Criton – 1963-03-30 – Mésentente Cordiale

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Le Courrier d’Aix – 1963-03-30 – La Vie Internationale.

 

Tandis que les projets de force nucléaire multilatérale et multinationale s’ensablent dans des discussions sans fin, la paralysie du Marché Commun s’étend à toutes ses articulations. C’est la France que ses cinq partenaires accusent, mais ceux-ci en profitent pour bloquer ou modifier à leur avantage toutes les dispositions prévues qui les gênent. Les réunions des six ministres se répètent sans résultat : pas d’accord sur la fixation du prix des céréales que ni l’Allemagne, ni l’Italie ne veulent abaisser. Pas question, bien entendu, de mettre en application les fameux prélèvements du plan Pisani. Le Gouvernement fédéral vient d’élever de six à huit pour cent les taxes compensatoires sur l’importation de l’acier français, mesure contre laquelle les sidérurgistes français protestent auprès de la C.E.C.A. Les Italiens mettent un droit de sortie sur les frigidaires après que la France eut invoqué la clause échappatoire pour les empêcher de concurrencer les nôtres. Ce ne sont là que coups d’épingle mais ils montrent bien l’état d’esprit qui règne depuis l’échec de Bruxelles.

 

La Mésentente Cordiale

La zizanie est aussi marquée dans l’ordre diplomatique. A Londres, on a ressenti comme un affront le refus de M. Couve de Murville d’assister au déjeuner offert par Lord Home aux Ministres des pays de l’O.T.A.N. La réunion de l’Union Européenne Occidentale a été ajournée sine die, la France s’y étant opposée de peur qu’on n’y soulevât à nouveau la question de l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun. Un orage s’amoncelle autour de la grande discussion sur l’abaissement réciproque des tarifs douaniers préconisée par Kennedy, qui doit avoir lieu dans le cadre du G.A.T.T., assemblée où sont révisés périodiquement les accords tarifaires internationaux.

Kennedy tient beaucoup à son « Trade Expansion Act » qui devrait ouvrir à l’économie américaine de nouveaux débouchés. Il a envoyé à Paris M. Stevenson pour tenter de fléchir l’obstruction française sur ce point et sur d’autres. Si habile que soit le délégué permanent des U.S.A. à l’O.N.U., ses chances de succès paraissent minces.

 

La Crise du Marché Commun

Si notre politique nous a mis dans la fâcheuse posture de bouc émissaire pour les échecs de la coopération internationale, les esprits raisonnables savent que les responsabilités sont partagées ; si nous avons, dès l’abord, été sceptiques sur l’avenir du Marché Commun, c’est que nous craignions qu’il ne résiste pas au ralentissement de l’expansion que lui avait donné l’apparence du succès. Dès que les affaires deviennent difficiles, chacun cherche à se protéger de la concurrence du voisin et en même temps, ce qui peut paraître contradictoire, compte sur un élargissement du commerce international pour trouver des débouchés nouveaux.

En fait, les pays à vocation exportatrice comme l’Allemagne, et à un moindre degré la Belgique et l’Italie, ne veulent pas d’un Marché Commun européen plus ou moins fermé à l’extérieur et se suffisant à lui-même. Il y a là des divergences fondamentales que l’accroissement spectaculaire du commerce entre les Six au cours des dernières années avait pour un temps masquées. D’où la phase critique d’aujourd’hui.

 

L’Affaire des Tubes

Depuis l’Accord Franco-Allemand de l’Elysée, le Gouvernement de Bonn où l’influence d’Adenauer s’estompe a multiplié les démarches auprès de Washington pour se le faire pardonner ; tour à tour, le nouveau Ministre de la Défense Von Hassel, l’ancien Ministre des Affaires étrangères Von Brentano ont rendu visite à Kennedy pour le rassurer et minimiser la portée de l’entente, un geste de réconciliation sans plus ont-ils dit. Pour satisfaire les Etats-Unis, ils ont fait un sacrifice de poids : renoncer à livrer à l’U.R.S.S. 163.000 tonnes de tubes d’acier de gros calibre destinés aux pipelines qui doivent amener le pétrole russe aux portes de l’Europe occidentale. Le marché avait été conclu en bonne forme et il a fallu un artifice de procédure parlementaire pour le dénoncer : les députés de la Démocratie Chrétienne ont quitté la salle au moment du vote et le quorum nécessaire pour autoriser l’exportation n’a pas été atteint.

Les Anglais vont-ils suivre ? Ils ont aussi passé contrat avec l’U.R.S.S. malgré le veto de l’O.T.A.N. à cette fourniture considérée comme matériel d’importance stratégique. Il était aussi question pour eux d’échanger du pétrole soviétique contre des navires, commande dont leurs chantiers navals ont grand besoin. Dans l’état actuel de la balance commerciale britannique, le gouvernement MacMillan entend bien passer outre. Et puis voici qu’une délégation commerciale chinoise arrive à Londres pour tenter les marchands anglais. Washington gronde, mais sans succès.

 

L’Accord E.N.I.- Standard Oil

Les Italiens aussi sont très actifs pour profiter de la carence française et multiplient les voyages ministériels à Londres et à Washington, Piccioni, ministre des affaires étrangères, La Malfa, ministre du budget. Ils ont fait, eux aussi, un geste spectaculaire : on sait que du vivant d’Enrico Mattei, le condottiere de l’E.N.I., organisme d’Etat chargé de l’importation des pétroles d’Italie avait conclu avec l’U.R.S.S. un contrat qui l’avait mise en conflit avec les grandes sociétés et particulièrement la Standard Oil of New Jersey. Or, l’E.N.I. vient de conclure avec cette Compagnie un accord dont les termes sont secrets, mais qui lui assure une large part de la fourniture de pétrole à l’Italie, sans doute à un prix égal ou inférieur à celui des Soviets, cela grâce aux gisements de Lybie que la Société exploite non loin de la Méditerranée et face à la Péninsule. Le prix de revient de ce pétrole dépassé à peine la moitié de celui du Sahara. Le président Kennedy en personne a manifesté sa gratitude à Rome pour cet accord.

Ces exemples ne sont pas les seuls ni les derniers qui montrent l’empressement qu’ont mis nos Alliés à profiter de l’erreur politique et diplomatique commise ici en janvier. Un boycott discret, mais qui par accumulation peut prendre de l’ampleur, s’exerce contre les marchandises françaises auxquelles nos partenaires peuvent substituer les leurs : mode italienne, articles de luxe anglais, produits agricoles d’un peu partout, jusqu’au champagne espagnol et aux vins d’Australie. De nos jours, il n’est plus de denrée sans concurrence.

 

Les Techniciens Allemands en Egypte

A l’autre bout de la Méditerranée, les Israéliens sont inquiets. Il n’y a pas que le souci d’une fédération pan-arabe encore au stade des palabres orientales, ni de la chute éventuelle de la monarchie jordanienne du roi Hussein, mais aussi l’angoisse provoquée par l’arsenal de fusées que Nasser constitue sous la direction de techniciens et de savants d’Allemagne fédérale. On sait l’incident : deux agents d’Israël arrêtés en Suisse pour avoir fait une pression un peu vive contre l’un de ces spécialistes. Le gouvernement de Bonn qui a versé des milliards de Marks à Israël pour le dédommager des persécutions nazies, se déclare impuissant à retenir ses ressortissants de s’engager au service de Nasser. Il y a longtemps d’ailleurs que d’anciens S.S. en quête de refuge et d’emploi travaillent au Caire pour l’armement égyptien. Mais cette fois, il s’agit de mettre au point des projectiles délétères capables d’exterminer la population de Palestine.

Sans doute, la République de Bonn tient à rester fidèle aux lois de la démocratie qu’elle s’est donnée et ne veut pas arrêter ses ressortissants pour motifs politiques. Le droit doit être respecté. Les Israéliens n’en sont pas moins irrités de la passivité du Gouvernement allemand. Une police adroite a tant de moyens pour dissuader certains citoyens de se livrer à des activités déplaisant au pouvoir ; depuis que les Ministres de l’intérieur de chaque côté du Rhin se consultent régulièrement un Conseil de Paris n’aurait pas été inutile.

 

                                                                                                       CRITON

 

 

Criton – 1963-03-23 – Désordre Monétaire

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Le Courrier d’Aix – 1963-03-23 – La Vie Internationale

 

Après tant de réunions et de colloques depuis le 14 janvier, on serait tenté de dire comme un humoriste anglais : « les conversations sont la plaie de la politique internationale ». Que ce soit à Genève, à Bruxelles, à Londres ou à Rome, on serait en peine de tirer une conclusion des débats. Il semble plutôt qu’après ces périples, on soit revenu au point de départ.

 

Lord Home

Ainsi on relève les déclarations de Lord Home aux Communes :

« Supposer, dit-il, que les Etats-Unis en toutes circonstances protègeraient la Grande-Bretagne par leur arme de dissuasion, représente un risque pour sa sécurité que le gouvernement ne peut prendre », et plus loin, « le Gouvernement doit garder le contrôle de ses armes nucléaires au cas où il devrait retirer ses bombardiers ou ses Polaris de l’O.T.A.N. pour faire face à une éventualité de suprême importance nationale » ; et ailleurs : « on ne peut laisser aux Russes et aux Américains et en Europe aux seuls Français, la possession des armes nucléaires décisives ».

« Le Général de Gaulle n’a pas dit autre chose. Sans doute Lord Home souscrit en principe aux plans américains de force multinationale, celle des sous-marins équipés de « Polaris » en Méditerranée et de force multilatérale, c’est-à-dire, d’une flotte de surface composée d’équipages mixtes et armés aussi de « Polaris », toujours à condition de continuer à disposer d’une force propre intégrée à l’O.T.A.N., mais susceptible de lui être retirée en cas de besoin exclusivement britannique. Ce qui vaut pour l’Angleterre ne peut être refusé à la France ou à d’autres. Le problème demeure intact.

 

Le Monopole Nucléaire

Les Américains dans l’Alliance Atlantique ne disposeront pas seuls du doigt sur la gâchette. Or tout est là. Le souci majeur des Américains n’est pas, comme on feint de le croire, de dominer l’Alliance en se réservant le monopole atomique, mais la crainte d’être entraînés pour la troisième fois dans une guerre qu’ils n’auraient pas déclarée, par l’erreur, l’imprudence ou la mégalomanie d’un chef d’Etat européen. De leur côté, les Européens, Anglais et Français se souviennent de Suez 1956, des immenses conséquences du désastre imposé par le veto américain et la menace soviétique à une entreprise où leurs intérêts essentiels étaient en jeu. On en discutera à l’infini : la question est insoluble.

