Criton – 1955-11-26 – Rétrospective

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Le Courrier d’Aix – 1955-11-26 – La Vie Internationale

 

Rétrospective

 

Des innombrables commentaires sur la Conférence de Genève, aucun ne s’accorde, pas même sur son échec complet qui est pourtant patent. On peut cependant donner déjà le sens que cette rencontre trouvera dans l’histoire. Mettons en lumière les points qui sont précisément ceux que l’on néglige.

 

L’Évolution de la Politique Soviétique

Entre la Conférence des quatre chefs de Gouvernement et celle qui vient de s’achever, il s’est passé beaucoup de choses à Moscou même ; la détente esquissée au printemps qui a eu son point culminant en juillet, avait rejeté Molotov dans l’ombre ; on l’accusait de poursuivre une politique négative, celle de Staline, et d’avoir abouti à l’isolement de l’U.R.S.S. ; d’abord au N.A.T.O., puis à ce qui allait être le Pacte de Bagdad, à la méfiance des pays arabo-asiatiques qui venaient de se préciser à Bandung, au réarmement de l’Allemagne occidentale, aux tentatives de révolte en zone soviétique, au relâchement de la discipline chez les dirigeants des satellites, particulièrement en Hongrie, au rapprochement de Tito avec la Grèce et la Turquie ; la diplomatie soviétique était suspecte et avait perdu tout crédit ; c’est alors que Krouchtchev et Boulganine ont inauguré la politique du sourire, et d’abord en rendant à l’Autriche la liberté promise depuis 10 ans.

Cette politique a dans une large mesure réussi. Le voyage en cours des deux chefs russes en Inde en marque l’aboutissement. La diplomatie russe a pris pied en Proche-Orient avec les accords de fournitures d’armes à l’Égypte. Le Président birman est allé à Moscou et va recevoir les Soviétiques ; l’équilibre diplomatique est assuré par la reprise des relations avec Bonn. Le réarmement allemand est à nouveau retardé.

 

Le Retour à l’Ancienne Politique

Ces succès enregistrés, Molotov a sans doute fait valoir le danger d’aller plus loin, surtout à l’égard des puissances occidentales. Celles-ci ont cru ou paru croire que l’on pourrait exploiter à fond la détente ; ils se sont trouvés à nouveau devant un mur alors que tout le monde pensait qu’à défaut de résultats précis, la détente pouvait se poursuivre parce que Moscou en avait besoin. Il n’en était rien. Ce sont les Russes qui cherchent à leur tour à isoler l’Occident de ce monde perméable et mouvant que sont l’Asie et l’Afrique. Les événements d’Afrique du Nord y ont considérablement  contribué ; l’action concertée contre la France a porté ses fruits.

Ce n’est pas la première fois que la politique soviétique se retourne brusquement ; qu’on se rappelle la disgrâce de Litvinov en 1937 et le retour en faveur de Molotov. On en verra d’autres, sans doute, peut-être avant longtemps.

 

Le Sommeil de l’U.E.O.

Ce qui nous conduit à rappeler combien les peuples et même les diplomates ont la mémoire courte. M. Mendès-France se plaint de ce que sa plus chère création, l’U.E.O. – Union de l’Europe Occidentale – à laquelle Eden avait promis de collaborer – manque de vie. C’était en effet le seul point marqué par sa politique. De l’Indochine et de la Sarre, il est préférable de ne point parler. Quant à l’Afrique du Nord, la seule excuse est sans doute que toute autre politique aurait abouti aux mêmes difficultés. Mais on se souvient qu’après l’échec si habilement organisé de la C.E.D., échec qui a tout affaibli le crédit de la France, c’est le « pas formidable » accompli par Eden d’associer, pour la première fois en temps de paix, l’Angleterre aux alliances du continent, qui avait paru sauver une situation inquiétante pour le Monde libre.

En fait, les Anglais n’avaient réellement promis qu’une chose : de maintenir sur le continent leurs quatre divisions aussi longtemps que l’Europe des Six le jugerait nécessaire. Ce qui ne changeait rien ; car, tant que les troupes américaines sont en Europe, il est impossible aux Anglais de retirer les leurs. Pour le reste, ils n’avaient promis que de participer aux conversations. Eden qui voyait que le rejet de la C.E.D. allait compromettre l’Alliance Atlantique, a voulu par un geste spectaculaire limiter les dégâts. Ce fut fort adroit de sa part et d’un effet moral certain. Mais, l’alerte passée, il ne reste pas grand-chose du « pas formidable ». L’U.E.O. avait pour raison d’être l’application du statut européen de la Sarre, autre chef-d’œuvre diplomatique. Le statut enterré, il ne reste qu’une institution vide.

 

Retour à l’Europe des Six

Evidemment, les Anglais pourraient lui rendre un sens, mais ils sont revenus petit à petit à leur politique traditionnelle : arbitrer les querelles du continent sans s’engager. On le voit également par la réticence dont ils font preuve seulement pour harmoniser leur action avec celle de la C.E.C.A. dans le domaine limité du charbon et de l’acier, de leur refus aussi de participer à une communauté atomique européenne à laquelle leur expérience donnerait tant de poids. Force est donc aux Européens s’ils veulent – et ils en sentent la pressante nécessité, – de s’unir, de le faire entre continentaux.

On en revient peu à peu à l’Europe des Six, sans la C.E.D., sans lien de supranationalité. M. Pinay, pas plus que quiconque, n’a d’autre choix : l’Europe des Six ou le statu-quo. De la politique de l’été 1954, il ne reste que le souvenir d’efforts stériles. En Sarre, comme en Europe, on repart d’où l’on était auparavant.

 

L’Impasse Allemande

Une autre erreur qui est habituelle, est d’attacher importance aux discours des hommes politiques qui ne sont pas au pouvoir, en Allemagne en particulier. Il est vrai que les Sociaux-Démocrates et d’autres, même les Libéraux, se prononcent contre la politique d’Adenauer et paraissent croire qu’on peut attendre quelque chose de négociations directes avec Moscou ou avec Pankow. Ce sont là des positions électorales. On ne semble pas prêter attention à ce mot récent de Krouchtchev : « On ne peut faire confiance aux Allemands ». Les Russes tiennent l’Allemagne orientale et ne la lâcheront jamais, à moins d’en être chassés ; ils n’en ont jamais fait mystère. Les Allemands qui paraissent croire le contraire ne sont pas sincères. Nous irons plus loin : quels que soient les hommes au pouvoir demain en Allemagne fédérale, ils seront contraints de faire, en réalité sinon en paroles, la même politique que le Chancelier. L’Allemagne de Bonn serait liée à l’Occident même si elle voulait s’en détacher, car il n’est même pas vrai que les Russes cherchent pour le moment et dans l’avenir probable à annexer toute l’Allemagne au communisme. Le satellite serait trop gros qui risquerait de dévorer les autres et même son maître.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-11-19 – Retour au Stalisme

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Le Courrier d’Aix – 1955-11-19 – La Vie Internationale

 

Retour au Stalinisme

 

On n’attendait pas grand résultat de la Conférence de Genève ; on s’accordait cependant à croire que l’U.R.S.S. chercherait à sauver les apparences, c’est-à-dire l’esprit de la rencontre de Juin dernier. Le ton acrimonieux des dernières séances rappelle plutôt la Conférence de Berlin. Molotov est redevenu ce qu’il fut depuis la fin de la guerre : tout s’y retrouve, le ton et la phraséologie de ses habituels discours. Il s’est passé à Moscou entre les dirigeants quelque chose d’imprévu.

 

Les Raisons de l’Échec de Genève

Molotov a convaincu ses mandants que sa politique avait jusqu’ici réussi et qu’il valait mieux demeurer dans la ligne de Staline. Les observateurs s’accordent pour dire que la position de Molotov, fortement ébranlée au printemps, est aujourd’hui plus forte que jamais. On dit encore que ce retour à la politique extérieure stalinienne a été imposé par les militaires qui se seraient montrés inquiets des effets de la détente sur le moral des troupes des Satellites : la période de détente avait permis à l’U.R.S.S. de ressaisir son audience diplomatique auprès des Neutres ; c’est chose acquise aujourd’hui.

Point n’est besoin de courir de risques en ouvrant davantage le rideau de fer. Molotov est convaincu que le temps travaille pour les Soviets. Il est à remarquer qu’en Italie, après les tentatives d’ouverture à gauche que nous signalions dans notre précédent article, des consignes de raidissement ont de nouveau été données au Parti communiste. Un changement d’orientation est indéniable. Pour le moment, le retour à la guerre froide est évident.

 

Conséquences pour l’Occident

L’Occident a-t-il lieu de s’en inquiéter ? La politique du sourire avait des avantages pour lui. Elle avait grandement contribué à la renaissance de la confiance et au développement des affaires ; le spectre de la guerre atomique avait cessé de hanter les esprits et le goût de l’entreprise, de l’investissement profitable, de l’épargne productive avaient retrouvé des stimulants. Ceux-ci seront-ils amenés à se contracter de nouveau ? Cela n’est pas sûr pour deux raisons : d’abord parce que l’on est aujourd’hui persuadé qu’une guerre atomique est impossible : ce serait une destruction réciproque aux conséquences imprévisibles. Aucun des deux camps ne songe à en courir le risque. D’autre part, les moyens dont disposent les autorités et les groupes financiers en accord avec elles pour conserver un courant favorable au maintien de la haute conjoncture sont étendus, multipliés et efficaces.

