roumanie qui suit un progrès modeste mais continu, la situation s’est détériorée encore en Bulgarie, comme en Tchécoslovaquie et aussi en Albanie, pour d’autres raisons que l’on sait.

 

En Yougoslavie, les Difficultés de Tito

Mais la Yougoslavie aussi, bien qu’elle ait échappé à l’orthodoxie du Kremlin, subit à son tour les effets du système : malgré les dollars prodigués par les Etats-Unis, Tito est obligé de serrer la vis qu’il avait cru pouvoir relâcher. Dans un discours d’une franchise inaccoutumée, le ministre de l’économie, Todorovic a, devant l’assemblée nationale, jeté le cri d’alarme : l’augmentation de la consommation, et la hausse inquiétante des prix montrent que le pays vit au-dessus de ses moyens. Un retour à l’austérité s’impose, a-t-il dit. De son côté, l’autre responsable politique Kardeli, n’a pas caché dans une sorte d’autocritique, que l’on avait trop détendu l’autorité de l’Etat et qu’il fallait la rétablir et resserrer la discipline. Ce qu’avoue Kardeli – et ses précédents discours le faisaient prévoir – c’est l’échec de ces fameux conseils ouvriers, de l’autogestion des entreprises que le communisme yougoslave, adepte du dépérissement de l’Etat selon la doctrine de Marx et de Lénine, avait voulu opposer à l’Etatisme stalinien. Moscou, en effet, triomphe, et contre les dogmatistes chinois qui, comme vient de le dire Krouchtchev, ont voulu brûler les étapes du communisme, et contre les révisionnistes obligés de restaurer l’autorité qu’ils avaient prématurément relâchée. Si les choses allaient mieux en U.R.S.S., on pourrait effectivement lui donner raison.

Mais la crise est générale, même si les causes diffèrent. Dans une économie planifiée à la manière collectiviste, ou bien l’administration paralyse les initiatives et si le plan est mal conçu provoque des étranglements en chaîne qui paralysent le corps tout entier, ou bien le contrôle se détend et les initiatives particulières dans les branches favorisées, aboutissent à former des monopoles qui abusent à leur profit des pouvoirs dont on les a laissé disposer. Comme dit un proverbe russe que Krouchtchev connaît bien : « De façon ou d’autre, tu ne peux échapper à ton sort. »

 

                                                                                                       CRITON