 

L’Arrêt des Expériences Nucléaires

Il en est une autre : l’arrêt des expériences nucléaires, prélude au désarmement dont on discute à Genève et à l’O.N.U. depuis quatre ans, sans résultat. Les Russes, une fois de plus, se sont dérobés et les Américains, quoi qu’ils disent, en prennent aisément leur parti. Pour désarmer, il faudrait une bonne foi et une confiance mutuelle qui n’existent pas et n’ont jamais existé. Cependant, les Etats-Unis, s’ils obtenaient l’assurance de bloquer définitivement le progrès des armes atomiques y souscriraient. Car ils craignent que dans un proche avenir, on ne mette au point de l’autre côté, la bombe au cobalt qui pourrait anéantir toute forme de vie sur de vastes territoires, sans détruire aucune installation matérielle. L’adversaire pourrait ainsi s’emparer du potentiel industriel de l’Europe vidée de ses habitants. D’autres engins sont possibles et à l’étude qui pourraient assurer une supériorité temporaire à l’agresseur ce qui, au surplus, rend aléatoire tous les plans de défense qui ne seront opératoires que dans quelques années. Qui peut dire où on en sera dans cinq ou dix ans ? Un nouveau projectile peut rendre d’un moment à l’autre tous les autres inefficaces et inscrire les sommes englouties pour s’en munir en pure perte.

La course aux armements est donc inexorable. Un seul espoir, que leur coût fabuleux et croissant n’oblige les moins pourvus à renoncer ou plutôt à accepter une trêve. Ce facteur n’a jamais joué dans le passé, ce qui n’exclut nullement qu’il ne le puisse un jour.

 

La Crise de la Livre et le Désordre Monétaire

En effet, les désordres financiers aux aspects multiples et souvent contraires, troublent de plus en plus les grandes nations, à l’Ouest comme à l’Est. Le coût des armements n’en est pas la cause unique, mais il est évident que si l’on pouvait les réduire, les crises actuelles seraient plus aisées à résoudre.

Sur le marché des changes, la semaine a été agitée à Londres. Un nouvel accès de faiblesse de la Livre a obligé la Banque d’Angleterre à puiser dans ses maigres réserves pour y faire face. Elle a brisé sur le moment la vague de ventes qu’on attribue comme toujours à la spéculation qui a bon dos. La devise anglaise demeure discutée mais elle n’est pas seule. Pour la première fois dans l’histoire d’épisodes de ce genre, le Dollar a fléchi en même temps par rapport à l’or. Livre et Dollars sont dans le même bain. Momentanément ce sont les monnaies européennes, Franc et Mark, qui font office de refuge. Pour combien de temps ? Comme nous l’avons dit ici et M. Jacques Rueff vient de le répéter, le Monde libre n’a plus de monnaie, qui lui en rendra une ?

 

L’Inflation en France et en Italie

Nous avons dit aussi ce que nous pensions de la « stabilité dans l’expansion » dont on se faisait gloire ici. La hausse brutale des prix dont les causes ne sont pas exclusivement saisonnières a obligé simultanément les autorités françaises et italiennes à reconnaître le péril de l’inflation comme s’il s’agissait d’un fait nouveau. M. Pompidou déclarait récemment que l’inflation n’était pas facile à définir. Voire.

Il y a inflation dès que la masse des crédits et des billets en circulation augmente plus vite que le revenu national. Or, depuis quatre ans, le rythme d’accroissement de l’un est au moins double de l’autre. Les salaires et les prix s’inscrivent en spirale poussée par ce flot de moyens de paiement sans contre-partie adéquate. Tôt ou tard, à la faveur d’un incident saisonnier ou d’une tension politique nationale ou internationale, le mouvement échappe raà tout contrôle. Le coup de frein provoque les désordres que l’on sait. On réduit les crédits, on cherche à bloquer les salaires, on ouvre les frontières aux importations, ce que font en ce moment les autorités françaises et italiennes, on compte sur le soleil pour remettre les choses en ordre. La monnaie ou plutôt sa parité de change n’en souffre pas, parce que celles des partenaires, anglais et américains, pour des raisons différentes sont menacées et que leur faiblesse protège les autres jusqu’au jour qui n’est peut-être pas loin, où l’on sera obligé à un ajustement général.

 

Les Solutions

Les solutions proposées ne manquent pas. Nous en avons constitué un dossier qui s’enfle chaque jour. Le malheur est qu’elles ne concordent pas, quand elles ne se contredisent pas radicalement. Retour à l’étalon-or, réévaluation du métal précieux, création d’une banque mondiale où seraient réunies les réserves des différents pays. Toute solution à ses critiques, ses avantages et ses revers, aucune ne s’attaque aux racines du mal. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut un étalon, que ce soit une devise-clef ou l’or, encore que celui-ci soit en bien faible quantité pour y pourvoir.

Les Etats-Unis voudraient que ce soit comme auparavant leur Dollar. Mais il faudrait plusieurs conditions auxquelles ils refusent de se soumettre : interdire les investissements extérieurs, au moins dans les pays industriels, fermer leur marché financier aux emprunts étrangers, réduire leurs dépenses militaires hors des U.S.A., n’aider les pays sous-développés qu’en marchandises américaines, équilibrer leur budget. Sur ce dernier point, au contraire, Kennedy décide d’élargir l’impasse, comme on dit, pour relancer l’économie et éviter une récession. Pour le reste, il y va d’intérêts de politique internationale et de prestige auxquels on se refuse à renoncer.

Quant aux Anglais, ils accusent l’échec de Bruxelles comme si leur économie ouverte au Marché Commun, déjà saturé, devait y puiser une vie nouvelle, alors que depuis la guerre ils vivent au-dessus de leurs moyens, qui se rétrécissent sans cesse.

Nous nous excusons de cet exposé aride et trop succinct, mais c’est aujourd’hui une question fondamentale. Les grèves en chaîne, les disputes intereuropéennes et atlantiques ne sont que le reflet de ce désordre ; de bonnes finances commandent tout le reste, on ne triche pas impunément avec elles.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1963-03-16 – Adjoubei en Italie

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Le Courrier d’Aix – 1963-03-16 – La Vie Internationale.

 

Des événements nombreux de la semaine, celui qui a suscité le plus de commentaires, c’est l’audience accordée par le Souverain Pontife au gendre de Krouchtchev, Adjoubei. Certains en ont été surpris, d’autres émus, inquiétés même. En réalité, cette entrevue n’est que l’aboutissement d’une longue préparation diplomatique. Il convient d’en apprécier les causes immédiates, les causes profondes et la signification.

 

La Visite d’Adjoubei et les Communistes Italiens

La date du voyage d’Adjoubei en Italie a été choisie en fonction des élections du 28 avril prochain. Le Parti communiste italien est en pleine évolution ; cinquante anciens députés du Parti ont été éliminés de la liste des candidats ; trois l’ont quitté pour s’allier aux socialistes. La formule de centre-gauche qui survivra sans doute au scrutin, risque d’isoler le Parti communiste, s’il reste figé dans ses revendications révolutionnaires. Sa clientèle a vu s’élever son niveau de vie. Beaucoup d’ouvriers, comme en Emilie, sont devenus petits patrons. Pour ne pas les perdre, il faut s’insérer dans le jeu démocratique, adapter la propagande à leurs intérêts. De plus, nombre d’Italiens attachés à leur foi religieuse hésitent à voter communiste en passant outre à la condamnation de l’Eglise. Un rapprochement apparent avec Rome peut lever leurs scrupules, et bien que l’organe du Vatican ait, à cette occasion, réaffirmé l’incompatibilité de la doctrine chrétienne avec l’athéisme marxiste, les esprits simples risquent d’être trompés par ce qui ressemble à un contact entre l’autorité spirituelle et la puissance soviétique. L’heure était bien choisie par Moscou.

 

Les Raisons de l’Audience

Si le Souverain Pontife ne s’est pas refusé à l’entrevue – ce qui d’ailleurs eut été contraire  aux usages de l’accorder aux personnalités qui la sollicitent, – c’est que les intérêts supérieurs de la Chrétienté l’emportaient sur les inconvénients politiques. Tout ce qui peut soulager les souffrances et l’oppression de l’Eglise au-delà du rideau de fer, doit être tenté, même au prix de concessions de forme, sans lesquelles la diplomatie est impuissante. Il y va du sort de l’Eglise polonaise en conflit permanent avec le pouvoir, de celui du cardinal Mindszenty enfermé à l’Ambassade de Budapest, de Monseigneur Beran en résidence surveillée en Tchécoslovaquie, de ce qui reste de l’Eglise uniate encore vivante en Ukraine, d’autres ailleurs. Il importe que ces fidèles ne se sentent pas abandonnés de leur pasteur.

 

La Tactique de Krouchtchev

Krouchtchev de son côté a préparé de longue date l’établissement d’un « modus vivendi » avec l’Eglise de Rome. Se disant partisan de la paix et de la coexistence pacifique, il a fait à plusieurs reprises, l’éloge des efforts du Souverain Pontife pour rapprocher les hommes. Il a libéré Monseigneur Slipyj, métropolite de l’Eglise uniate en prison depuis 17 ans en U.R.S.S. Il a envoyé au Concile œcuménique des observateurs de l’Eglise orthodoxe russe. Il aurait enfin consenti à l’établissement de consulats pontificaux en Europe Orientale. Ces gestes ne sont pas gratuits. Ils ne préludent nullement à une attitude plus tolérante à l’égard de la religion. Il s’agit d’une tactique conseillée par les intérêts du communisme soviétique menacé de perdre sa primauté idéologique par le schisme chinois.

 

La Rupture avec Pékin

La rupture entre Pékin et Moscou, si elle n’est pas officielle, paraissait consommée. De la controverse idéologique, on est passé au concret. Les Chinois viennent de rappeler aux Russes les trois Traités qui leur ont été imposés par les Tsars et les ont dépouillés d’une partie des territoires sibériens : la rive gauche de l’Amour en 1858, la région de l’Ussuri jusqu’à la frontière coréenne en 1869, une partie de la région de l’Isli en 1881. A la récente Conférence de Koshi, au Tanganyika, les thèses révolutionnaires de Pékin ont emporté l’adhésion de la plupart des sections communistes afro-asiatiques et latino-américaines. Partout, le travail fractionniste se poursuit, aussi bien dans les partis d’Occident où les partisans de Moscou dominent, que dans ceux des peuples de couleur où Pékin l’emporte. Les Soviets voudraient conserver une unité de façade, mais les Chinois insistent sur les divergences fondamentales.

Les conversations ont été renouées à Pékin par l’Ambassadeur russe, et pour la seconde fois, on a conclu à la reprise du dialogue entre les partis chinois et soviétiques pour tenter d’aplanir les divergences. Krouchtchev a peur d’un schisme déclaré et au sein du Présidium il doit tenir compte de ceux qui trouvent que la déstalinisation a été trop loin, que non seulement l’idéologie est menacée mais l’intégrité même de l’Empire russe. D’où le discours retentissant qu’il vient de prononcer et qui constitue une semi réhabilitation de Staline, en même temps qu’une condamnation de l’art abstrait et des tendances pro-occidentales de certains écrivains célèbres comme Ehrenbourg et Evtouchenko. Ce coup de frein, le premier depuis le XXII° Congrès, vise à apaiser les Chinois et à rassurer les vieux cadres du Parti. La diatribe contre la liberté suffira-t-elle à faire rentrer dans l’ordre les dissidents ou, au contraire, y verra-t-on le signe d’un certain désarroi dans les desseins de l’autorité ? La politique en zigzag n’a jamais arrêté le mouvement des idées. Les tsars en avaient fait avant lui l’expérience.