Aux Etats-Unis, l’accident du Président le 24 septembre et les mesures prises pour restreindre le crédit et tempérer le boom des affaires avaient provoqué un repli. Des mesures analogues anti-inflationnistes avaient été prises un peu partout, sauf en France. Depuis une dizaine de jours, les Etats-Unis ont renversé la tendance et la hausse a repris, malgré l’impression fâcheuse que laisse la Conférence de Genève. Même quelques succès spectaculaires des Démocrates aux élections locales du 9 novembre, n’ont eu aucun effet sur la tendance ; les records de production et d’investissement ont de nouveau été battus. Il sera évidemment difficile de maintenir indéfiniment ce rythme. Un accroissement de 9% du revenu national ne peut constituer une moyenne qu’on situe, au plus, entre 4 et 5. C’est ce que l’on s’efforcera de conserver en 1956, jusqu’aux élections de novembre.

 

Les Risques de la Détente

La politique du sourire présentait aussi des dangers pour l’Occident. Les divergences d’intérêts des puissances de la coalition atlantique sont si nombreuses et profondes que le relâchement de leur solidarité aurait fatalement été la conséquence d’une détente prolongée. Le retour au Stalinisme va les obliger à resserrer leurs liens. On en a déjà la preuve dans les relations franco-allemandes. Ni la France, ni l’Allemagne n’ont cherché à exploiter le résultat du plébiscite sarrois. On a, dans la mesure du possible, et même dans les Partis d’opposition, cherché à étouffer l’affaire. On est d’accord pour rechercher une formule de compromis afin de ne pas détériorer les relations entre les deux pays ; si l’on y est décidé, ce sera moins difficile qu’on ne le pense. Les Allemands n’ont pas un intérêt majeur à réannexer économiquement la Sarre ; cela leur donnerait plus de soucis que d’avantages, et les Sarrois tirent trop de profit de l’union douanière avec la France et l’Union française pour y renoncer par pure idéologie nationale. Les Etats-Unis auront à veiller plus attentivement à leurs positions stratégiques en Afrique du Nord et au Sud-Vietnam : les Anglais devront ne pas s’opposer aux Américains dans leur politique en Proche et Moyen-Orient. Mais c’est aux Neutres que la guerre froide profite le plus. Nasser et Tito ne seront pas fâchés du tour des événements. La rivalité des deux Blocs est une excellente affaire pour eux.

 

Les Soviets ont-ils Raison ?

Quant aux Russes, ont-ils dans leur propre intérêt raison de revenir à la politique négative de Staline ? De bons commentateurs le pensent ; la détente était pour eux une aventure ; elle rencontrait trop de sympathie dans la population. Le mouvement, en se précisant, pouvait échapper au contrôle du Kremlin. Surtout, il aurait amené des oppositions peut-être violentes au sein même du Parti. Les Satellites auraient repris espoir et relevé la tête. Les Soviets considèrent qu’en exploitant les courants nationalistes en Afrique et en Asie, ils accroîtront leur puissance, à mesure que les puissances dites colonialistes devront céder du terrain. Et ils escomptent toujours, malgré le démenti des faits, la crise économique qui doit ruiner le Monde libre.

L’Europe, pensent-ils, tombera comme un fruit mûr avec le développement des mouvements anticapitalistes. La faiblesse économique de l’Angleterre et de la France épuisée par ses difficultés outre-mer, contribuera aux mouvements de désagrégation interne. Et les Américains  s‘ils ont des soucis chez eux, abandonneront l’Europe à son sort. Tout cela n’est pas impossible, mais est fort loin d’être assuré.

 

La Fatalité du Totalitarisme

Nous pensons plutôt que le retour à leur politique habituelle est imposé aux Russes par leur régime même. Ils ont sans doute voulu sincèrement y échapper, certains du moins, reprendre place dans le monde civilisé, mais ils ont senti qu’ils ne le pouvaient pas. Un critique américain disait, en parlant des difficultés de l’Angleterre, que lorsqu’un pays a absorbé une certaine dose de socialisme, il est impossible de revenir en arrière, le poison, selon lui, faisant lentement son chemin : poison ou non, cela est exact ; ce l’est encore bien plus du totalitarisme une fois institué, il est impossible de l’assouplir ; tout au contraire, il faut, à chaque relâchement, dès qu’une détente gagne les populations, redonner un tour de clef plus serré qu’auparavant. Hitler et Mussolini en ont fait l’expérience, les Russes aussi à l’époque de la N.E.P. Il a fallu multiplier les contrôles, épurer, sévir.

Il y a là une fatalité interne que Karl Marx n’avait pas prévue parmi ses lois historiques. La dictature soviétique n’échappe pas à ce processus. Quand on songe à la façon dont les choses se terminent, on préfère espérer que le cours des événements sera, cette fois-ci, renversé.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1955-11-12 – Les Fronts Diplomatiques

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Le Courrier d’Aix – 1955-11-12 – La Vie Internationale

 

Les Fronts Diplomatiques

 

Il sera temps de commenter la Conférence de Genève quand elle aura déposé ses conclusions ; jusqu’ici l’optimisme de MM. Dulles et Molotov contraste avec le contenu des négociations. L’optimisme est un élément tactique. Il permet de rejeter au besoin sa déception sur l’adversaire. Mais Dulles, comme Molotov ont intérêt à conclure sur un communiqué qui portera toutes les apparences d’un demi-succès, Molotov parce qu’il veut récolter les fruits de la politique du sourire surtout auprès des Neutres, Dulles pour des raisons électorales. Le meilleur atout du Parti républicain aux élections de l’année prochaine est, après le maintien de l’actuelle prospérité, la perspective d’une ère de paix sans trouble majeur. En tout état de cause, Genève novembre 1955 ne sera qu’une étape, sans préciser trop vers quel achèvement. L’inévitable échec de la réunification de l’Allemagne fera paraître minces les résultats possibles sur les autres points à l’ordre du jour.

 

La Visite de Dulles à Tito

En réalité, l’intérêt est ailleurs. La politique de Genève est statique ou au mieux, celle du pas-à-pas ; la politique périphérique est au contraire la zone du mouvement. La visite de Foster Dulles à Tito pendant l’entracte de ces derniers jours est de grande importance. Elle avait été préparée par la mission de Georges Allen à Belgrade ; nos lecteurs savent que l’ambition de Tito est de dominer une fédération de l’Europe centrale et balkanique comprenant les satellites de Moscou ; un bloc de pays communistes, à sa manière pratiquant un neutralisme actif, c’est-à-dire indépendant, au moins en principe, de l’Est et de l’Ouest. Russes et Américains sont au fait de cette ambition ; pour se réconcilier avec Tito, les Soviets avaient cherché à flatter cet espoir ; on avait parlé d’un communisme non plus monolithique mais que chaque nation aurait le droit de concevoir à sa manière. Boulganine et Krouchtchev n’avaient pas précisé lesquelles de ces manières ils étaient prêts à autoriser. Aussi Tito ne s’était-il pas laissé prendre à des déclarations que les Russes n’avaient pas l’intention de traduire en promesses concrètes. Dulles est venu à Belgrade pour essayer d’intéresser Tito à une manœuvre qui consisterait à faire pression sur Moscou pour desserrer l’étreinte que l’U.R.S.S. maintient sur ses satellites.

En faisant ce geste, les Américains renoncent implicitement à la politique du « Roll-back », c’est-à-dire à la libération complète des satellites. Ils se contenteraient d’une autonomie relative qui aurait pour règle la non-ingérence des deux parties dans les affaires intérieures des satellites. Il n’est pas douteux que Tito est intéressé à cette politique qui est la sienne, mais il n’a guère d’illusion sur le pouvoir des Américains à la faire aboutir. Cependant, elle lui permet de tenir l’équilibre entre les deux Blocs et de tirer le maximum de leur rivalité en armements et surtout en aide économique dont la Yougoslavie, en mauvaise posture, a le plus urgent besoin. On ne peut refuser à Tito, piètre organisateur à l’intérieur, un don exceptionnel de politique. Son prestige à cet égard a réussi à masquer l’échec de sa planification économique.

 

La Nouvelle Tactique des Partis Communistes en Italie et en France

Une des raisons qui obligent les Soviets à conclure la Conférence de Genève de façon favorable, ou du moins de sauver les apparences, réside dans la nouvelle tactique imposée aux Partis communistes européens, italiens et français ; ce n’est pas pour rien que Nenni, l’allié socialiste des communistes italiens, est allé à Moscou. A son retour, le 26 octobre exactement, il s’est produit un événement qui a plongé la péninsule dans la stupeur. La Chambre avait discuté un projet de loi sur la compétence des tribunaux militaires. Socialistes et communistes unis qui l’avaient combattu avec acharnement, le votèrent comme un seul homme et apportèrent au Gouvernement Segni 103 voix qu’il n’attendait pas. Au Sénat, le lendemain, à propos de budget, ils s’abstinrent pour ne pas mettre le Gouvernement en difficulté.

