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Le Courrier d’Aix – 1955-10-22 – La Vie Internationale.
Les Peuples disposent-ils d’Eux-Mêmes ?
L’événement important en politique internationale n’est pas la Conférence de Genève qui va s’ouvrir, mais le résultat du plébiscite sarrois dont dépend l’avenir des relations franco-allemandes et celui de l’Europe occidentale.
Le Plébiscite Sarrois
Après avoir été, avant l’ouverture de la campagne électorale, assurée d’une majorité en faveur du statut, l’opinion autorisée a penché pour son rejet – jusqu’à ces derniers jours du moins – on s’abstient aujourd’hui de tout diagnostic. On peut cependant faire cette remarque : le scrutin sera secret grâce au contrôle international ; de crainte d’être un jour suspect de collaboration avec la France, l’électeur sarrois laisse volontiers entendre qu’il votera « allemand », c’est-à-dire contre le statut ; mais il a peut-être une arrière-pensée qu’il manifestera dans l’isoloir ; ce qui laisse une chance en faveur de l’adoption du statut européen. En tout cas, la majorité ne sera pas considérable.
La campagne telle qu’elle a été menée par les Partis pro-allemands a été particulièrement déplaisante ; non seulement la démagogie et son cortège de mensonges s’est déchaînée, mais le chauvinisme le plus passionné. On peut se demander si l’on n’a pas eu tort de s’en remettre à un plébiscite pour décider d’une question aussi grave et dont les modalités sont difficilement intelligibles pour l’électeur. On fait appel à des sentiments alors qu’il s’agit de décider d’une question où les motifs raisonnables doivent seuls être considérés et pesés. On laisse au hasard des tempéraments et des humeurs, le fruit d’une négociation difficile qui a duré cinq ans. On ne voit d’ailleurs pas ce qui pourrait intervenir si le statut était rejeté. Les pangermanistes – car ce sont ceux revenus à la surface – parlent d’un retour pur et simple de la Sarre à l’Allemagne ; les Français du maintien du statu-quo. Or, l’une et l’autre solution sont impossibles : qu’on le veuille ou non, il faudrait à nouveau négocier, et cela dans une ambiance de ressentiment.
La Sarre et l’Europe
Des efforts ont été tentés pour ramener l’électeur sarrois à la réflexion ; l’Assemblée de Strasbourg a réaffirmé sa position en faveur de l’Europe et M. Monnet a pris l’initiative de constituer un vaste comité pour la relance européenne. La politique malheureusement a saisi l’occasion de s’interposer. Les partis socialistes européens, si désunis, ont cherché là un moyen de s’entendre pour donner à la direction de la future Europe une tendance socialisante, ce qui évidemment n’est pas pour plaire en Sarre, ni ailleurs, à beaucoup d’intéressés à la construction européenne ; celle-ci ne deviendra une réalité viable et féconde que si elle est apolitique et même antipolitique. Une autorité supra-nationale devrait éliminer toute préoccupation doctrinaire, sinon elle se heurtera, non seulement aux difficultés techniques et pratiques qui sont déjà innombrables, mais à la résistance des passions partisanes, ce qui la condamnerait.
L’Immixtion Économique de l’U.R.S.S. en Orient
Les pays du Moyen-Orient sont aujourd’hui en plein dans la bataille diplomatique ; cet ensemble d’États aux assises incertaines, n’avaient été jusqu’ici – la Perse exceptée – qu’un jeu d’intrigues pour les seuls Occidentaux ; rivalité franco-anglaise, puis anglo-américaine, lutte pour les gisements pétroliers et les bases stratégiques. L’U.R.S.S. est entrée en lice et c’est bien à Genève le véritable problème qui, s’il ne figure pas à l’ordre du jour, dominera les préoccupations.
L’immixtion russe se présente sous la forme économique et militaire plutôt que politique, le communisme n’ayant guère d’influence psychologique en pays arabe. Il y a d’abord l’affaire des livraisons d’armes à l’Égypte et subsidiairement aux autres Neutres : Syrie, Arabie Saoudite, Jordanie ; armes qui pourraient bien prendre le chemin du Maroc et de l’Algérie. Il y a aussi l’aide technique que la Russie offre aux pays sous-développés. Elle s’est déjà exercée aux Indes. Aujourd’hui, l’U.R.S.S. propose à l’Égypte de se charger de la construction du barrage d’Assouan sur le Nil, en place des Occidentaux qui en avaient établi les plans et le financement. De même, elle présenterait ses services pour capter les eaux du Jourdain qui intéresse à la fois les pays arabes et Israël. Depuis deux ans, l’envoyé d’Eisenhower, Eric Johnston se débat pour trouver une solution qui ait l’agrément des Arabes et des Juifs. On semblait près d’un accord. Les Russes réussiront-ils à remettre l’affaire en question ? Ces intrigues n’auraient pas une importance exceptionnelle puisqu’elles ne font que continuer une tradition où les Pays arabes du Moyen-Orient ont l’habitude de trouver leur compte, si la région, par suite du conflit judéo-égyptien n’était devenue l’enjeu possible d’une « guerre marginale » comme on dit aujourd’hui.
Une Colonie Exemplaire en Europe
Puisqu’il est plus que jamais question de colonialisme, on pourrait trouver actuellement le plus parfait exemple de ce régime florissant avant-guerre, bien près de nous, en Allemagne Orientale. Cette remarque a été faite par un voyageur fort averti, Virgilio Lilli, qui vient de parcourir la « république démocratique ». L’occupant, le soldat russe, est partout portant son uniforme et son ennui ; l’auxiliaire indigène est représenté par la milice dite populaire en uniforme elle aussi, dont la fidélité est douteuse mais qui, pour conserver ses privilèges, semble prête à faire le coup de feu contre ses compatriotes en cas de révolte ; la population est maintenue dans un état de pénurie qui contraste même avec le niveau de vie de la Pologne voisine où le Russe est peu visible, où les boutiques sont relativement garnies ; cette Allemagne orientale travaille et même durement, au seul bénéfice des pays du bloc. Elle fournit beaucoup et ne reçoit presque rien en échange, que les matières premières nécessaires à son industrie. On construit des navires pour la Russie, des armes, des machines-outils pour les autres satellites, des automobiles, des tracteurs, des instruments d’optique pour la Chine, on extrait l’uranium pour l’arsenal soviétique, et pour tout travail, les cartes d’alimentation ne sont même pas honorées. L’atmosphère est si lourde que l’on a l’impression que cette population muette vit en prison. Ce qui contraste également avec la Pologne où la vie publique est détendue ; on se demande pourquoi les Russes n’ont pas cherché à atténuer le contraste entre la prospère République de Bonn et leur zone ; ont-ils voulu, selon la méthode stalinienne, donner à leurs Allemands le sentiment de l’irrémédiable servitude ? Ont-ils peut-être aussi le dessein, à longue échéance, d’inciter peu à peu les habitants d’au-delà de l’Elbe à quitter leur pays ? En fait, ils ne font pas grand-chose pour les empêcher de passer en zone occidentale. Pour qui peut férir ce monde si proche de nos frontières, l’idée d’une réunification possible des deux Allemagnes, consentie par les Russes fait l’effet d’une sinistre plaisanterie. A moins qu’elle ne devienne un jour tragique, la division de l’Allemagne est certainement la plus grave menace à la paix du monde, soit que les Allemands des deux zones trouvent le moyen de secouer le joug, soit que dans quelques années tous les Allemands se trouvent comprimés entre l’Elbe et le Rhin ; l’Europe encore libre n’est pas très large.
CRITON