 

Les Contradictions de Krouchtchev

Car au fond, Krouchtchev est convaincu que l’insurrection révolutionnaire n’a aucune chance d’imposer le communisme dans les pays industrialisés. On ne peut s’approcher du pouvoir que par une prudente infiltration, et par des alliances avec les Sociaux-Démocrates et tous les Partis de gauche, même catholiques. Pas d’exclusive, le programme dût-il en souffrir. Il suffit d’un objectif commun, le renversement par voie légale d’une dictature ou la participation directe ou indirecte au gouvernement par la représentation parlementaire.

Krouchtchev accélère le processus ; Gromyko vient de faire une visite officielle en Norvège, puis au Danemark. Harold Wilson va se rendre à Moscou ; des parlementaires et des hommes d’affaires des pays capitalistes y sont cordialement invités et reçus. L’Allemagne fédérale va établir à Varsovie une représentation commerciale. On voudrait arriver à réunir les deux camps dans une conférence économique mondiale. Mieux encore les dirigeants des Partis communistes des Six et un observateur anglais, ont défini leur attitude à l’égard du Marché Commun. Tout en le condamnant une fois de plus, ils ont admis que, faute de pouvoir le détruire, il fallait que les communistes se fassent une place dans son mécanisme. Ils ont défini tout un programme pour le soustraire à l’influence des technocrates et du grand capital et demandé leur représentation à l’Assemblée européenne de Strasbourg, comme l’avaient fait déjà les Italiens.

Tout en renforçant son potentiel militaire et atomique, l’U.R.S.S. engage ses partisans à l’extérieur à un réformisme progressiste impliquant dans une certaine mesure la collaboration des classes. On s’explique les résistances des vieux militants et les foudres dont Pékin menace l’ « Humanité ». Cette NEP politique sera-t-elle payante ? Les consultations électorales le diront.

 

Le Coup d’Etat en Syrie

Nouveau coup d’Etat militaire en Syrie. Depuis quelque temps on l’attendait. Le gouvernement de Damas du président El Azem perdait ses ministres au fil des jours et le succès d’Aref à Bagdad appelait son pendant. Comme à Bagdad, ce sont les civils, en l’espèce les promoteurs du socialisme arabe du Parti Baath et son chef Aflak, qui l’ont préparé et les militaires qui l’ont accompli. Il est curieux de remarquer que ce même Aflak, dans une interview toute récente, avait affirmé qu’une révolte à Damas n’était ni proche, ni probable. Il semble bien que les officiers l’ont devancé et peut-être obligé à suivre un mouvement qu’ils préféraient éviter. Le Baath, tout en étant pronassérien n’entend pas favoriser la résurrection de l’Union syro-égyptienne, alors que les généraux qui ont pris le pouvoir sont ceux mêmes qui s’appuient sur Le Caire.

L’opposition entre civils et militaires ne va-t-elle pas se retrouver en Syrie sous une forme nouvelle ? Comme le pays en est à son onzième putsch depuis l’indépendance, on doute de la stabilité du nouveau pouvoir. Les Occidentaux et surtout les Américains s’inquiètent, bien que les juntes de Syrie et d’Irak soient anti-communistes à souhait. On craint pour la Jordanie et le trône du Roi Hussein toujours menacé. Cependant, les Israéliens ne paraissent pas alarmés. Ils ne croient pas que Nasser réussisse la manœuvre d’encerclement qui lui permettrait de s’installer à Jérusalem. Le Monde arabe reste divisé et ceux mêmes qui proclament son unité se gardent bien de vouloir la réaliser. Car il faudrait choisir une capitale et un chef et se soumettre à sa politique. Nasser poursuit son rêve d’hégémonie, imperturbable devant les succès comme devant les revers. Il est encore loin de s’imposer. Et puis, comme on voit, la roche tarpéienne est près du Capitole, en Orient arabe surtout.

 

                                                                                  CRITON

 

 

Criton – 1963-03-09 – Scission dans le Camp Communiste

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Le Courrier d’Aix – 1963-03-09 – La Vie Internationale

 

Si profondes que soient les divergences au sein de l’Alliance Atlantique, on peut espérer qu’elles s’aplaniront un jour. Les circonstances changent, les hommes au pouvoir aussi et les institutions demeurent. Il y a en outre une mystique de l’Europe unie qui tient au cœur de beaucoup et de puissants intérêts qui lui ont lié leur sort.

 

La Scission dans le Camp Communiste

C’est l’inverse dans le camp communiste : deux idéologies s’opposent et les impérialismes russe et chinois ont plus d’intérêts opposés que de communs. Aussi le schisme s’approfondit. Si prudent qu’on doive être en la matière, il semble maintenant qu’il n’y ait plus de conciliation possible ; Pékin ne se soumettra pas et Moscou ne peut capituler.

Ce sont les Soviets qui ont le plus à souffrir de la rupture, et ils ont essayé, sans doute sans conviction, de l’éviter. L’ambassadeur russe à Pékin a eu avec Mao et Chou en Laï plusieurs entretiens. Krouchtchev a embrassé l’ambassadeur chinois en présence du corps diplomatique et juré de défendre au risque de guerre, les pays du camp socialiste, dont la Chine, mis les occidentaux en garde contre toute exploitation du différend. Rien n’a apaisé la colère chinoise contre ce qu’ils appellent la clique de Krouchtchev à laquelle ils associent Togliatti et Thorez.

 

L’Article du « Drapeau Rouge »

Le dernier article du « Drapeau Rouge », organe théorétique du Parti communiste chinois, a été amplement reproduit par la presse. C’est Togliatti et les communistes italiens qui ont servi de cible pour atteindre Krouchtchev. Une phrase l’illustre bien :

« Les divergences, dit-il, ne peuvent être réglées en adoptant l’attitude de maîtres à l’égard des serviteurs, quand ces maîtres brandissent leur bâton sur leur tête en criant « unité, unité », cela veut dire « scission, scission ».

Quant aux Italiens, Togliatti essaye de substituer une collaboration de classes à la lutte des classes et une réforme structurelle à la révolution prolétarienne. En cela, ils ne se différencient pas des thèses avancées par Tito et « sa clique » et de faire l’éloge de l’enseignement idéologique de Staline. Le « Drapeau Rouge » va même jusqu’à accuser les révisionnistes « d’utiliser un émetteur puissant pour brouiller les émissions de la radio chinoise. Ils sont peureux comme des souris, affirme-t-il, effrayés à mort ».

Si l’on ajoute que les communistes chinois reparlent du « bond en avant » et commencent à restaurer les « Communes du Peuple » dans le Sud, on ne peut plus douter d’une rupture de fait et d’esprit qui se traduit déjà par une opposition sourde ou ouverte dans la plupart des Partis frères. On prétend même que Castro, déçu par les Russes et défiant des Chinois, brandirait à l’usage du Monde latino-américain un troisième emblème du communisme auquel se rallierait volontiers certains révolutionnaires du Nouveau Monde, les Mexicains particulièrement.

 

Les Étudiants d’Afrique Noire à Sofia

Une autre affaire a fait grand bruit : la révolte et le départ de Bulgarie des étudiants d’Afrique noire, Ghanéens, Nigériens, et Kényans, qui faisaient leurs études à Sofia. Ce n’est pas la première fois : à l’université Lumumba de Moscou, à celle de Pékin, les étudiants noirs avaient exprimé leur déception et leur dégoût de l’endoctrinement qu’ils subissaient. Des incidents violents, des rapatriements précipités avaient suivi. Cette fois, la nouvelle a fait le tour des capitales africaines et la presse et la radio lui ont donné la publicité qui convient.

L’Occident a rivalisé de zèle pour recueillir les victimes. L’interview à la radio de Vienne d’un étudiant en médecine Nigérien, nous a frappés : attiré par le communisme, il avait saisi l’occasion d’une bourse pour s’instruire sur place des réalisations du régime. Il avait trouvé un pays singulièrement arriéré, une population primitive et misérable, tenue en servitude par la peur d’une police toute puissante et, parmi les privilégiés, un racisme et une xénophobie qui rendait tout contact pénible et humiliant ; quand il disait à ses condisciples qu’à Lagos, l’université était mieux organisée, que Blancs et Noirs entretenaient de cordiales relations, on lui demandait pourquoi il n’y était pas resté. Les autorités bulgares ont été très embarrassées par l’incident et le premier Zivkov a été sommé d’urgence de comparaître à Moscou. Les candidats africains ne seront plus nombreux pour parfaire leur éducation derrière le rideau de fer.

 

Les Causes de la Rupture de Bruxelles

De ce côté-ci, on s’efforce d’expliquer les causes de la rupture de Bruxelles, et le journaliste américain Joseph Alsop en donne une version qui mérite d’être soumise à l’appréciation de nos lecteurs :

Le motif essentiel qui a poussé à la formation de l’unité européenne, dit-il en substance, c’est le progrès économique à réaliser, et l’on a attribué au Marché Commun le succès de l’expansion de ces dernières années. Le Général de Gaulle ne le croit pas, pas plus qu’il ne croit à l’Europe des Six, qu’il n’a ni promue, ni approuvée. Mais il a saisi cette machine économique européenne pour en faire l’instrument de sa propre politique, comptant sur les avantages que les autres y trouvaient pour les obliger à s’y soumettre ; la crainte de le voir briser cette communauté européenne en formation, devait les amener bon gré mal gré à entrer dans ses vues. D’où l’exaspération et la colère des autres qui ne veulent, ni abandonner l’œuvre profitable entreprise, ni en laisser faire le levier de la politique française. Il faudrait beaucoup d’habileté et de patience pour échapper à cette difficile alternative.

 

La Course aux Armements

Une fois de plus, la Conférence de Genève sur le Désarmement est au point de rupture, ce qui ne surprendra personne. Cependant, cette course aux armements commence à peser bien lourd et pas seulement aux deux géants et à nous-mêmes. Plus de cinquante pour cent du budget américain, soixante et peut-être plus du russe, mais autant maintenant dans les pays sous-développés ; et plus le pays est pauvre, plus le fardeau entrave le progrès. L’Indonésie déjà consacre à l’équipement militaire plus de la moitié de son revenu, et c’est le tour de l’Inde.

Depuis l’agression chinoise, et malgré l’aide occidentale et même soviétique, le budget de la défense va tripler cette année,  Nehru va demander à l’impôt ce surcroît de ressources. Le Parlement de Delhi en a été consterné. Comment une population déjà en grande partie au-dessous du minimum vital pourra-t-elle supporter ces prélèvements et la hausse des prix que vont entraîner les droits de douane et les taxes indirectes sur les articles indispensables ? La fièvre patriotique qui s’était emparée de la masse et qui avait eu l’effet salutaire de réveiller les énergies productrices ne va-t-elle pas retomber en résignation et apathie ? N’est-ce pas là le but cherché par les implacables politiciens de Pékin qui font subir le même sort à leur peuple ?