Ces deux faits sont à rapprocher des votes communistes favorables au Gouvernement Edgard Faure à propos de l’Algérie et des élections anticipées ; d’une opposition systématique, on passe à l’abstention et même au soutien à l’occasion. De même que sur le plan international la tactique de Moscou passe de l’obstruction systématique à une méthode plus souple qui implique à l’occasion des concessions mutuelles, sur le plan intérieur on inaugure une politique de collaboration à éclipses, premier pas vers un retour à la collaboration avec pour fin lointaine le front populaire ou comme on dit en Italie, l’ouverture à gauche.

Cette tactique n’a d’ailleurs pas été très appréciée à Rome ; les Partis de coalition se sont méfiés et cela a peut-être, momentanément du moins, atténué leur désunion. En France, certains radicaux voient la manœuvre d’un œil plus favorable. Un homme ambitieux est encore plus capable que celui qui se noie de s’accrocher à un serpent. Moscou prépare discrètement son équipe à une rentrée en scène.

 

L’Afghanistan et la Birmanie

La politique russe est également très active en Asie. Les régions travaillées présentement, en dehors de l’Égypte et du Moyen-Orient, sont l’Afghanistan et la Birmanie. Moscou cherche avec prudence, comme l’avaient fait les tsars, à faire entrer l’Afghanistan dans sa zone d’influence. Le moment est favorable depuis que le pays est en conflit sur des questions de frontières avec son voisin le Pakistan, allié des Etats-Unis et signataire du Pacte de Bagdad. Le Président U.NU de Birmanie a fait une visite à Moscou pour vendre son riz que les Etats-Unis ne peuvent absorber, encombrés qu’ils sont eux-mêmes de leurs surplus agricoles. Le troc de riz contre biens d’équipement s’est accompagné de force amabilités comme il est d’usage en Orient sans que cela engage à grand-chose. Il n’en reste pas moins que la Birmanie dépend et dépendra pour ses échanges du bloc soviéto-chinois. Celui-ci est bien placé pour venir en aide aux pays les moins développés à production agricole ; s’ils ont peu à vendre aux pays industriels qui tiennent à la qualité, ils peuvent fournir des produits inférieurs en quantité limitée à des peuples qui manquent de tout, et en Russie comme en Chine, les estomacs à remplir ne manquent pas. Dans ce domaine du moins, les Américains sont surclassés.

 

L’invitation au Second Bandung

Cette visite d’U Nu à Moscou a comporté un détail de grande portée : l’invitation à l’U.R.S.S. de participer à la prochaine conférence Afro-asiatique qui doit se tenir au printemps au Caire. On sait que la Russie, puissance asiatique, n’avait pas été invitée à Bandung. Le colonialisme soviétique en Asie Centrale avait été violemment attaqué par des représentants émigrés de ces Républiques musulmanes. Moscou, prudemment, acceptera l’invitation pour ces mêmes Républiques qui seront représentées cette fois par d’authentiques disciples du Kremlin. Le nationalisme africain et asiatique sera dès lors patronné par l’U.R.S.S. Ce ne sera qu’une demi-présence. Il ne faut effrayer personne, mais l’ombre de Moscou s’étendra sur les oriflammes des peuples de couleur ; on s’en doutait bien sans cela, mais ce patronage sera officiel. Espérons que ce sera avec le sourire.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-11-05 – Genève et les Affaires

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Le Courrier d’Aix – 1955-11-05 – La Vie Internationale

 

Genève et les Affaires

 

On en est encore à Genève à la phase initiale où les thèses opposées paraissent comme toujours inconciliables. Les commentaires officiels sont à l’optimisme de rigueur. Pour que  « l’esprit de Genève » l’emporte, il faudra qu’un pas sérieux soit fait vers un compromis. Le pas, toute la tactique des Occidentaux consiste à obliger Molotov à le faire et à l’empêcher de se dérober, de façon à le rendre responsable d’un échec, ce que l’on pense que les Soviets veulent justement éviter.

 

Les Deux Allemagnes

Les Occidentaux, en accord avec Bonn, se sont donc montrés fermes et solidaires, Dulles et Pinay au premier plan, l’anglais MacMillan paraissant plus réservé pour jouer les médiateurs au moment favorable, comme Eden l’avait fait auparavant. Le point délicat au moment présent est l’audition à Genève de la délégation de Pankow ; point de droit puisqu’il peut signifier une reconnaissance implicite du gouvernement fantoche de l’Allemagne orientale. Les Occidentaux et Bonn s’y sont jusqu’ici refusés, d’abord parce qu’ils dénient à ce gouvernement toute souveraineté et parce que, admis à se faire entendre, il ne ferait que paraphraser les arguments soviétiques. Il se peut cependant, pour éviter que cet obstacle formel ne serve de prétexte à Molotov pour refuser de présenter ses conditions à la réunification de l’Allemagne, que les Occidentaux trouvent une formule qui permette d’entendre Pankow sans le reconnaître. Il y a un précédent pour l’Indochine.

 

La Décision de la Princesse Margaret

L’Angleterre vient de connaître le dénouement de son affaire matrimoniale et dynastique ; la princesse Margaret se soumettant à l’Eglise anglicane, n’épousera pas l’homme de son choix. La question par l’intérêt et la publicité qu’elle a suscités a pris le caractère d’un événement international. Non seulement les Anglais ont manifesté leurs opinions diverses, mais le Commonwealth ; ce sont au fond deux conceptions différentes de la Couronne britannique qui se sont affrontées. D’une part la monarchie traditionnaliste, celle du «Times » ; cette entité spirituelle sans pouvoir terrestre, a un caractère symbolique et religieux qui ne souffre ni tache, ni faiblesse. C’est cette conception qui, entre autres motifs, fit abdiquer Edouard VIII. D’autre part, la monarchie moderne qui conserve son caractère symbolique et n’a pas davantage de pouvoir, mais qui jouit par là-même d’une large tolérance humaine et ne fait pas de ses membres des esclaves d’un devoir particulier et abstrait telles, par exemple, les Monarchies scandinaves, hollandaise et belge ; les Anglais pour des motifs divers politiques et moraux, n’ont pas voulu incliner dans ce sens. La monarchie et l’Eglise anglicane gagneront-elles en prestige ? Il est bien difficile de se prononcer.

 

Les Soviets au Proche-Orient

La partie qui se joue en Proche et Moyen-Orient se fait de plus en plus serrée depuis que les Russes sont entrés en scène dans cette partie du monde où ils étaient, dans le premier du moins, absents jusqu’ici. Ont-ils voulu s’assurer par là un moyen d’échange pour obtenir des concessions ailleurs ? Ou veulent-ils étendre à cette partie du monde l’antagonisme des deux blocs ? La manière dont Molotov a agi n’est pas à première vue favorable à la politique du sourire qui a pour but de rendre à la diplomatie russe l’audience que Staline lui avait fait perdre.

Au moment où l’on met le désarmement au premier plan le réarmement des pays arabes par le bloc communiste paraît aller à contre sens. C’est ce que l’on n’a pas manqué de faire remarquer. D’autre part, les deux appuis que Moscou cherche à gagner, la Syrie et l’Égypte, n’ont pas d’assises très solides ; la dictature du colonel Nasser n’a pas réussi jusqu’ici à gagner une profonde popularité ; l’économie égyptienne souffre d’une sclérose si profonde que jusqu’ici aucune réforme sérieuse n’a été tentée pour y porter remède. Les masses qui prennent conscience de leur sort ne l’ont pas vu changer. Quant à la Syrie, son équilibre politique est si instable qu’on ne peut rien conclure de durable avec les maîtres du jour.

Reste l’Arabie Saoudite qui n’a d’existence politique que par les richesses de ses gisements de pétrole, ce qui est une force et aussi une faiblesse, car cet énorme réservoir d’énergie dans un pays sans peuplement est un enjeu disproportionné à ses moyens propres. Pour garder le contrôle de ce capital, les Anglo-Saxons peuvent employer la force, ce qu’ils hésiteraient à faire dans un état très peuplé. C’est ce qu’on a vu ces jours-ci à la manière dont les Anglais ont réglé à leur profit le litige de l’oasis de Buraimi, non loin du Golfe Persique. Dans ces conditions, les possibilités d’action des Soviets apparaissent assez fragiles et de portée limitée. Mais ils ont pensé alerter suffisamment les Occidentaux par leur action pour les inciter à payer comptant un désistement tacite. Les Anglo-Saxons se laisseront-ils faire ? Cela paraît peu probable.

 

Le Problème des Investissements

L’évolution de la conjoncture économique est curieuse à observer parce qu’on se trouve en présence de phénomènes inédits. Les Gouvernements des pays les plus prospères luttent en ce moment, non contre une dépression possible mais pour conserver la mesure et éviter ce que les Allemands appellent une économie surchauffée. C’est d’ailleurs le ministre allemand Erhard qui s’est exprimé le plus clairement là-dessus. Il s’agit pour lui de maintenir  une situation de haute conjoncture en l’empêchant de se transformer en « boom ». Les moyens ne manquent pas pour tempérer l’ardeur des producteurs et décourager des consommateurs trop avides. Mr. Butler s’y connait là-dessus. Cela est plus facile que de ranimer une économie languissante et déprimée.

Pour conserver en l’état une situation favorable, il faut maintenir la monnaie fixe et la stabilité des prix, restreindre le crédit en abaissant certains impôts de consommation, en ouvrant la vanne des importations, en freinant les augmentations de salaires et en limitant les investissements. C’est sur ce dernier point que les controverses sont vives et l’incertitude économique troublante. En France où les risques d’inflation sont immenses par rapport aux Etats-Unis et à l’Allemagne de Bonn, on se plaint de ce que les industriels n’investissent pas assez – M. Mendès-France dixit. – S’ils ne le font pas, cela dit entre parenthèses à notre ancien Premier, c’est qu’au prix où est le loyer de l’argent (à cause des besoins de l’État et à ses investissements non rentables), il y a bien peu d’installations nouvelles qui soient susceptibles d’être amorties dans des délais normaux. Mais il semble paradoxal dans un pays comme l’Allemagne de l’Ouest dont le budget est en excédent (l’État disent les industriels ne sait pas quoi faire de son argent), on cherche à entraver des investissements qui sont théoriquement rentables à courte échéance si la conjoncture se maintient favorable.

La question est de savoir dans quelle mesure les investissements ont un caractère inflationniste ?  Celui qui l’est à coup sûr, c’est la construction de logements que l’État subventionne pratiquement à fonds perdus ; mais peut-on le dire d’une usine dont les produits se vendront sous peu à des prix rémunérateurs ? Et puis, qu’est-ce que l’inflation, celle qui est inscrite dans les chiffres ou celle qui fait image dans les esprits et détermine les psychoses ? Comment se fait-il, a-t-on remarqué à la Conférence d’Istanbul qu’elle joue en Angleterre et pas en France dans des conditions pourtant comparables, au point de vue comptable tout au moins. On voit ici que l’économie a ses mystères qui l’apparentent à la psychologie et même à la métaphysique, c’est pourquoi les économistes et les hommes d’État ont des excuses à n’y pas voir toujours très clair.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-10-29 – Vérités désagréables

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Le Courrier d’Aix – 1955-10-29 – La Vie Internationale

 

Vérités désagréables

 

Il ne faut pas dramatiser : c’est le mot d’ordre qu’on s’est appliqué à répandre dès qu’a été connu le résultat du plébiscite en Sarre : Mais pour personne la gravité de l’événement ne fait de doute ; avant le vote on s’efforçait d’espérer malgré les indications défavorables des sondages d’opinion et les rapports des observateurs ; les consultations populaires ne sont que rarement prévues exactement, en démocratie s’entend. Cette fois l’attente des adversaires du statut a été dépassée. La Sarre a voté allemand.

 

Le Vote Sarrois nuit à la Cause Allemande

C’est ce que les électeurs n’ont pas compris parce qu’on n’a pas eu le courage ni la franchise de le leur dire. En s’opposant au statut européen, ils ont rendu à l’Allemagne le plus mauvais service alors qu’ils voulaient la servir. Ce  qui compte en effet pour l’avenir de leur patrie, c’est moins les modalités de leur propre statut, que la réunification des deux tronçons allemands.

L’explosion de nationalisme agressif provoquée par d’anciens nazis a fait sur l’opinion de tous les pays libres la plus fâcheuse impression ; si la France et l’Angleterre se font en face des Soviets les avocats de la réunification, c’est parce qu’ils savent que les Russes s’y opposeront dans les termes où les Occidentaux et Bonn la conçoivent. Les Soviets n’ignorent pas que ni Londres ni Paris ne se réjouiraient d’une reconstitution de l’Allemagne.

L’expansion constante de l’économie de la République fédérale, les incertitudes que font redouter l’effacement inéluctable du chancelier Adenauer et la récente expression du pangermanisme en Sarre donnent à Londres et à Paris assez de soucis. La réunification, limitée à la frontière Oder-Neisse ne ferait qu’aggraver les dangers redoutés sans pour cela résoudre les problèmes soulevés par de nouvelles revendications : la Silésie et les autres territoires devenus polonais, la Prusse Orientale, le pays des Sudètes. Les Américains seuls ne redoutent rien, jusqu’ici du moins, d’une plus grande Allemagne d’abord parce que la concurrence économique ne les inquiète guère et qu’ils ont besoin en Europe d’un rempart solide contre l’expansion communiste. Une Allemagne sincèrement démocratique, décidée à tenir sa place dans une Europe unie, tenant compte des droits et des besoins de ses voisins, aurait eu plus de chance d’arriver, par une pression morale patiente, à retrouver son unité.

C’est ce que le chancelier Adenauer a compris et qu’il s’est efforcé d’imposer. Il est évident aujourd’hui qu’il n’a réussi qu’en apparence. La crainte d’une Allemagne redevenue la puissance prépondérante de l’Europe fait le jeu des Soviets ; le plébiscite négatif auquel les communistes sarrois ont poussé de toutes leurs forces donne à la Russie la plus belle victoire qu’elle pouvait espérer. On ne voit pas ce que les Sarrois y gagneront. Personne d’ailleurs n’a pu le leur dire.

 

Le Déclin du Prestige Français

Que le vote soit une défaite morale pour la France il serait puéril de la nier. Notre prestige dans le monde n’avait pas besoin de ce revers. Après le vote de l’O.N.U. sur la question algérienne, on pouvait déjà se faire une idée de notre crédit. Il faudrait un effort national unanime, une discipline intérieure durable, collective et spontanée pour nous le rendre ; un effort de raison et non l’appel à la contrainte d’un « homme fort » ; les expériences antérieures devraient à cet égard nous suffire, car on ne saurait trop le redire ; ce sont les grandiloquences de la politique, de politique dite de grandeur et plus encore le rejet de la C.E.D. en 1954 qui nous ont aliéné les sympathies du monde … le plébiscite sarrois en est la conséquence directe.

 

La Conférence de Genève

La Conférence de Genève va s’ouvrir. A vrai dire elle ne promet pas grand intérêt par elle-même. Les positions prises paraissent exclure toute chance d’accord. L’intérêt véritable de la rencontre est ailleurs. Malgré tous les démentis, la lutte pour le pouvoir n’est pas terminée en Russie ; on peut se demander si Molotov n’est pas envoyé à Genève pour que les médiocres résultats de la négociation donnent au Kremlin un prétexte pour se débarrasser du ministre des Affaires étrangères. On dit que Boulganine et Krouchtchev soutenus par des clans opposés, se disputent le premier rang. Comme nous le disions autrefois, les bruits qui émanent du Kremlin finissent toujours par se révéler fondés. Krouchtchev bavard et brouillon, autoritaire et mégalomane a beaucoup d’ennemis ; il passe pour doctrinaire aux yeux des jeunes militaires et technocrates qui veulent assurer leur avenir et voir la Russie réintégrer le concert international, sortir de son isolement et vivre comme les autres nations. La récente détente intérieure, si marquée qu’elle soit, leur paraît insuffisante. L’accueil fait ces derniers séjours aux étrangers anglais et français témoigne d’un désir violent de sortir de la prison stalinienne. Boulganine est-il leur homme ? Pour une étape nouvelle peut-être ; mais il semble que dans un avenir plus ou moins proche, c’est toute la génération de 1917 qui devra céder la place. On reverra « mutatis mutandis » une Russie plus semblable à celle de 1914 qu’à celle de 1938.

 

Les Problèmes d’Afrique du Nord

Il est difficile de ne pas parler ici de la situation en Afrique du Nord puisque le problème dépasse le cadre des affaires intérieures. Entre les pessimistes qui voient tout perdu pour les intérêts français et qui sont prêts à abandonner, et les optimistes qui croient au miracle ou à la force – ce sont d’ailleurs toujours les mêmes depuis Jules Ferry – il en est peu, ici comme ailleurs, qui voient la situation réelle. Il faut accorder que ce n’est pas facile et que nous n’abordons pas la question sans humilité et crainte.

Le fil d’Ariane dans ce labyrinthe c’est peut-être la psychologie du monde de l’orient méditerranéen musulman. Elle a des traits communs bien marqués. Emotivité intense sous les apparences de l’apathie, versatilité constante sous les apparences de la résolution ; intrigues intérieures qui se renouvellent constamment que ce soit dans leur propre cadre ou sous tutelle étrangère. Les explosions de xénophobie sont intermittentes ; les querelles de clans finissent toujours par les étouffer. Déjà on parle en Tunisie et ailleurs du Bourguibisme ; le héros d’hier est discuté. Si difficile et même cruel que ce soit, la patience et le sang-froid et surtout le moins d’éclats, de grands mots et d’actions contraires, s’imposent. L’équilibre dans ces pays peut-être constamment rompu et rétabli ; les coups de théâtre comme l’attitude du Glaoui, sont très caractéristiques de la situation. Si en diplomatie, il faut réfléchir deux fois avant de parler, il faut en Orient, le faire dix fois avant d’agir, politiquement s’entend. Malheureusement, la peur de l’immobilisme est devenue une psychose. A cet égard il y a beaucoup à apprendre des Anglais, même si parfois à leurs dépens, ils souffrent de l’excès contraire.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-10-22 – Les Peuples disposent-ils d’eux-Mêmes?

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Le Courrier d’Aix – 1955-10-22 – La Vie Internationale.

 

Les Peuples disposent-ils d’Eux-Mêmes ?

 

L’événement important en politique internationale n’est pas la Conférence de Genève qui va s’ouvrir, mais le résultat du plébiscite sarrois dont dépend l’avenir des relations franco-allemandes et celui de l’Europe occidentale.