L’Inde que l’Occident tenait tant à relever, pour en faire l’exemple du succès de la démocratie en Asie, va devoir verser dans ce gouffre les subsides déjà considérables qu’elle reçoit. On n’a pas encore établi, à notre connaissance, la statistique de ce que les pays qui ont récemment accédé à l’indépendance, dépensent en armement. Les chiffres feraient peur. D’un bout à l’autre de la planète, d’année en année, le budget militaire s’enfle, le plus souvent sans autre raison qu’une peur imaginaire du voisin, ou plutôt l’appétit de prestige d’une caste militaire dévorante comme en pays arabe. Et les armements que fournissent à ces pays l’orient et l’Occident, loin de les soulager, les poussent à développer les équipements et les effectifs nécessaires pour les utiliser. Où cela mènera-t-il ? Ni à la prospérité, ni à la paix assurément.

 

                                                                                                       CRITON

 

 

 

Criton – 1963-03-02 – Temps d’Arrêt du Marché Commun

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Le Courrier d’Aix – 1963-03-02 – La Vie Internationale.

 

Comme on pouvait le craindre, la rupture de Bruxelles a paralysé le Marché Commun. L’esprit qui l’animait s’est éteint. Seule la bureaucratie demeure, encore qu’en son sein même la concorde ne règne pas. Autant que les conséquences morales et politiques, les répercussions pratiques sont graves ; l’Italie, après la Hollande, se refuse à signer l’accord qui liait les Six aux Pays africains ; les problèmes agricoles encore en suspens ont été débattus sans résultat ; la réunion des Ministres des Finances est remise, une fois de plus. Il est bien probable que le nouvel abaissement des tarifs douaniers prévu pour juillet n’aura pas lieu. Autant dire que pour un temps indéterminé, le Marché Commun est au point mort.

 

Le Temps d’Arrêt du Marché Commun

Cette crise, l’éclat de Bruxelles n’a fait que le précipiter. Nous avons dit souvent que les progrès du Marché Commun n’avaient été possibles que dans l’euphorie de l’expansion économique des Six en ces dernières années. Les difficultés ne manqueraient pas d’apparaître avec les premiers signes d’un ralentissement du progrès. Il est bien évident aujourd’hui que les économies de l’Europe marquent le pas. L’optimisme qu’on s’efforce d’entretenir ne résiste pas à l’examen des statistiques. C’est alors que l’on s’aperçoit combien les intérêts des six pays associés divergent, combien il est malaisé de les concilier, même d’éviter qu’ils n’entrent en conflit surtout depuis qu’on a cherché à harmoniser les politiques agricoles.

 

Les Difficultés Agricoles

L’agriculture, en effet, est aussi rebelle à l’économie de marché qu’à l’économie planifiée. Pénurie incurable à l’Est, surproduction en Occident où les prix ne se maintiennent qu’à coup de subventions d’Etat. On sait quel fardeau constitue pour le Trésor américain les surplus agricoles. La France vient de vendre aux Chinois 8 millions 800.000 quintaux de son blé avec une perte de 24 nouveaux francs par quintal, les trois cinquièmes du prix payé aux agriculteurs. Le reste suit dans des conditions analogues. On ne saurait en vouloir à nos partenaires du Marché Commun de ne pas consentir à nous aider à supporter cette charge sous forme de prélèvements ; la Hollande surtout qui peut s’approvisionner à bas prix pour alimenter son cheptel et de plus vendre ses propres produits en contre-partie à des pays qui, sans ces achats de céréales, s’adresseraient ailleurs. Même dans l’ordre industriel, l’Italie n’a pas intérêt à se fournir de charbon français ou allemand, quand elle peut recevoir l’américain dans ses ports 25% moins cher et ce ne sont là que des exemples.

En temps de concurrence serrée et d’exportation difficile, on conçoit que l’esprit communautaire ne pèse pas lourd. On revient d’autant plus vite au réflexe protectionniste que nos vieilles nations, séparées depuis des siècles, de mœurs et d’esprit différents, en lutte et en rivalité presque ininterrompues, parlant des langues différentes, sont facilement enflammées par leur nationalisme héréditaire. Le moment présent ne l’illustre que trop.

 

Les Récriminations contre la Politique Française

Cette conjuration anti-française qui englobe aussi bien les Anglo-saxons que nos partenaires et particulièrement dirigée contre le Chef de l’Etat, hier encore encensé, nous surprend par sa violence et son acrimonie. Elle n’est certes pas sans justification, mais elle passe la mesure. Les fautes sont toujours plus ou moins partagées et quelques voix à l’étranger, malheureusement plus souvent animées par les passions de politique intérieure que par le souci d’équité, ne manquent pas de le rappeler. Il y a beaucoup d’hypocrisie à faire d’un homme le bouc émissaire d’un malaise général. Mais les faits sont là : cet éclat du 14 janvier et la rupture de Bruxelles qui a suivi, marquent une des plus graves défaites diplomatiques de notre récente histoire.

 

La Force de Frappe Multilatérale

L’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun n’était pas seule en cause, il y a l’Alliance Atlantique, la force de frappe indépendante et là aussi, c’est la France qui est visée. La question se pose à un moment difficile pour le président Kennedy. L’affaire de Cuba, le 28 octobre, paraissait virtuellement réglée. En réalité, elle ne l’est pas et les Américains le supportent mal. Sans doute les Russes ont-ils annoncé qu’ils retiraient quelques milliers de leurs soldats de l’Ile, mais il en restera beaucoup et surtout, le régime de Castro demeure. Les gouvernements fragiles de l’Amérique latine, comme celui du Vénézuéla, sont menacés par l’agitation entretenue et organisée par Cuba. Les incidents sont quotidiens, dont l’histoire du vaisseau pirate qui a fait du bruit. Tant que Castro ne sera pas liquidé, Kennedy ne sera pas assuré de son autorité. Et le maréchal Malinovski vient de répéter que toute tentative de subversion à Cuba signifierait la guerre. Menace qui n’est sans doute pas sérieuse, mais qu’on ne peut mépriser sans risque. Et compter sur le temps pour en venir à bout demeure problématique. Faute de pouvoir agir à Cuba, le président Kennedy doit obtenir un succès en Europe et c’est la France qui est l’obstacle. Il cherche à le tourner. Son idée serait de constituer la force atomique multilatérale qui donnerait aux Européens qui ne l’ont pas l’illusion d’en disposer.

 

L’Italie et la Force Atomique

L’objectif choisi, c’est l’Italie et le choix est ingénieux. Comme ce pays ne pourrait ni construire, ni acheter des sous-marins Polaris avec leurs têtes nucléaires, les Etats-Unis ont proposé de monter ces fusées sur des navires de surface. On sait que les rampes de lancement de fusées à terre vont être retirées d’Italie. En échange, on a expérimenté avec succès, sur le croiseur italien « Garibaldi » des tubes de lancement Polaris et l’Italie vient de lancer deux nouveaux croiseurs le « Duilio » et la « Doria » qui, eux aussi, pourraient recevoir les fameux engins. L’envoyé spécial de Kennedy, Livingstone Marchant, est allé à Rome pour discuter de l’affaire. Il ira dans les autres capitales. L’avantage du projet, c’est que les pays d’Europe peuvent construire eux-mêmes les  navires de surface et n’auraient à effectuer que l’achat des équipements. On prévoit des équipages mixtes : les Américains s’occupant des fusées, les Européens de la marche du navire. Mais le Président des Etats-Unis serait seul juge de l’emploi, jusqu’ici du moins. Même s’il ne s’agit que de satisfaire l’amour-propre des pays européens, cette forme de prestige est considérable pour ceux qui jusqu’ici n’ont joué qu’un rôle secondaire dans la Défense atlantique. L’égalité serait rétablie : ils deviendraient à bon compte puissance nucléaire avant que celui qui la veut pour lui seul n’ait réussi à grand frais à s’en munir d’une et d’efficacité douteuse. Restent cependant deux gros problèmes. Comment associer ces nouveaux titulaires d’une force nucléaire à la décision d’en faire usage ? Comment aussi décider le Congrès des Etats-Unis à communiquer les secrets de sa composition à d’autres qu’à l’Angleterre. La force nucléaire multinationale n’est pas encore décidée.

 

La Réélection de Willy Brandt à Berlin

La rupture de Bruxelles et le Pacte franco-allemand auront encore d’autres conséquences : celle d’accélérer le changement qui se dessinait déjà dans la constitution politique de l’Europe de demain ; on a remarqué le succès du maire socialiste de Berlin-Ouest aux dernières élections pour le renouvellement du Sénat de la ville. La défaite de la Démocratie Chrétienne a été interprétée comme un désaveu de la politique du Chancelier Adenauer. Willy Brandt sera-t-il le candidat à la Chancellerie si les élections de 1965 donnent la majorité à la Social-Démocratie ? Il hésite à se lancer dans l’arène et à abandonner Berlin pour se rapprocher de Bonn. Il s’est fait à Berlin une personnalité de stature internationale, mais on doute qu’il ait l’étoffe d’un homme d’Etat. Cependant, on ne voit pas qui, dans son Parti, on pourrait lui opposer.

 

La Réunion Socialiste de Bruxelles

Les chefs des Partis socialistes d’Europe occidentale viennent de se réunir à Bruxelles et parmi eux, les candidats au pouvoir outre ceux qui, comme les Scandinaves, l’occupent déjà. Gordon Walker pour l’Angleterre représentant Harold Wilson, Spaak pour la Belgique, Guy Mollet pour la France, Saragat pour l’Italie, qui croient l’heure proche de l’Europe socialiste, après l’échec de l’Europe libérale et chrétienne que Robert Schuman, De Gasperi et Adenauer avaient rêvé de constituer. Ce colloque socialiste de Bruxelles a d’ailleurs marqué, ce que l’on  savait depuis longtemps, que cette Europe de demain serait moins unie que l’autre aurait pu être. Les socialistes anglais sont bien moins européens que les conservateurs bien plus insulaires, et ce qui peut sembler paradoxal, les autres chefs socialistes plus nationalistes que leurs adversaires. Réunis, ils s’accordent difficilement. Pour faire l’Europe, il faut autre chose qu’une idéologie sociale ou politique. Il faut un cœur et une foi. C’est jusqu’ici ce qui leur manque.

 

                                                                                  CRITON

 

 

Criton – 1963-02-23 – Réactions et Répercussions

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Le Courrier d’Aix – 1963-02-23 – La Vie Internationale.

 

La tempête soulevée par la rupture de Bruxelles s’est apaisée. Il ne faudrait pas pour cela conclure à un événement passager. Les répercussions en seront durables, profondes, et les relations entre Occidentaux modifiées sans retour. L’équilibre se rétablira un jour. Il le sera sur d’autres bases qu’hier. Le moment est donc venu de faire un tour d’horizon.

 

Les Répercussions aux Etats-Unis

Etats-Unis d’abord. La déception du gouvernement est vive, et Kennedy ne l’a pas dissimulée, mais il s’est gardé de toute polémique à l’égard de la France. Il a pris soin, au contraire, de montrer ce que ses propositions avaient de raisonnable et de laisser la porte ouverte à une formule nouvelle qui accommoderait tout le monde. L’opinion, par contre, et le Congrès n’ont pas observé cette réserve diplomatique et les vieil isolationnisme qui sommeille au cœur des Américains s’est réveillé et donné libre cours. Le Sénateur Morse l’a exprimé ainsi :

« Les forces américaines doivent être rapatriées, si elles ne sont pas jugées nécessaires ; les Etats-Unis en ont assez du chantage et des pressions de leurs alliés. Nous avons dépensé pour l’Europe 41 milliards de dollars, ç’en est assez. Qu’ils s’occupent seuls de Berlin et s’ils ne veulent pas de nos bases, qu’ils nous les rendent, nous nous ferons une raison, etc. »

Il disait là ce que ses collègues pensent plus ou moins et si Kennedy d’ici quelques mois ne rétablit pas l’entente atlantique, il devra en tenir compte : nouvelle « révision déchirante » en perspective.

Ce n’est pas seulement la France ou son Chef, mais tous les Européens qui font les frais de ce mouvement de dépit américain. Ce n’est pas la première fois qu’il s’exhale ; nous l’avons entendu bien souvent au cours de ce demi-siècle et il nous a coûté cher, à nous Européens.

 

L’Éventualité d’un Conflit Nucléaire

Ce que personne ne dit et ne peut dire outre-Atlantique, le calcul qui se cache derrière ce mouvement d’humeur, c’est ceci : si l’U.R.S.S. venait un jour, soit par subversion, soit par les armes, à s’emparer du reste du continent européen avec son potentiel économique intact, ce serait pour les Etats-Unis un coup mortel et c’est pourquoi, quoi qu’il arrive, les soldats américains doivent y demeurer. Si par contre une attaque atomique soudaine détruisait les centres vitaux de l’Europe continentale et de l’Angleterre,  ne laissant que des ruines, les Etats-Unis certes, en subiraient un contrecoup grave, mais le rapport des forces ne serait pas bouleversé entre les deux Grands. Les Russes ne tireraient aucun avantage de leur conquête et la force américaine demeurerait intacte. On peut même prétendre qu’à plus longue échéance elle s’en trouverait relativement plus forte. Que l’on médite ce propos, car il est fondamental et l’on se convaincra sans peine que toute puissance nucléaire indépendante, tout relâchement des liens de l’Europe  avec les Etats-Unis peut faire courir à notre continent un risque fatal. C’est d’ailleurs ce dont tous nos partenaires sont conscients. On peut en juger par l’accueil favorable fait au projet Kennedy de former, avec ou sans la France, une force nucléaire multilatérale et d’envoyer pour cela dès avril, trois sous-marins atomiques armés de fusées Polaris en Méditerranée. La formule qui doit permettre aux alliés européens de participer à l’exercice de cette force, de décider, le cas échéant, de son emploi, n’est pas facile à trouver, Kennedy le reconnaît. Mais la sécurité que cette présence représente est reconnue et souhaitée, autant à Rome, qu’à Bonn et à Londres.

 

La Réaction Britannique

Côté Anglais, le dépit de l’échec de Bruxelles a été plus manifeste et s’est produit par une mesure stupide, l’annulation du voyage de la princesse Margaret à Paris. MacMillan s’accroche et ne veut pas admettre que son temps de Premier ministre est révolu ; mais depuis l’élection d’Harold Wilson à la tête du Parti travailliste, on est plus ou moins résigné en Angleterre au retour prochain du Labour party au pouvoir. Les jeux semblent faits avec ce que cela comporte de remue-ménage intérieur. Le Parti conservateur s’est tellement engagé dans cette intégration à l’Europe des Six qu’il n’a pas de solution de rechange à proposer. Lui ou son successeur sera toutefois obligé d’en chercher. On parle déjà d’un abaissement réciproque des tarifs douaniers avec les U.S.A. et d’un élargissement des échanges avec le Commonwealth. Cela est possible mais demande du temps et une volonté réciproque d’aboutir qui a manqué à Bruxelles. Ces jours-ci, les membres de la petite zone de libre-échange se réunissent à Genève. Eux aussi, déçus par l’échec des négociations avec le Marché Commun, tentent de resserrer leurs liens, ce qui est le meilleur moyen de forcer les portes du groupe des Six. Mais leur coopération n’a pas été bien loin jusqu’ici et ils n’ont pas l’illusion de croire qu’ils pourront faire beaucoup mieux, mais, plus unis, leurs moyens de pression peuvent s’accroître. Ils n’y manqueront pas.

 

Les Conséquences pour l’Allemagne de l’Ouest

Côté Allemand, on peut dire que le malencontreux Traité franco-allemand, loin de resserrer les liens entre les deux peuples, a semé des germes de discorde. A Bonn et à Francfort, les étudiants ont manifesté pour l’unité de l’Europe, contre l’Alliance avec Paris. Nous avons eu la curiosité de lire ce fameux Traité ; rien de plus vague et de plus anodin : N’importe qui pourrait le signer sans s’engager à grand-chose. Cependant, il a mis les Allemands dans l’embarras, les Russes en fureur, les Anglo-saxons dans la plus noire suspicion. Il n’y a plus qu’Adenauer pour le soutenir, encore l’a-t-il fait pour en amoindrir le sens et la portée.

En fait, le résultat de ce Traité a été exactement à l’encontre de son objet. Pressé par les Américains, le Gouvernement de Bonn a consenti à tout ce que l’on voulait éviter à Paris. Les Allemands achèteront leur armement aux Etats-Unis et non à la France, et ils participeront à la force de dissuasion nucléaire multilatérale, que la France y consente ou non. Mieux, le vice et toujours futur chancelier, Erhard, s’est rapproché de Schroeder, en qui l’on voyait un rival possible, et de la plupart des chefs de la Démocratie Chrétienne pour rechercher une solution provisoire qui puisse permettre à l’Angleterre de s’associer au Marché Commun en attendant d’en faire partie. On peut dire, sans paradoxe, que la rupture brutale de Bruxelles, si l’Angleterre n’a pas changé de route d’ici là, aura facilité son entrée dans le Marché Commun qu’on voulait lui interdire. Tout se passe comme si ceux qui n’en étaient pas partisans, s’apercevaient après coup que cela était chose indispensable.

 

L’Arrêt du Développement du Marché Commun

En attendant, ce même Marché Commun va subir un coup d’arrêt : les Hollandais, et avec quelques nuances les Belges et les Allemands, sont d’accord pour freiner son développement afin de donner aux Anglais le temps de s’adapter. Et puis, il y aura contre la France quelques petites représailles. Les Cinq se refusent à la suivre pour réglementer ou limiter les investissements américains chez eux. Les décisions en suspens sur la politique agricole commune qui nous intéressent en priorité seront ajournées. L’association des pays africains d’expression française ne sera pas encore paraphée. Les rapports de la Communauté avec l’Algérie et les autres pays du Maghreb seront examinés ultérieurement. Sur tous ces points, les avantages acquis ou sur le point de l’être par la France seront remis en question ou différés.

 

En Italie

L’Italie de son côté qui n’est pas tendre à l’égard de notre politique, ne manquera pas de tirer parti de la brouille avec l’Angleterre. La visite de MacMillan à Rome, celle annoncée de Kennedy rapproche l’Italie des Anglo-Saxons ; cela permettra aux Italiens de se substituer à la France pour les fournitures où ils sont bien placés et de se dégager avec profit des obligations que la coopération des Six leur imposait. Le boycottage des produits français, primeurs, vins, articles de mode et artisanaux en Angleterre est pour l’Italie une opportunité à saisir.

 

 

Et les Soviets

Même les Soviets et leurs satellites, plutôt que de se réjouir de la discorde entre Occidentaux comme on s’y attendait, mettent en mouvement la propagande contre le Traité franco-allemand. Les notes pleuvent. Sans doute cela prouve qu’un rapprochement avec Moscou n’est pas en vue. Krouchtchev l’a expressément repoussé avec dédain. Mais il en profite pour chercher à séduire les Anglais par de fructueux échanges commerciaux. Une délégation massive d’industriels anglais était à Moscou ces jours-ci, et Harold Wilson va s’y rendre. On aurait cherché à se mettre l’univers à dos qu’on n’aurait su mieux faire. Ce n’est pas hélas la première fois. Non  pas, répétons-le, pour avoir barré l’accès de l’Angleterre au Marché Commun, mais par la manière de l’avoir fait.

Nous n’avons jamais été partisans de cette pénétration britannique, et d’ailleurs nous n’y avons jamais cru. Il y avait encore assez de gros obstacles pour arriver, sans rien brusquer, à une solution provisoire, à un compromis transitoire du genre de celui que les autres Cinq cherchent maintenant à trouver. Ce qui est grave, c’est d’avoir terni l’image de la France, réveillé de vieux soupçons, enchanté des adversaires, alors que la majorité des peuples ne demandaient qu’à l’aimer.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1963-02-16 – Événements d’Irak

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Le Courrier d’Aix – 1963-02-16 – La Vie Internationale

 

Les Événements d’Irak viennent à point pour détourner l’attention des conséquences de la rupture de Bruxelles.

 

Le Coup d’État en Irak

Les faits sont simples : le général Kassem a été renversé et assassiné par les officiers qui l’avaient aidé à renverser et à assassiner le Roi Fayçal et son ministre Nouri Saïd en 1958. Les causes et origines du coup d’Etat sont, par contre, complexes et obscures. Comme toujours, dans les bouleversements du Moyen-Orient, les influences étrangères ont joué. C’est Kassem lui-même qui, dans une interview précédant de peu sa mort, nous en donnait le fil. Il venait de se découvrir un subit amour pour la France, après l’avoir tant dénigrée. Il n’accusait plus l’Angleterre, ancienne puissance protectrice qui exploité la majorité des puits pétroliers, et dont Fayçal et Nouri Saïd étaient les créatures ; ses ennemis d’hier étaient Nasser et les Américains. Il devait le savoir mieux que personne. Effectivement, les officiers qui viennent de prendre le pouvoir passent pour pronassériens. On illumine au Caire.

Après le Yémen, Nasser gagne un pion en Irak et en Syrie, un complot pronassérien gronde. De là à croire que la République Arabe Unie avec Le Caire pour capitale refera l’unité arabe, il y a plus d’un pas. Les pro-nassériens d’aujourd’hui seront peut-être les anti-nassériens de demain comme feu Kassem lui-même, et les Irakiens n’en sont pas à un coup d’Etat près, les Syriens non plus.

 

La Misère d’un Pays Riche

A l’arrière-plan, il y a là comme ailleurs, la misère du pays, aggravée depuis quatre ans par les travaux somptuaires, la corruption et les dépenses militaires. Nouri Saïd et les Anglais avaient bien administré le pays grâce aux redevances pétrolières, le niveau de vie s’était élevé, la modernisation avait progressé. La liberté n’avait apporté que la discorde et le gaspillage, et les masses enflammées d’abord par Kassem l’avaient peu à peu abandonné. La révolte kurde ajoutait aux difficultés.