 

Le Plébiscite Sarrois

Après avoir été, avant l’ouverture de la campagne électorale, assurée d’une majorité en faveur du statut, l’opinion autorisée a penché pour son rejet – jusqu’à ces derniers jours du moins – on s’abstient aujourd’hui de tout diagnostic. On peut cependant faire cette remarque : le scrutin sera secret grâce au contrôle international ; de crainte d’être un jour suspect de collaboration avec la France, l’électeur sarrois laisse volontiers entendre qu’il votera « allemand », c’est-à-dire contre le statut ; mais il a peut-être une arrière-pensée qu’il manifestera dans l’isoloir ; ce qui laisse une chance en faveur de l’adoption du statut européen. En tout cas, la majorité ne sera pas considérable.

La campagne telle qu’elle a été menée par les Partis pro-allemands a été particulièrement déplaisante ; non seulement la démagogie et son cortège de mensonges s’est déchaînée, mais le chauvinisme le plus passionné. On peut se demander si l’on n’a pas eu tort de s’en remettre à un plébiscite pour décider d’une question aussi grave et dont les modalités sont difficilement intelligibles pour l’électeur. On fait appel à des sentiments alors qu’il s’agit de décider d’une question où les motifs raisonnables doivent seuls être considérés et pesés. On laisse au hasard des tempéraments et des humeurs, le fruit d’une négociation difficile qui a duré cinq ans. On ne voit d’ailleurs pas ce qui pourrait intervenir si le statut était rejeté. Les pangermanistes – car ce sont ceux revenus à la surface – parlent d’un retour pur et simple de la Sarre à l’Allemagne ; les Français du maintien du statu-quo. Or, l’une et l’autre solution sont impossibles : qu’on le veuille ou non, il faudrait à nouveau négocier, et cela dans une ambiance de ressentiment.

 

La Sarre et l’Europe

Des efforts ont été tentés pour ramener l’électeur sarrois à la réflexion ; l’Assemblée de Strasbourg a réaffirmé sa position en faveur de l’Europe et M. Monnet a pris l’initiative de constituer un vaste comité pour la relance européenne. La politique malheureusement a saisi l’occasion de s’interposer. Les partis socialistes européens, si désunis, ont cherché là un moyen de s’entendre pour donner à la direction de la future Europe une tendance socialisante, ce qui évidemment n’est pas pour plaire en Sarre, ni ailleurs, à beaucoup d’intéressés à la construction européenne ; celle-ci ne deviendra une réalité viable et féconde que si elle est apolitique et même antipolitique. Une autorité supra-nationale devrait éliminer toute préoccupation doctrinaire, sinon elle se heurtera, non seulement aux difficultés techniques et pratiques qui sont déjà innombrables, mais à la résistance des passions partisanes, ce qui la condamnerait.

 

L’Immixtion Économique de l’U.R.S.S. en Orient

Les pays du Moyen-Orient sont aujourd’hui en plein dans la bataille diplomatique ; cet ensemble d’États aux assises incertaines, n’avaient été jusqu’ici – la Perse exceptée – qu’un jeu d’intrigues pour les seuls Occidentaux ; rivalité franco-anglaise, puis anglo-américaine, lutte pour les gisements pétroliers et les bases stratégiques. L’U.R.S.S. est entrée en lice et c’est bien à Genève le véritable problème qui, s’il ne figure pas à l’ordre du jour, dominera les préoccupations.

L’immixtion russe se présente sous la forme économique et militaire plutôt que politique, le communisme n’ayant guère d’influence psychologique en pays arabe. Il y a d’abord l’affaire des livraisons d’armes à l’Égypte et subsidiairement aux autres Neutres : Syrie, Arabie Saoudite, Jordanie ; armes qui pourraient bien prendre le chemin du Maroc et de l’Algérie. Il y a aussi l’aide technique que la Russie offre aux pays sous-développés. Elle s’est déjà exercée aux Indes. Aujourd’hui, l’U.R.S.S. propose à l’Égypte de se charger de la construction du barrage d’Assouan sur le Nil, en place des Occidentaux qui en avaient établi les plans et le financement. De même, elle présenterait ses services pour capter les eaux du Jourdain qui intéresse à la fois les pays arabes et Israël. Depuis deux ans, l’envoyé d’Eisenhower, Eric Johnston se débat pour trouver une solution qui ait l’agrément des Arabes et des Juifs. On semblait près d’un accord. Les Russes réussiront-ils à remettre l’affaire en question ? Ces intrigues n’auraient pas une importance exceptionnelle puisqu’elles ne font que continuer une tradition où les Pays arabes du Moyen-Orient ont l’habitude de trouver leur compte, si la région, par suite du conflit judéo-égyptien n’était devenue l’enjeu possible d’une « guerre marginale » comme on dit aujourd’hui.

 

Une Colonie Exemplaire en Europe

Puisqu’il est plus que jamais question de colonialisme, on pourrait trouver actuellement le plus parfait exemple de ce régime florissant avant-guerre, bien près de nous, en Allemagne Orientale. Cette remarque a été faite par un voyageur fort averti, Virgilio Lilli, qui vient de parcourir la « république démocratique ». L’occupant, le soldat russe, est partout portant son uniforme et son ennui ; l’auxiliaire indigène est représenté par la milice dite populaire en uniforme elle aussi, dont la fidélité est douteuse mais qui, pour conserver ses privilèges, semble prête à faire le coup de feu contre ses compatriotes en cas de révolte ; la population est maintenue dans un état de pénurie qui contraste même avec le niveau de vie de la Pologne voisine où le Russe est peu visible, où les boutiques sont relativement garnies ; cette Allemagne orientale travaille et même durement, au seul bénéfice des pays du bloc. Elle fournit beaucoup et ne reçoit presque rien en échange, que les matières premières nécessaires à son industrie. On construit des navires pour la Russie, des armes, des machines-outils pour les autres satellites, des automobiles, des tracteurs, des instruments d’optique pour la Chine, on extrait l’uranium pour l’arsenal soviétique, et pour tout travail, les cartes d’alimentation ne sont même pas honorées. L’atmosphère est si lourde que l’on a l’impression que cette population muette vit en prison. Ce qui contraste également avec la Pologne où la vie publique est détendue ; on se demande pourquoi les Russes n’ont pas cherché à atténuer le contraste entre la prospère République de Bonn et leur zone ; ont-ils voulu, selon la méthode stalinienne, donner à leurs Allemands le sentiment de l’irrémédiable servitude ? Ont-ils peut-être aussi le dessein, à longue échéance, d’inciter peu à peu les habitants d’au-delà de l’Elbe à quitter leur pays ? En fait, ils ne font pas grand-chose pour les empêcher de passer en zone occidentale. Pour qui peut férir ce monde si proche de nos frontières, l’idée d’une réunification possible des deux Allemagnes, consentie par les Russes fait l’effet d’une sinistre plaisanterie. A moins qu’elle ne devienne un jour tragique, la division de l’Allemagne est certainement la plus grave menace à la paix du monde, soit que les Allemands des deux zones trouvent le moyen de secouer le joug, soit que dans quelques années tous les Allemands se trouvent comprimés entre l’Elbe et le Rhin ; l’Europe encore libre n’est pas très large.

 

                                                                                            CRITON        

 

Criton – 1955-10-15 – La Politique et les Hommes

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Le Courrier d’Aix – 1955-10-15 – La Vie Internationale.

 

La Politique et les Hommes

 

La maladie du président Eisenhower continue de provoquer des réactions dans l’opinion ; celle du chancelier Adenauer ajoute au malaise. Les peuples se font encore illusion sur l’importance des hommes dans le gouvernement des démocraties. En fait, il n’est pas de pays où malgré l’étendue de ses pouvoirs, le président ait moins d’influence dans la direction de la politique extérieure qu’aux Etats-Unis. Assemblées et brain-trusts, presse et comités laissent peu de latitude aux initiatives personnelles.

 

L’Influence d’Eisenhower

Il n’en reste pas moins que la confiance en Eisenhower était synonyme de foi en la paix durable. Il sera intéressant d’observer dans quelle mesure l’effacement du Président, désormais certain aux prochaines élections, influera sur la conjoncture. Il y a déjà eu de forts remous sur les marchés commerciaux et financiers aux Etats-Unis depuis la maladie d’Eisenhower ; cependant le « boom » des affaires ne paraît pas jusqu’ici ralenti. Mais le choc qui commence sur les bourses pourrait s’étendre aux transactions et provoquer un renversement de tendance. On verrait là l’importance décisive des facteurs psychologiques sur l’économie.

 

La Relance de la détente

Un autre facteur joue déjà toutefois ; on ne croit plus guère à la détente internationale depuis que les Soviets sont intervenus en Moyen-Orient pour réarmer l’Égypte et ses alliés arabes, et ont offert leurs services pour développer leur économie ; les déclarations de Krouchtchev sur l’avenir de l’Allemagne Orientale ne promettent pas grand succès à la Conférence de Genève ; le ministre britannique MacMillan ne s’est pas montré très optimiste à ce sujet. Les Soviets toutefois tiennent à poursuivre leur politique du sourire et l’on a de nouveau l’impression que Molotov, bien qu’il ait emboîté le pas, est très discuté à Moscou pour la poursuivre.