 

La Politique Américaine en Orient

Les événements d’hier ont inquiété Londres et aussi Paris, à cause de notre part dans les pétroles irakiens ; Moscou est perplexe, car la nouvelle révolution est pour l’instant anti-communiste. A Washington par contre, on reste calme. Il est certain que depuis le désastre de Suez en 1956 les Américains ont joué la carte Nasser. Malgré ses relations avec Moscou, en dépit de son antiimpérialisme véhément, les États-Unis n’ont cessé de l’arroser de dollars.

Leur calcul est complexe, le voici : Sans notre aide pensent les Américains, Nasser tôt ou tard serait à son tour victime d’un complot. Les Russes peuvent lui fournir des armes démodées et construire au ralenti le barrage d’Assouan, ils n’ont pas les moyens de faire pour l’Egypte ce qu’ils essaient à Cuba ; quel que soit le régime, l’accroissement de la population sur l’étroite vallée du Nil empêchera l’Egypte de se développer sans une assistance que seuls nous pouvons fournir. Nasser ne peut donc faire un politique contraire à nos intérêts, c’est-à-dire écraser Israël que, d’ailleurs, nous armons par précaution, ni s’emparer des pétroles que nous tenons en Arabie Saoudite. On l’a vu au Yémen quand Sellal a parlé de renverser les souverains arabes Saoud et Hussein, les Américains ont fait une démonstration aérienne à Ryad et un exercice avec les parachutistes du Souverain. Par contre, ils ont reconnu le gouvernement révolutionnaire du Yémen comme ils reconnaîtront celui de Bagdad.

Il est en effet fort important pour la politique de Washington d’être du côté des peuples asservis contre les féodaux, sauf bien entendu ceux qui tiennent les pétroles. Nasser, Sellal, l’unité arabe, le socialisme arabe même, les soutenir, cela fait bien à l’O.N.U. surtout quand ces mouvements sont, ou se disent anticommunistes. Auprès des Afro-asiatiques les Américains demeurent les  champions de la liberté des peuples même si leurs chefs, comme Nasser n’y manque pas, les couvrent d’imprécations. Cela n’a pas d’importance, ce qui compte c’est qu’ils soient anti-colonialistes, qu’ils ne s’allient pas aux Soviets et qu’ils respectent les intérêts économiques des Etats-Unis, ce que Nasser est obligé de faire. Celui-ci sait fort bien à quoi s’en tenir, et même si Damas et Bagdad retrouvent des régimes qui se réclament de lui, cette alliance n’ira pas plus loin que les proclamations. Les intérêts nationaux et les antagonismes profonds ne laisseront à l’Egypte qu’une suzeraineté nominale qui à l’occasion comme sous Kassem, pourra redevenir une rivalité. Mais le prestige a son prix, surtout en Orient.

 

Les Complots en Afrique Noire

Ces complots et ces coups d’Etat militaires qui se sont succédé en Moyen-Orient en Egypte, en Syrie, au Yémen, en Irak, depuis la décolonisation et qui par contagion ont gagné la Turquie et gagneront peut-être demain l’Iran et le Liban, l’Afrique noire semble sur le point de les subir. La liberté pour ces pays, c’est surtout la rivalité des factions. Assassinat de Sylvanus Olympio au Togo, complot avorté contre Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, contre Tubman au Libéria, contre Senghor au Sénégal et semble-t-il contre Hamani Diori au Niger ; la liste n’est pas close car au Soudan, au Dahomey, au Cameroun, au Congo Brazzaville, au Gabon , au Nigéria, au Ghana même, l’homme au pouvoir ne dort pas tranquille. Les rivalités de clans s’exaspèrent. Les Américains entraînent la police contre la subversion et les Russes l’organisent. A cela s’ajoute un conflit de générations.

Les jeunes noirs évolués, éduqués à Paris, à Londres ou bien à Moscou ou à Pékin, mais surtout ceux qui viennent d’Occident, guettent l’heure de s’emparer du pouvoir. Les hommes en place qui ont fait leur carrière comme parlementaires ou ministres en France, sont pour eux des néocolonialistes. Leur indépendance n’est qu’une façade. Les jeunes feront la vraie révolution avec l’aide qui s’offrira, soviétique ou américaine qu’importe pourvu qu’on prenne les places. Le Maghreb arabe n’est pas plus solide. La conférence actuelle de Rabat ne consolidera pas les pouvoirs et ne fera pas l’unité. Bourguiba a été bien près de la chute. Ben Bella n’en a pas fini avec ses militaires et le roi du Maroc a fort à faire avec l’opposition.

Tout cela n’était pas difficile à prévoir. Déjà le Congo ex-belge donnait une idée de ce qui pouvait advenir, et le départ de Tchombé ne donne nullement l’assurance de l’unité et de l’harmonie de ce vaste territoire. Les Américains et l’O.N.U. n’y croient guère. Ils avouent que leur tâche est loin d’être achevée. Les dirigeants noirs qui, pour la plupart, ne changent ni d’expérience, ni de sagesse, se rendent compte que le passage de la tutelle européenne à l’indépendance est pour eux une épreuve quasi insurmontable. Certains, comme ceux de son ancienne possession, le pressentaient et auraient souhaité une transition plus ou moins longue. Mais le cours de l’histoire, n’est-ce pas, ne permettait pas les demi-mesures, même si le chaos s’ensuit.

 

Les Conversations Franco-Espagnoles

Comme prévu, les conversations franco-espagnoles ont tourné court, ou plutôt se sont estompées avec discrétion. Les violentes réactions de par le monde contre la politique française ont incité Madrid à la prudence. Avons-nous obtenu d’utiliser des bases aux Canaries et au Sahara espagnol, ou bien, à Washington, a-t-on fait savoir à Franco qu’il était urgent d’attendre, on ne sait. Il était étrange pour ne pas dire plus, de solliciter des Espagnols l’accès aux territoires qu’ils ont conservé en substitution de ceux que la France avait abandonnés. En politique il faut s’attendre à tout.

Après l’éclat de Bruxelles on s’efforce de calmer les colères. Le Chancelier Adenauer, au Bundestag, a été d’une adresse admirable. Tandis qu’Erhard, jetant les dés dans un mouvement qui pourrait bien lui coûter la Chancellerie, voulait faire dépendre la ratification du Traité franco-allemand de la reprise des négociations avec l’Angleterre et se disait prêt à former un gouvernement de coalition avec les Sociaux-démocrates, Adenauer avec autorité rassurait tout le monde, Anglais, Américains et Français, ses amis et ses adversaires, les députés qui ne demandaient pas mieux. Il n’est pas sûr qu’il abdique en septembre. Souhaitons qu’il demeure.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1963-02-09 – La Rupture

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Le Courrier d’Aix – 1963-02-09 – La Vie Internationale

 

Après l’Échec de Bruxelles

Après la tempête de Bruxelles, un temps de réflexion. Le contrecoup immédiat est surprenant : M. MacMillan, harcelé de tous côtés, accablé d’échecs, est redevenu populaire ; son négociateur, M. Heath, critiqué d’hier, a été acclamé aux Communes. Pour un temps sans doute bref, l’union nationale s’est faite en Angleterre et la bourse de Londres, contre toute attente, a monté. Ce qui montre que dans l’ordre économique, l’entrée dans le Marché Commun n’était pas un problème vital ; le calme des autres places indique que pour l’Europe continentale avantages et inconvénients s’équilibraient. Le drame donc n’est pas là.

 

L’Avenir de l’Esprit Européen

Ce qui est touché, c’est l’esprit européen qu’on s’était efforcé de créer. Le Marché Commun n’était pas autre chose, et le Dr Erhard a raison de dire qu’il n’en reste plus qu’une bureaucratie. Les institutions résistent à tout, même à l’effacement des raisons pour lesquelles on les avait établies. Il y a à Bruxelles deux mille deux cents fonctionnaires dont les intérêts sont bien protégés. La machine tournera, en attendant des temps meilleurs. Grâce à cette permanence, on évitera un éclatement de la Communauté des Six, qui, sans cela, était probable. Ceux qui ont entrepris il y a dix ans, de faire l’Europe, n’ont donc pas eu tort de commencer par créer des organismes. Normalement, pour réussir, il aurait fallu d’abord harmoniser entre les partenaires, la fiscalité, la monnaie, les conditions du travail, le code et les tarifs douaniers ; bref, établir les règles d’une unité, les institutionnaliser ensuite. Il est probable qu’on n’aurait pas abouti. Malgré l’échec d’hier, on peut espérer repartir un jour. Réflexion faite, c’est ce qu’ont décidé les Cinq, MacMillan l’a souligné au cours de son voyage à Rome.

 

Le Rôle du Marché Commun

Dans un récent article, le journaliste américain Joseph Alsop rapporte qu’au cours d’un récent entretien avec M. Pompidou, celui-ci lui a déclaré que les progrès remarquables de l’Europe continentale doivent être attribués à des causes économiques classiques, et que le Marché Commun n’y était pour rien. L’aveu est de taille et plutôt inquiétant après tant d’affirmations contraires. Nous n’avons jamais dit autre chose ici. Matériellement, la phase d’expansion se serait développée parce que c’était l’heure. Il en sera de même si demain, cette poussée retombe. Par contre, l’idée du Marché Commun a puissamment contribué à fortifier le mouvement. Elle a donné de l’élan aux initiatives, coordonné les efforts des entreprises privées dans toute la communauté, et si ce facteur psychologique disparaît, cela peut transformer en dépression le temps de pause qui suit généralement les progressions rapides.

 

Les Raisons de la Rupture

On s’interroge partout sur les motifs qui ont décidé le Chef de l’Etat français à briser les pourparlers entre l’Angleterre et les Six. Les uns donnent la prépondérance aux raisons économiques, les autres aux politiques.

Les économiques d’abord, sont évidentes : depuis deux mois les exportations françaises fléchissant, la balance commerciale accuse un déficit qui s’ajoute au déclin de nos ventes dans nos anciennes possessions d’Outre-Mer, ce qui s’explique par la hausse de nos prix devant une concurrence accrue. Les facilités, mêmes légères, que l’industrie britannique aurait obtenues auraient accusé cette tendance. Certaines branches de notre économie se sentaient menacées surtout si avec l’Angleterre plusieurs de ses associés, Scandinaves et Commonwealth accédaient plus aisément à notre marché ; la papeterie, la construction mécanique, la sidérurgie, la chimie organique, l’aluminium entre autres.

D’autre part, le fragile accord établi entre les Six l’an dernier à l’avantage de notre agriculture risquait, et risque encore d’ailleurs, de rester inapplicable. Nos partenaires africains de leur côté voulaient consolider les préférences si difficilement acquises et pas encore ratifiées. Le tout constitue un faisceau de pressions qui, devant une situation générale moins favorable, s’exerçaient très puissamment. Elles ont joué, mais n’auraient pas suffi à précipiter une décision aussi brutale.