Donner et retenir ne vaut, dit-on ; une politique de détente ne s’obtient que si elle se prouve par quelques sacrifices et les Soviets n’en veulent faire que de symboliques. Pour que Genève ne soit pas un échec, il faut que les Russes mettent une offrande matérielle dans la corbeille de l’amitié ; ils savent que leur comportement à la prochaine onférence doit être un test de leur bonne volonté. S’ils déçoivent, on reviendra à la guerre froide ouverte. Il n’est pas sûr qu’ils le désirent.

 

Les Deux Courants à Moscou

En fait, on perçoit à Moscou deux courants. Molotov estime qu’il est absolument inutile de sacrifier quoi que ce soit des atouts de l’U.R.S.S., et que sa politique a fort bien réussi sans cela. De plus, l’atmosphère de détente a été un facteur important dans l’euphorie économique des pays libres, et leur progrès a renforcé leur puissance au détriment des pays du Bloc oriental dont elle a souligné les échecs. La guerre froide avait l’avantage de retenir les initiatives et de paralyser, dans une certaine mesure, le développement des affaires.

D’un autre côté, un homme comme Krouchtchev connaît les difficultés économiques du pays immense qu’il gère. Il y a présentement en U.R.S.S., en Chine et chez les satellites une pénurie de matières premières qui, autant que l’insuffisance agricole, fait obstacle à la réalisation des plans quinquennaux ; le cuivre et surtout l’aluminium manquent ; la production du pétrole ne suit pas les besoins.

Un climat de détente est nécessaire pour intensifier les échanges commerciaux avec l’extérieur et obtenir ce que l’U.R.S.S. ne produit pas suffisamment. Il y a certainement conflit entre l’homme qui ne voit que son échiquier diplomatique et celui qui tient les rênes de la production.

 

Les Congrès Politiques en Angleterre

Les deux grands Partis anglais, Conservateur et Travailliste, ont tenu leur congrès annuel ; on ne peut pas dire que l’euphorie régnait dans ces deux assemblées ; les leaders n’ont pas été acclamés. On avait l’impression que tous ces politiciens professionnels réunis, à court d’idées et de programme, sentaient leur impuissance à redresser la situation dont ils se sentaient également responsables. L’austérité a échoué ; elle n’a ni rempli les caisses d’or et de devises, ni réjoui les électeurs. Ceux-ci ont rendu la barre aux Conservateurs qui ont lâché la bride aux appétits, ce qui a eu pour résultat de développer la consommation intérieure au détriment de l’exportation, de pousser aux revendications de salaires pour satisfaire des besoins refoulés dont la satisfaction apparaissait à portée. La réserve de change s’est vidée par cette voie. Quel que soit le Parti au pouvoir, il faut revenir aux restrictions ; élever le taux d’escompte, resserrer le crédit, s’opposer aux augmentations de salaires, réglementer les achats à tempérament, réduire les dépenses budgétaires et rogner les subventions. Comme plate-forme électorale, ce programme n’est guère rentable.

En fin de compte, les deux partis ne trouvent pas de slogans pour discréditer leur adversaire, convaincus qu’ils sont qu’ils seront obligés de proposer les mêmes remèdes sans être sûrs qu’ils agiront. Les Travaillistes qui ont fait preuve dans leur congrès d’une extrême modération ont même renoncé à leur programme doctrinal, à l’extension des nationalisations en particulier ; l’empirisme anglais a repris le dessus. On agira selon les circonstances, sans idée préconçue.

Si nous nous étendons sur ces Congrès, par ailleurs si ternes, c’est qu’on y voit dans un pays où le bon sens ne manque pas, s’il est lent à s’exprimer, la condamnation par les politiciens eux-mêmes de la politique théorique et doctrinaire ; les signes de cette prise de conscience sont même perceptibles chez nous, en France, terre d’élection des doctrines partisanes et de l’abstraction politique.

 

L’Iran se joint au Pacte Turco-Pakistanais

L’Occident a marqué un point – un gros – en Orient. La Perse se rallie au Pacte Turco-Pakistanais de défense mutuelle auquel s’était déjà joint l’Irak qu’épaule la Grande-Bretagne et que patronnent les Etats-Unis. Cette décision iranienne ne va pas sans risque, car l’U.R.S.S. conserve par traité des droits d’intervention au cas où la Perse se lierait trop étroitement aux puissances occidentales. On comprend que l’aide à l’Egypte et à l’Arabie Saoudite soit de la part des Russes une contre-attaque anticipée.

Ce jeu d’échecs est plein de dangers ; car les grands malheurs viennent des petits pays ; le résultat ou plutôt la condition la plus appréciable d’une détente aurait été, à notre avis, la renonciation préalable à ce genre d’intrigues de part et d’autre ; la diplomatie aurait perdu beaucoup d’excitants, mais la paix y aurait gagné. Le jeu des influences a caractérisé la politique des grandes puissances aux XIX° et XX° siècles ; on sait où cela a mené.

Pour organiser la paix, plutôt que de palabrer sur un désarmement que chacun ne veut que pour autrui et qui ne peut se faire de bonne foi, on pourrait essayer de tracer sur la carte des zones en blanc dont les diplomates et les militaires des deux camps s’interdiraient l’accès ; les conflits dès lors ne viendraient plus de là. Il est curieux qu’une idée aussi simple et aussi banale ne soit jamais exprimée ; curieux mais malheureusement que trop explicable.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1955-10-08 – Le Respect du Droit

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Le Courrier d’Aix – 1955-10-08 – La Vie Internationale.

 

Le Respect du Droit

 

L’émotion suscitée par le vote de l’O.N.U. en faveur du débat sur la question algérienne, agite l’opinion internationale. L’Assemblée des Nations qu’on entendait unir s’est révélée un parlement où les passions et les intrigues se donnent libre cours ; l’ancienne S.D.N. nous avait habitués à ce spectacle. La nouvelle internationale, comme la première se détourne peu à peu de son rôle, et c’est ce qui est grave.

 

Le Point de Droit

Une institution internationale ne peut en effet répondre à son objet que si elle respecte rigoureusement les principes du Droit International sur lequel elle est fondée ; au regard de l’O.N.U., la question algérienne n’est pas une affaire politique mais juridique ; l’Algérie fait partie de la France ; c’est peut-être une fiction, mais elle existe comme un fait de droit, reconnu depuis plus d’un siècle par les Nations ; l’O.N.U. qui n’a que dix ans n’est pas compétente pour en juger ; il manque à cette institution une Cour constitutionnelle à laquelle devrait être préalablement soumis tous les problèmes que l’on entend faire discuter à l’Assemblée ; c’est de toutes les réformes proposées la plus urgente. Faute d’un cadre juridique rigoureux, l’O.N.U. risque de sombrer dans le discrédit qui a frappé la S.D.M. On l’accusera, non sans raison, de ne servir qu’à compliquer et à envenimer les relations internationales qui le sont déjà suffisamment ; on n’y verra qu’une source de prébendes pour des personnages en quête d’emploi, un facteur de plus dans la rivalité entre les peuples. Et c’est malheureusement ce qu’a été jusqu’ici l’O.N.U., l’assemblée politique s’entend. Car certaines organisations annexes ont rendu de grands services parce qu’elles n’avaient que des buts humanitaires et concrets. Cela dit, on peut se demander s’il était bon – sur le plan international – de faire un éclat à propos de cette affaire. Il aurait suffi de rappeler à l’Assemblée que son vote était nul et lui demander de reconsidérer sa position. Ce qu’elle aurait préalablement fait.

 

Le Complot contre la France

Quittons ce terrain du droit pour examiner le fond des choses. La guerre d’Afrique du Nord – il faut bien l’appeler ainsi – est dirigée contre la France parce qu’elle présente le meilleur objectif. Elle est en réalité dirigée contre l’Occident tout entier qu’elle vise à travers notre pays. Qu’une solution intervienne chez nous, ce sera le tour de l’Angleterre si manifestement épargnée aujourd’hui. La coalition frappe au point faible ; cette « guerre tournante » qui a commencé en Corée, ne doit jamais s’éteindre pour démanteler le Bloc occidental. Et seulement un adversaire chaque fois.

 

Le Plan

Le mécanisme, qu’on pourrait une fois de plus appeler le plan Molotov, se démonte aisément : la guerre d’Afrique du Nord, met les Etats-Unis dans l’embarras. De peur d’être soupçonnés de soutenir le colonialisme, ils n’osent exercer leur influence sur leurs clients habituels : le Libéria et le Guatemala ont voté contre la France ; l’alliance du communisme et du nationalisme arabe met les Nations asiatiques et la Russie dans le même camp contre l’Occident. Juste à propos, les Soviets ont offert des armes à l’Égypte et à la Syrie pour mieux faire la preuve de cette solidarité.

Pour affaiblir la France on s’est servi de trois moyens. A l’intérieur, par le déclenchement des grèves de septembre ; ébranler la confiance dans son redressement économique, détourner l’épargne rassurée des investissements rentables, faire renaître la ruée sur l’or ; secundo, creuser par la guerre d’Afrique un gouffre où la monnaie doit s’engloutir ; car là, l’aide américaine qui avait joué un rôle de sauvegarde dans la guerre d’Indochine ne peut plus s’exercer directement ; tertio, provoquer à l’O.N.U. la condamnation de la France pour montrer à quel point son prestige a baissé. (On notera que la veille même du vote on avait provoqué la manifestation des élus musulmans contre la politique française en Algérie).

 

Le Plébiscite Sarrois

Cette tactique vise une autre échéance, qui pour les Soviets revêt une importance considérable : le plébiscite sarrois du 23 octobre. En semant l’inquiétude sur l’avenir de la France et du Franc, on peut influencer l’électeur sarrois qui regarde du côté de la solide Allemagne fédérale ; le rejet du statut sarrois, c’est un nouveau foyer d’agitation au cœur de l’Europe occidentale, les rapports franco-allemands aigris à nouveau, et surtout l’enterrement de tous les projets d’union de l’Europe Occidentale qui ferait de ces régions un robuste rempart contre la poussée orientale. Si le plébiscite sarrois tourne contre le statut européen du territoire, ce sera de justesse. Il aura suffi qu’une faible minorité influente et versatile ait craint de lier son sort à une France menacée dans son économie et sa monnaie et qui a perdu son prestige international.

 

Le Rôle d’Adenauer

Cette stratégie qui a si bien réussi jusqu’ici remportera-t-elle le succès ? Le chancelier Adenauer qui n’est pas dupe du jeu tient entre ses mains l’issue du 23 octobre ; il n’est pas douteux qu’il soit en faveur de l’Europe et du Statut sarrois, malgré les sacrifices qu’il comporte. Mais il s’en faut qu’il soit suivi, même par ses fidèles ; il doit manœuvrer avec circonspection, ce qui lui est foncièrement désagréable. Nous saurons demain s’il aura le courage de mettre son crédit en jeu pour sauver l’avenir de l’Europe fédérée dont la cause n’a guère progressé depuis un an pour ne pas dire qu’elle s’est affaiblie sans répit. La diplomatie française a également conscience de la gravité de l’enjeu ; mais avec  la confusion qui règne au parlement sur presque tous les problèmes extérieurs, sa liberté de manœuvre est bien limitée.

 

La Détente mise en Doute

Malgré les efforts de la « politique du sourire », l’opinion du Monde libre commence à douter de la détente et à se demander si elle n’est pas dupe d’une manœuvre et d’une illusion. L’euphorie de l’été est en tous cas moins sensible malgré les rapports des pèlerins du « Bathory » et de toutes les délégations qui ont découvert l’U.R.S.S. Ils ont vu la Russie comme les Bretons légendaires avaient vu Paris à travers l’exposition de 1900.

Il y a loin de ces témoignages d’ailleurs généralement objectifs et sincères à ceux du correspondant italien dont nous rapportions les conclusions et qui vit là-bas depuis des années ; celui-là a vu ce que l’on ne montre pas aux invités. Dans l’ordre du colossal, les Bolcheviks ont réalisé à grands frais des monuments spectaculaires : le Métro de Moscou, le combinat de Magnitogorsk, le barrage du Dniepr, dans l’ordre social, l’ensemble hospitalier de Sotchi, dans l’ordre culturel, l’Université de Moscou. Mais aux abords même de ces monuments grandioses, le moyen-âge oriental a poursuivi son rythme séculaire ; il y a encore 70% de paysans en U.R.S.S. et 20 au moins de manœuvres et de soldats.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-10-01 – Le Grain de Sable

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Le Courrier d’Aix – 1955-10-01 – La Vie Internationale.

 

Le Grain de Sable

 

La maladie du président Eisenhower a jeté un trouble imprévu dans la situation internationale. La figure du Général avait revêtu depuis Genève un caractère moral dont les Russes eux-mêmes ont reconnu le prestige. S’il disparaissait de la scène politique, la cause de l’Occident perdrait des appuis dans l’opinion mondiale profondément influencée par son esprit de conciliation et la sincérité de son désir de maintenir la paix. La confiance en Eisenhower représentait une large part de  l’optimisme qui règne dans le Monde libre et qui a puissamment contribué à la brillante reprise économique qui s’est développée depuis plus d’un an.

 

Eisenhower et les Soviets

Il ne faudrait pas croire cependant que l’action d’Eisenhower a changé la face du monde et qu’il faille lui attribuer le « new-look » de la politique soviétique. Les Russes se sont décidés à changer de tactique pour des raisons d’ordre intérieur et parce qu’ils jugeaient que le sourire servirait mieux leurs desseins que la menace. Ils poursuivront leur méthode quels que soient les hommes qui seront en face d’eux. On peut même dire qu’en se montrant aussi bien disposé à Genève, Eisenhower a aidé Krouchtchev et Boulganine à se rendre plus aimables, voire populaires dans l’opinion.

Il ne faudrait pas exagérer les conséquences d’un changement de personne à la Maison Blanche. La politique à la fois conciliante et vigilante d’Ike sera poursuivie. Il n’y a actuellement aucune divergence fondamentale de vues entre Démocrates et Républicains sur la politique à suivre. Il n’y en a pas davantage entre les personnalités qui pourraient accéder à la présidence en 1955. Ayant moins de prestige, des hommes comme Stevenson ou Nixon n’en seraient que plus tenus à se montrer fermes. On en eut l’exemple avec Truman. Mais la politique américaine, même inchangée, serait moins favorablement accueillie à l’extérieur ; c’est ce qui inquiète l’opinion aux Etats-Unis qui ont besoin de l’approbation des autres peuples.

La prospérité sans précédent des Etats-Unis à l’heure présente ne peut guère être affectée par la maladie d’Eisenhower. Cependant, l’importance des facteurs psychologiques dans la conjoncture ne doit pas être sous-estimée. A tort ou à raison, le monde actuellement croit à une paix durable ; l’esprit d’entreprise s’est réveillé ; les capitaux se sont découverts et la production en a été vivifiée. En faisant croire à une détente, les Soviets ont marqué des avantages mais ils ont aussi contribué à stimuler l’économie de leurs adversaires que la peur stalinienne avait porté à se replier sur elle-même. Sans le vouloir, ils ont achevé de mettre le marxisme en défaut. Une crise dans le monde capitaliste paraît moins probable que jamais.

 

La Guerre Froide Continue

Cependant, il ne faudrait pas, à la veille des nouvelles rencontres diplomatiques de l’automne se représenter la situation internationale sous un jour prometteur. La lutte que se livrent les deux Mondes est plus âpre, et par endroit plus tragique que jamais. Il y a d’abord le problème allemand auquel vont se heurter à la fin du mois les quatre Ministres des affaires étrangères ; les résultats du voyage d’Adenauer à Moscou ne laissent aucune illusion à ce sujet. Il n’y aura ni réunification, ni compromis provisoire. Or cette question commande toutes les autres. Aucun progrès sérieux vers une détente effective n’est concevable sans un changement dans les relations entre les deux Allemagnes. Mais il y a plus : les Soviets, après avoir assuré leur domination sur l’Europe jusqu’au voisinage du Rhin, ont étendu leur influence en Asie ; ils se sont assurés une solide emprise sur la Chine, qui a absorbé la moitié de la Corée et la moitié du Viet-Nam ; une pause de ce côté s’est révélée nécessaire, les risques d’un conflit ouvert étaient trop grands ; les communistes attendent de meilleures circonstances, tout en travaillant en profondeur.

La troisième phase de leur action s’est portée sur l’Afrique, sur l’Afrique française surtout qui s’est trouvée le point faible. M. July, notre ministre, disait ces jours-ci que le plan d’action du terrorisme nord-africain, qu’il se manifeste au Caire, à Damas ou à Budapest, était orchestré par une même main. Il n’avait pas besoin de dire laquelle.

 

Les Fournitures d’Armes Tchèques à l’Égypte

On apprend que l’Égypte va recevoir d’un satellite de l’U.R.S.S. des armes qu’elle n’avait pu obtenir sans assurances spécifiques des puissances occidentales. Or, le colonel Nasser attend d’être prêt pour se venger de sa défaite contre Israël. Si les livraisons prennent de l’importance, c’est une course aux armements qui va s’étendre au Moyen-Orient ; on sait qu’une étincelle dans ces régions suffit à répandre l’incendie. Il ne serait pas trop de l’effort conjoint des grandes puissances pour assurer la paix entre Israël et les Pays Arabes. Qu’adviendra-t-il si l’U.R.S.S. y mêle son jeu ?  Partout où un risque de conflit existe (on l’a vu entre Grecs et Turcs à propos de Chypre), une main mystérieuse cherche à le faire éclater ; ce qui n’empêchera point les cordiales poignées de mai à Genève et ailleurs.

La gravité de l’enjeu africain ne peut échapper à personne ; Eden et Dulles ne l’ignorent pas. Si l’Occident après avoir perdu les trois quarts de l’Europe et la presque totalité de l’Asie lâchait pied en Afrique son sort serait bien précaire. Aussi, malgré les réserves apparentes et parfois nécessaires des diplomaties étrangères, les soucis de la France sont aussi les leurs. Franco lui-même qui flattait hier les nationalistes musulmans semble avoir pris conscience du péril.