 

L’Entrée de l’Angleterre bouleversait les Structures du Marché Commun

Un autre motif, celui qui nous a toujours fait douter de l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun, c’est qu’il en aurait bouleversé les structures, qu’il l’aurait dilué dans un ensemble trop vaste pour qu’il conserve son sens et son but. C’était bien l’intention des Anglais : n’ayant pu ni l’empêcher de naître et ayant échoué à lui opposer une association rivale l’E.F.T.A., ils pensaient, en y entrant, le rendre inefficace, pour mieux dire inoffensif. Paradoxalement, ils viennent de réussir justement parce que la France leur refuse l’entrée. L’éclat de Bruxelles, en opposant la France à ses cinq partenaires, a brisé le ressort du Marché Commun et peut-être l’a désagrégé.

En mettant les choses au mieux, il l’a stoppé pour un temps. Mais cette crise n’est qu’un aboutissement : depuis un an, l’harmonie entre les Six ne régnait plus. La Hollande surtout suivait à contrecœur, les Allemands craignaient qu’on ne leur impose une planification à laquelle ils répugnent. Le tollé d’hier contre la France n’a fait qu’expliciter ce malaise. Le Marché Commun présentait trop d’avantages pour la France, et seule l’Angleterre pouvait l’empêcher d’imposer ses vues.

 

Les Motifs Politiques

Il y a enfin ceux qui donnent la priorité aux motifs politiques, et leur opinion a son poids ; le coupable, c’est l’atome ; l’étincelle, l’accord anglo-américain à Nassau ; le Général de Gaulle, disent-ils, pense que la force atomique est aujourd’hui le signe et le moyen de la puissance. Sans elle, on est sans voix dans le chœur diplomatique. Les Anglais, avant Nassau et l’affaire du Sky-Bolt, l’avaient. Ils détenaient les secrets que les Etats-Unis leur avaient confiés. Si l’Angleterre voulait les partager avec la France, si elle s’associait à la France, comme elle le fait pour l’avion supersonique Concorde, pour constituer un arsenal atomique efficace, indépendant de celui des deux Géants, alors on pourrait s’entendre pour ouvrir aux Britanniques les portes du club européen. Mais puisque les Anglais ont préféré renoncer à leur autonomie nucléaire, qu’ils se sont soumis au monopole américain, alors brisons là ; la France poursuivra seule son entreprise et si les Allemands peuvent l’y aider, on resserrera l’alliance.

Cette explication concorderait avec le déroulement antérieur des événements. Pendant un an et demi, la France a participé aux pourparlers de Bruxelles et au début tout au moins, a encouragé l’Angleterre à les poursuivre. Elle n’a posé aucune objection préalable alors que les raisons pour le faire ne manquaient pas. Elle n’a pas averti l’Angleterre de son opposition au cours de ces derniers mois, ce qui eut été d’une correction élémentaire. L’éclat de Bruxelles aurait donc été dicté par un événement de dernière heure, l’accord de Nassau.

Au surplus, cette explication nous semble correspondre mieux à la psychologie du Chef de l’Etat. On lui prête à l’étranger surtout des desseins à longue portée, une politique arrêtée à l’avance vers des buts précis par-delà les incidences quotidiennes, et ses écrits en effet semblent justifier cette impression. Mais si l’on reconstitue au cours des années les attitudes diverses et souvent contradictoires de sa conduite, on reconnaît que les circonstances l’ont souvent modifiée et parfois dominée. Si certaines idées d’ordre général demeurent constantes, les moyens de les réaliser varient, ce qui rend ses décisions imprévisibles et souvent difficiles à expliquer, comme ce fut le cas à Bruxelles.

 

Les Pourparlers Franco-Espagnols

De même, les diplomates ont été intrigués par le tour pris ces derniers temps dans les relations franco-espagnoles. Visites successives de Ministres français à Madrid, conversations d’État-Major faisant suite au Traité franco-allemand. Les spéculations vont bon train.

Manœuvre diplomatique ou tournant politique ? Le Général Franco est fortement lié aux Etats-Unis et négocie précisément en ce moment le renouvellement de l’accord relatif aux bases américaines en Espagne. Il compte en tirer le maximum d’avantages financiers et politiques. Un rapprochement spectaculaire avec la France lui donne des atouts dans la négociation, à l’heure où les relations franco-américaines sont tendues. Sans doute Franco veut-il forcer son entrée dans l’O.T.A.N., pour lequel le consentement de la France est indispensable à l’association au Marché Commun que la rupture de Bruxelles faciliterait. Faut-il voir au-delà ?

L’Espagne dont les progrès économiques sont sensibles doit pour les étendre sortir de son isolement et s’intégrer plus ou moins à l’Europe. Si elle y réussit, ce succès serait décisif pour le régime. Franco est assez habile pour se servir des chances qui s’offrent au-delà des Pyrénées, sans pour cela indisposer les Etats-Unis dont l’aide est indispensable, ni l’Angleterre qui est le principal client de l’Espagne. En même temps qu’il accueillait les Ministres français, il envoyait à Londres son Ministre de l’industrie, Franco ne lâchera pas la proie pour l’ombre. Il l’a montré au Maroc et ailleurs.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1963-02-02 – La Crise de Bruxelles

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Le Courrier d’Aix – 1963-02-02 – La Vie Internationale

 

La Crise de Bruxelles

Nous avions espéré que les polémiques soulevées par le refus de la diplomatie française d’admettre l’Angleterre dans la Communauté Européenne s’apaiseraient. Il n’en est malheureusement rien. La discorde s’est amplifiée à la suite de la signature de l’alliance franco-allemande à Paris, du différend franco-américain qui s’est étendu de la force de frappe nucléaire indépendante, opposée par la France aux plans des Etats-Unis de force multilatérale dans le cadre de l’O.T.A.N. aux questions de tarifs douaniers, et enfin aux constitutions de sociétés américaines en France. Le discours de MacMillan à Liverpool, la conférence de presse de Kennedy, sa lettre à Jean Monnet, le violent discours de Spaak à Bruxelles contre l’attitude française, la prise de position critique de Fanfani à Rome, tout cela a précipité le Monde libre dans un désarroi qui a enflammé les opinions publiques. Espérons que les diplomates seront assez habiles et d’assez de sang-froid pour éviter que la crise ne devienne irréparable. Personne cependant ne s’en dissimule la gravité.

Nos lecteurs comprendront l’embarras d’un chroniqueur qui entend juger des événements avec sérénité, de paraître prendre parti dans une discussion où les amours-propres nationaux s’affrontent, où selon l’adage beaucoup pensent « que mon pays ait tort ou raison, c’est mon pays, je l’approuve ». Instruire en s’élevant au-dessus des polémiques et des passions, sans choquer personne, la tâche est ardue.

 

Quelques Remarques

Nous nous bornerons donc, sans descendre dans l’arène, à quelques remarques : les Anglais, les Américains, pour ne pas dire tous les étrangers, ont exalté le Général de Gaulle quand il faisait la politique qui servait leurs intérêts. Ils ont par là gonflé son prestige auprès des Français, même de ceux qui, jusque-là, suivaient avec inquiétude son action. Le dernier plébiscite et les récentes élections l‘ont prouvé. La liquidation précipitée de notre domaine d’outre-mer, l’abandon de l’Algérie, faisaient l’affaire de tous ceux qui n’avaient pas ou n’avaient plus de possessions extérieures.

Les Américains, en particulier, cessaient d’être alliés d’une puissance coloniale, ce qui gênait leur politique auprès du Tiers-Monde dont ils cherchaient la faveur. Le retrait de la France leur donnait de plus la faculté d’étendre leur influence et d’implanter leurs agents et leurs affaires dans tous ces pays et ils n’y ont pas manqué avec une hâte et une diligence dont nous pourrions donner maints exemples. L’œuvre accomplie, ils s’insurgent parce que le chef de l’Etat Français cherche, à tort ou à raison, à donner à son pays dans le cadre européen où il est désormais enfermé une prépondérance perdue en tant que puissance mondiale. Que cela puisse irriter, susciter des appréhensions, contrecarrer des plans, compromettre même l’intérêt général, il est difficile de le contester. Raison de plus pour faire preuve de compréhension et de patience et s’abstenir de pousser au drame. C’est en des heures semblables que le président Eisenhower eut été précieux.

 

Les Contradictions de l’Attitude Anglaise

Quant à MacMillan qui a pris la conférence de presse du 15 janvier comme une injure personnelle, il avait eu tout le temps de reconnaître que sa demande d’adhésion au Marché Commun se heurtait à des difficultés insurmontables. N’oublions pas que feu Hugh Gaitskell avait laissé entendre qu’il se réservait, une fois venu au pouvoir, de dénoncer l’accord qui lierait l’Angleterre au continent, que beaucoup de Conservateurs l’auraient suivi,  que la grande majorité des pays du Commonwealth étaient franchement hostiles, que l’opinion  anglaise l’était également en majorité. Enfin que s’il avait l’appui des Américains sur ce point, il avait vu dans l’affaire du Sky-Bolt que Kennedy, sur d’autres, ne tenait pas grand compte de l’amour-propre et des intérêts britanniques. Aujourd’hui tous les partis anglais, même les Travaillistes, sont contre la France, comme si elle avait trahi leur confiance. C’est pur nationalisme.

 

L’Aspiration à l’Unité

Troisième remarque : cette levée de boucliers générale à l’étranger contre la politique extérieure du Général de Gaulle et sa conception de l’avenir européen a des justifications plus sérieuses. Dans tous les pays, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est, et particulièrement dans la jeunesse, un idéal s’est affirmé pour transcender les nationalismes exclusifs du passé, pour étendre la collaboration entre les nations jusqu’à effacer, sinon leurs frontières, du moins les obstacles qu’elles dressent à l’échange des biens et des idées.

C’est un mouvement profond, chimérique peut-être, mais sincère. Même les peuples nouvellement indépendants en prennent conscience, en Afrique noire particulièrement. On voudrait que les nations renonçant à leurs particularismes, cessent de marchander de petits intérêts et les sacrifient pour le bien commun. Cet idéalisme, ç’en est un, ne tient pas compte des réalités qui sont parfois importunes, mais il se révolte contre tout ce qui paraît un retour au passé, aux antagonismes déchirants qui fatalement engendrent des conflits. Et puis, il y a l’arme nucléaire qui plane sur toutes les têtes et l’on n’admet pas que ceux qui ne l’ont pas encore veuillent en disposer pour des raisons de prestige, pour donner à une nation le droit de s’affirmer à l’écart des autres et peut-être de s’en servir pour les dominer.

 

L’Alliance Franco-Allemande

Enfin, cette alliance franco-allemande, en principe ouverte à tous, ne séduit personne et inquiète beaucoup. La réconciliation était chose faite. Robert Schuman et Adenauer l’avaient scellée. Il suffisait de l’entretenir. Point n’était besoin d’en faire un instrument politique, encore moins militaire. Les  Allemands d’ailleurs, à quelque parti qu’ils appartiennent, en sont indisposés et il est peu probable, même si les Accords de Paris sont ratifiés par le Bundestag, que l’esprit et même la lettre en survivent quand le vieux Chancelier sera parti.