 

L’Avenir de la Technocratie

Signalons à nos lecteurs qui s’intéressent à l’avenir économique et social du monde, le récent ouvrage d’un spécialiste allemand Alfred Frisch. Il a trait au développement de cette nouvelle internationale qui s’appelle la technocratie. Son influence grandit au détriment des gouvernements et des groupes d’intérêts entre lesquels la société s’équilibrait jusqu’ici. Elle a ceci de particulier, que non seulement elle déborde les frontières, mais même (c’est nous qui marquons le fait et non l’auteur) paraît en voie de s’étendre des deux côtés du rideau de fer. Cette confrérie secrète des technocrates a des sympathisants à Moscou même. La raison de ce pouvoir tient évidemment au développement de la technique, mais aussi au double échec des deux idéologies qui se combattent dans le monde : D’une part le Marxisme-Léninisme qui n’a réussi, ni à créer une société sans classe, ni à s’assurer la prospérité, ni à réaliser cet effacement de l’État qui est devenu, au contraire des promesses du dogme, partout dictatorial. D’autre part, à la décadence du capitalisme qui a perdu en grande partie son moteur fondamental : l’esprit et le goût du risque ; la peur des crises économiques conduit l’ancien système à une sorte de sclérose particulièrement apparente en France et surtout en Angleterre où les groupes d’intérêts ont pratiquement fait disparaître la concurrence. Il s’oriente peu à peu vers une économie de rente au détriment de la collectivité. Les tensions nécessaires au dynamisme économique commencent à s’affaiblir ; les Etats-Unis subissent sous des formes moins apparentes la contagion de cette évolution. Les technocrates réussiront-ils, par-delà la politique et l’autorité des Etats et en opposition avec les groupes d’intérêts, à rétablir les tensions nécessaires ? Jouent-ils déjà un rôle suffisant pour renforcer la paix internationale ? Seront-ils demain une nouvelle classe et même une nouvelle caste ? Autant de problèmes auxquels il est bon de s’ouvrir.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1955-09-24 – Les Profits du Sourire

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Le Courrier d’Aix – 1955-09-24 – La Vie Internationale.

 

Les Profits du Sourire

 

On attendait, pour juger la politique du sourire inaugurée par les soviets, les résultats du voyage d’Adenauer à Moscou. La détente internationale allait-elle progressivement s’orienter, à pas lents, vers le règlement défini par les cinq points du vice-président Nixon ? Le Chancelier allemand nous apporte la réponse : l’actuelle ligne du Kremlin n’est qu’un mode nouveau de la guerre froide ; nous n’en avions, pour notre part, jamais douté. Krouchtchev a avoué avec quelque cynisme, qu’il ne lâcherait jamais l’Allemagne de Pankow.

 

Molotov et la Nouvelle Politique du Kremlin

 

Il s’est cependant passé quelque chose à Moscou au printemps que l’histoire peut-être éclaircira. Avant le voyage de Krouchtchev et Boulganine à Belgrade, la position de Molotov était menacée ; il n’était pas du voyage ; à Genève même, il avait accompagné les deux chefs, sans jouer un rôle important dans la Conférence ; il avait toutefois démenti les bruits de sa prochaine retraite. Les maîtres du Kremlin ont sans doute jugé que le vieux diplomate qui avait conduit avec habileté la politique stalinienne, était indispensable pour présider à la phase nouvelle ; peut-être les médiocres résultats du voyage en Yougoslavie avaient-ils convaincu Krouchtchev de sa propre insuffisance ? Quoi qu’il en soit, Molotov dirigera la délégation russe à la prochaine rencontre de Genève. Il est présentement à New-York à la session des Nations-Unies.

Molotov est le symbole de la guerre froide, on peut attendre de lui qu’il change de manière, non d’objectif. C’est ce dont les grandes capitales sont aujourd’hui convaincues Molotov rallié à la politique du sourire – et il ne manque pas de le montrer aux photographes – en fera l’instrument de l’impérialisme rouge.

 

Les Résultats de la « Détente »

Cette politique un peu confuse au départ et menée par Krouchtchev avec quelque maladresse a depuis donné aux Soviets des satisfactions concrètes. Le plus difficile était de détacher Tito de l’Occident. Deux ans de pourparlers secrets n’avaient pas eu tout à fait raison de la ruse du Maréchal. Le voyage à Belgrade avait été plutôt humiliant pour les Russes. Le succès n’est que partiel mais il est. Tito a dû relâcher ses liens avec l’Occident pour se rapprocher de Moscou. Les Américains, enfin convaincus qu’ils avaient été trompés, ont joué serré à Belgrade ; l’ajournement sine-die du voyage de Tito à Paris prouve à l’évidence que ses relations avec l’Occident sont plutôt rafraîchies.

On dit que pour l’enlever à l’Alliance Atlantique à laquelle Tito, à la veille de la rencontre de Belgrade avait fait mine de vouloir s’agréger, les Russes auraient fait miroiter à ses yeux l’espoir d’une fédération de l’Europe centrale dont le Maréchal yougoslave serait devenu l’animateur – ce qui est son ambition ultime et secrète – cela est possible. Tito est trop averti des ruses de ses anciens coreligionnaires pour avoir pris ces suggestions pour argent comptant. Mais il n’en demeure pas moins qu’il s’est rapproché de Moscou suffisamment pour que l’Occident ne puisse plus compter sur lui pour arrêter l’expansion du communisme soviétique ; l’autre objectif du Kremlin était de rompre l’alliance de Bled – Yougoslavie- Grèce – Turquie, d’isoler la Turquie, et si possible de détacher la Grèce de l’O.T.A.N. C’est ici que la maladresse d’Eden a miraculeusement servi les desseins de la Russie.

 

Le conflit Gréco-Turc

En convoquant à Londres les Grecs et les Turcs pour discuter la question de Chypre, Eden avait pour but de montrer aux Hellènes et aux agitateurs Chypriotes que devant les résistances turques, il fallait accepter un compromis qui laisserait l’Angleterre maîtresse de l’Île. Compromis soigneusement élaboré et qui aurait pu, si les antagonismes n’avaient pas été si brutaux, constituer une solution de sagesse ; provisoirement, les choses seraient restées en l’état et l’avenir n’était pas fermé aux espérances des Grecs et de l’Enosis ; mais les communistes veillaient ; on ne sait trop comment ils ont réussi à enflammer les Turcs d’Istanbul et de Smyrne ; les émeutes en ces deux villes ont pris de court les autorités turques, mais l’ampleur des incidents, les destructions et les meurtres ont compromis peut-être définitivement les relations gréco-turques sans que la question Chypriote ait été réglée, tout au contraire ; le voyage des Souverains Grecs à Belgrade est une menace voilée de rallier le pays à la politique neutraliste. Malgré les efforts de Papagos, l’opposition peut amener l’opinion grecque à exiger un changement de politique, ce qui serait pour Moscou une revanche éclatante de la défaite de Markos en 1948.

Les Etats-Unis se sont émus ; Dulles a essayé d’apaiser le conflit. On peut douter qu’il ait réussi. Les Américains sont enfermés dans le dilemme ; ou payer très cher l’alliance grecque sans être plus sûrs de réussir qu’avec Tito, ou lui retirer leur appui et l’abandonner à l’influence de Moscou.

Par ailleurs, on ne comprend pas bien l’obstination britannique à maintenir à Chypre à grand frais une souveraineté inutile. En tout état de cause, le maintien des bases de l’O.T.A.N. dans l’Île n’était pas en question ; la minorité turque pouvait, avant les troubles, recevoir un statut qui la protège. Si les Anglais doivent finalement perdre la partie dans cette malheureuse affaire, ils auraient mieux fait de céder au début ; le conflit de Suez aurait dû leur servir d’avertissement ; s’ils étaient partis plus tôt, leur position en Egypte serait aujourd’hui bien meilleure.

 

La Fin de Perón

Perón est parti pour de bon, ce qui n’a rien pour surprendre ; ce qui était moins attendu c’est la passivité des masses qu’il avait tant flattées au jour de sa démission et de sa fuite. Comme les peuples sont faibles devant la force ! Avec quelle facilité ils applaudissent celui qu’ils croient devoir l’emporter ; l’histoire est aussi vieille que quotidienne. Elle n’en est pas moins triste ; Perón ne valait pas cher, mais eût-il été un héros authentique, que le résultat n’aurait pas été différent.

 

L’Affaire Burgess-Mac Lean

 

Un tout autre épisode secoue l’opinion du monde britannique : l’affaire Burgess-Mac Lean. Ces deux hauts fonctionnaires du Foreign-Office (le second surtout occupait une position clé) ont fui l’Angleterre en 1951 pour gagner la Russie ; l’affaire fit grand bruit, et Londres n’avait jamais mis d’empressement à l’éclaircir. Il a fallu les révélations d’un transfuge de l’autre camp, l’espion russe Petrov passé aux Australiens, pour obliger la diplomatie anglaise à donner les clefs du mystère ; on attend là-dessus un livre blanc qui ne dira pas tout. Car les deux hommes, soupçonnés depuis des années, par l’ « Intelligence Service » jouissaient de protections qu’ils devaient sans doute à des mœurs très particulières. Le Foreign-Office en subira une atteinte profonde, car c’était une institution dont la loyauté ne se discutait pas. Ce scandale révèle que l’Angleterre est atteinte dans toute ses œuvres vives de maux dont la gravité commence à inquiéter tous les milieux, politique ou non. Peut-être en résultera-t-il une réaction profonde et salutaire ?

 

                                                                                            CRITON