Nous espérons que devant l’isolement où se trouve la France, dans le complexe international – isolement qui, nous l’avons souvent fait remarquer, n’a cessé d’être perceptible depuis quatre ans, – une formule d’apaisement interviendra qui sauvera la face. Sinon, si la petite guerre des Chancelleries se prolongeait, la France n’a pas les moyens, à moins de s’isoler tout-à-fait, de résister aux pressions concertées, politiques et surtout économiques, auxquelles elle serait soumise. On voit déjà par le recul de la Bourse de Paris que ce baromètre est au mauvais temps ; les intérêts, petits ou grands, prendraient peur et le régime n’y survivrait pas, car il est plus soutenu par la prospérité que par les vastes desseins et les vues historiques. Il est temps d’y réfléchir.

Nous comprenons que ces remarques ne rencontrent pas que des approbations. Il nous a semblé qu’elles demeuraient dans le cadre de l’objectivité. Notre pays est en ce moment soumis à une épreuve. Elle n’est tragique que dans la mesure où les hommes d’Etat la font telle. Elle était en tout cas bien inutile.

L’avenir de la France est dans son rayonnement spirituel, dans la qualité de son travail comme de sa culture, non dans une volonté de puissance qui, lorsqu’on évalue le rapport présent et futur des forces sur la planète, apparaît chimérique et même ridicule. Ce sont ces valeurs morales qu’il fallait avant tout préserver. On les compromet en soulevant contre la France toutes les suspicions et les rancœurs assoupies.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1963-01-26 – La Discorde devient Crise

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Le Courrier d’Aix – 1963-01-26 – La Vie Internationale

 

Aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, la discorde devient crise. A Bruxelles, la rupture des négociations entre les Six et l’Angleterre met en question l’unité européenne, l’avenir du Marché Commun et même l’Alliance Atlantique. A Berlin-Est, le Congrès des Partis communistes a donné au conflit russo-chinois une consécration spectaculaire.

La première, sur laquelle la responsabilité française est lourdement engagée, si l’on en juge par les réactions britanniques et celles de nos cinq partenaires de la petite Europe, soulève trop d’émotions passionnées pour qu’on puisse juger des conséquences. Il est préférable d’attendre que les rancœurs s’apaisent. Au contraire, ce qui se passe à l’Est marque un tournant décisif de la politique soviétique qu’il est de la plus haute importance d’apprécier dès maintenant.

 

Le Congrès Communiste de Berlin-Est

A Berlin-Est donc, s’est réuni le Congrès communiste. Krouchtchev y a prononcé un discours fleuve et le délégué chinois, hué par tous les autres participants, a riposté avec toute la violence qu’on attendait. Le schisme est patent, mais non pas la rupture. Krouchtchev, comme nous nous y attendions, a pris soin de l’éviter. Il s’est opposé à la réunion d’un conclave qui aurait réuni les quelques 80 Partis communistes du monde, comme le demandaient les Chinois. Selon lui, cela n’aurait fait qu’accentuer les antagonismes et il convient, au contraire, que les esprits se calment. Les querelles se perpétueront à l’intérieur des Partis, sans éclat ni excommunication officielle.

 

Le Sens de la Réconciliation avec Tito

Rupture mise à part, Krouchtchev n’a rien fait pour atténuer les divergences. En se réconciliant avec Tito, en invitant ses représentants au congrès berlinois, il a voulu marquer que le Parti yougoslave était non un révisionniste, mais un membre de la famille marxiste-léniniste. Sans doute des divergences doctrinales subsistent, mais il faut laisser à chaque parti frère le soin d’adapter son action aux circonstances. Tito neutraliste qui reçoit l’aide américaine, n’est pas pour cela un renégat. On comprend l’exaspération des Chinois et l’éclat du délégué Wu contre la clique de Tito. C’est toute la politique du communisme qui est en cause.

 

La Nouvelle Orientation des Soviets

Voici pourquoi : Après son échec à Cuba, Krouchtchev a compris qu’il ne pouvait compter sur la faiblesse américaine pour avancer vers la domination mondiale. A Berlin, comme ailleurs, il faut s’en tenir aux situations présentes, donc la coexistence pacifique n’est pas seulement un slogan, mais une nécessité pressante. Si l’on ne peut plus, sans risquer la guerre, entamer les positions occidentales, il faut, pour progresser, employer d’autres moyens. Lesquels ? La compétition économique, l’espoir de rattraper l’Occident dans la course au mieux-être des masses est pour le moment perdu : l’écart, loin de se combler, s’accentue. Les Partis communistes d’Europe occidentale le savent. On l’a vu quand les communistes italiens ont reconnu les aspects positifs du Marché Commun pour leur pays. Pour sortir de leur isolement, il faut qu’ils évoluent en se conciliant ceux qu’ils avaient combattu jusqu’ici, l’artisanat libre et la petite industrie. C’est ce qui se passe en Emilie, par exemple, la province rouge d’Italie. Pour eux donc, la planche de salut, c’est l’arrêt de toute action révolutionnaire et la recherche d’une formule démocratique du type front populaire. En politique étrangère, ce n’est plus l’allégeance sans condition à Moscou, mais l’orientation prudente vers le neutralisme. Krouchtchev a parfaitement compris cette exigence, et c’est pourquoi il s’est réconcilié avec Tito. Par-là, il a voulu montrer qu’on pouvait demeurer communiste, sans s’aligner sur la tactique soviétique aussi bien en politique économique et sociale qu’en politique étrangère.

 

La Politique Titiste

Tito a si bien maintenu la propriété privée qu’il y a eu ces derniers temps une grève des artisans en Yougoslavie pour protester contre les impôts que l’Etat exige des travailleurs libres. Mieux encore, un décret de Tito autorise les étrangers à acquérir des biens fonciers et les Sociétés étrangères à se consacrer à des constructions utiles au développement du pays, notamment en faveur du tourisme. Ce n’est pas le retour au capitalisme que stigmatisent les Chinois, mais un simple opportunisme. Impuissante sur le plan militaire comme dans l’ordre économique, la politique soviétique se fait opportuniste. Tant pis pour la doctrine, pourvu qu’on ne se coupe pas des masses et qu’on puisse s’infiltrer, peu à peu, par des alliances, jusque dans les rangs du pouvoir. On voit par là que le conflit idéologique avec la Chine a été habilement calculé par les Russes indépendamment de la rivalité bien concrète, elle, des deux impérialismes.

En effet, les discussions actuelles dans le camp occidental donnent à cette politique de la coexistence pacifique et du pluralisme communiste étendu aux neutralistes une chance exceptionnelle. Cela pourrait permettre un dialogue entre les deux Allemagnes et même avec les Travaillistes anglais quand ils seront au pouvoir. Feu Hugh Gaitskell n’allait-il pas se rendre à Moscou avant sa maladie ? Et même on se sert des artistes : Evtouchenko, le poète à la fois rebelle et officiel, fait sa tournée des capitales occidentales et serre la main de Krupp. Tous les moyens sont bons, même les sourires et les hommages au Pape, pour présenter un communisme pacifique, progressiste et éclectique aux Occidentaux qui se querellent. Si par surcroît comme il se pourrait, une crise économique en Occident venait à décevoir les plans d’expansion et créer un malaise social, les chances de succès apparaîtraient. L’habileté de Krouchtchev a été de savoir utiliser, et son échec à Cuba, et son conflit avec la Chine pour prendre un tournant qui peut être avantageux si les circonstances s’y prêtent. Savoir tirer parti de ses erreurs et de ses difficultés, c’est, quoiqu’en pense Chou en Laï, de l’authentique léninisme.

 

Les Causes Économiques de la Querelle du Marché Commun

Quant à la querelle du Marché Commun, de l’admission de l’Angleterre et d’autres, elle est bien plus économique que politique, malgré l’apparence. Allons au fond des choses : l’expansion économique que l’Europe continentale et le Japon viennent d’accomplir, n’est que pour une bien faible part l’œuvre des dirigeants du Marché Commun, ou des plans successifs que l’on vante. Le « miracle » italien s’est développé depuis trois ans au milieu de crises politiques, de l’antagonisme des partis et des dissensions internes de la Démocratie Chrétienne. L’orientation à gauche indisposait la bourse et les milieux d’affaires. Des grèves incessantes éclataient. L’expansion n’en a pas moins continué. Inversement, la stabilité britannique, la solide majorité conservatrice qui dure depuis onze ans, a été impuissante à secouer l’inertie de l’économie anglaise. L’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun n’y aurait probablement rien changé. En réalité, que ce soit en Europe, au Japon ou aux Etats-Unis, les économies s’essoufflent après une expansion trop rapide, ou bien ne parviennent pas à reprendre l’élan. Pour y porter remède, on a recours à des moyens divers, parfois contraires.

 

Le Programme de Kennedy

Aussi le président Kennedy choisit les réductions d’impôt et le déficit budgétaire. Il y a un an, il prévoyait un excédent de 500 millions de dollars ; en réalité, le déficit atteint près de neuf milliards, ce qui sera, dit Kennedy, sans importance puisque grâce à la reprise escomptée de l’activité, le déficit se résorbera plus tard de lui-même., la relance de l’économie devant regonfler les recettes. C’est possible, mais pas du tout certain.

 

Le Recul de la Consommation d’Acier

Quant aux plans, et particulièrement de notre IV° Plan, voyons plutôt ce qu’il en est de l’acier : il prévoyait pour 1965 une production de 25 millions de tonnes. Nous avons dit ici, à l’époque, combien ce chiffre était extravagant, alors qu’aux Etats-Unis, la consommation d’acier est stagnante depuis 1957 au-dessous de 100 millions. Qu’à cela ne tienne : on construit des usines chez nous et ailleurs, on emprunte des centaines de milliards. Résultat, notre production cette année, comme presque partout, est en baisse de 1,8% avec 17 millions 200.000 tonnes. Et comme les carnets de commandes se dégarnissent, voici que la C.E.C.A. est obligée de demander aux sidérurgistes européens de s’entendre, de constituer un véritable cartel pour réduire la production d’un commun accord, ces cartels honnis auxquels elle avait mission de se substituer. Voilà un organisme international qui a peu de chance. Après l’effondrement des prévisions sur le charbon en 1958, voici celui de l’acier. On se demande comment des hommes compétents, avertis, chargés de responsabilités, ont pu se laisser prendre de bonne foi à de pareilles perspectives alors que n’importe quel observateur, simplement au courant des données économiques, se demandait s’ils perdaient le sens. Il est bon que ces choses soient dites, même si, comme il est probable, cela n’y change rien. Ce qui est grave, ce sont les querelles internationales qui naissent, sans qu’on s’en rende compte, de ces erreurs d’anticipations dont on s’aperçoit, sans l’avouer, et trop tard.

 

                                                                                            CRITON