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Le Courrier d’Aix – 1955-10-29 – La Vie Internationale
Vérités désagréables
Il ne faut pas dramatiser : c’est le mot d’ordre qu’on s’est appliqué à répandre dès qu’a été connu le résultat du plébiscite en Sarre : Mais pour personne la gravité de l’événement ne fait de doute ; avant le vote on s’efforçait d’espérer malgré les indications défavorables des sondages d’opinion et les rapports des observateurs ; les consultations populaires ne sont que rarement prévues exactement, en démocratie s’entend. Cette fois l’attente des adversaires du statut a été dépassée. La Sarre a voté allemand.
Le Vote Sarrois nuit à la Cause Allemande
C’est ce que les électeurs n’ont pas compris parce qu’on n’a pas eu le courage ni la franchise de le leur dire. En s’opposant au statut européen, ils ont rendu à l’Allemagne le plus mauvais service alors qu’ils voulaient la servir. Ce qui compte en effet pour l’avenir de leur patrie, c’est moins les modalités de leur propre statut, que la réunification des deux tronçons allemands.
L’explosion de nationalisme agressif provoquée par d’anciens nazis a fait sur l’opinion de tous les pays libres la plus fâcheuse impression ; si la France et l’Angleterre se font en face des Soviets les avocats de la réunification, c’est parce qu’ils savent que les Russes s’y opposeront dans les termes où les Occidentaux et Bonn la conçoivent. Les Soviets n’ignorent pas que ni Londres ni Paris ne se réjouiraient d’une reconstitution de l’Allemagne.
L’expansion constante de l’économie de la République fédérale, les incertitudes que font redouter l’effacement inéluctable du chancelier Adenauer et la récente expression du pangermanisme en Sarre donnent à Londres et à Paris assez de soucis. La réunification, limitée à la frontière Oder-Neisse ne ferait qu’aggraver les dangers redoutés sans pour cela résoudre les problèmes soulevés par de nouvelles revendications : la Silésie et les autres territoires devenus polonais, la Prusse Orientale, le pays des Sudètes. Les Américains seuls ne redoutent rien, jusqu’ici du moins, d’une plus grande Allemagne d’abord parce que la concurrence économique ne les inquiète guère et qu’ils ont besoin en Europe d’un rempart solide contre l’expansion communiste. Une Allemagne sincèrement démocratique, décidée à tenir sa place dans une Europe unie, tenant compte des droits et des besoins de ses voisins, aurait eu plus de chance d’arriver, par une pression morale patiente, à retrouver son unité.
C’est ce que le chancelier Adenauer a compris et qu’il s’est efforcé d’imposer. Il est évident aujourd’hui qu’il n’a réussi qu’en apparence. La crainte d’une Allemagne redevenue la puissance prépondérante de l’Europe fait le jeu des Soviets ; le plébiscite négatif auquel les communistes sarrois ont poussé de toutes leurs forces donne à la Russie la plus belle victoire qu’elle pouvait espérer. On ne voit pas ce que les Sarrois y gagneront. Personne d’ailleurs n’a pu le leur dire.
Le Déclin du Prestige Français
Que le vote soit une défaite morale pour la France il serait puéril de la nier. Notre prestige dans le monde n’avait pas besoin de ce revers. Après le vote de l’O.N.U. sur la question algérienne, on pouvait déjà se faire une idée de notre crédit. Il faudrait un effort national unanime, une discipline intérieure durable, collective et spontanée pour nous le rendre ; un effort de raison et non l’appel à la contrainte d’un « homme fort » ; les expériences antérieures devraient à cet égard nous suffire, car on ne saurait trop le redire ; ce sont les grandiloquences de la politique, de politique dite de grandeur et plus encore le rejet de la C.E.D. en 1954 qui nous ont aliéné les sympathies du monde … le plébiscite sarrois en est la conséquence directe.
La Conférence de Genève
La Conférence de Genève va s’ouvrir. A vrai dire elle ne promet pas grand intérêt par elle-même. Les positions prises paraissent exclure toute chance d’accord. L’intérêt véritable de la rencontre est ailleurs. Malgré tous les démentis, la lutte pour le pouvoir n’est pas terminée en Russie ; on peut se demander si Molotov n’est pas envoyé à Genève pour que les médiocres résultats de la négociation donnent au Kremlin un prétexte pour se débarrasser du ministre des Affaires étrangères. On dit que Boulganine et Krouchtchev soutenus par des clans opposés, se disputent le premier rang. Comme nous le disions autrefois, les bruits qui émanent du Kremlin finissent toujours par se révéler fondés. Krouchtchev bavard et brouillon, autoritaire et mégalomane a beaucoup d’ennemis ; il passe pour doctrinaire aux yeux des jeunes militaires et technocrates qui veulent assurer leur avenir et voir la Russie réintégrer le concert international, sortir de son isolement et vivre comme les autres nations. La récente détente intérieure, si marquée qu’elle soit, leur paraît insuffisante. L’accueil fait ces derniers séjours aux étrangers anglais et français témoigne d’un désir violent de sortir de la prison stalinienne. Boulganine est-il leur homme ? Pour une étape nouvelle peut-être ; mais il semble que dans un avenir plus ou moins proche, c’est toute la génération de 1917 qui devra céder la place. On reverra « mutatis mutandis » une Russie plus semblable à celle de 1914 qu’à celle de 1938.
Les Problèmes d’Afrique du Nord
Il est difficile de ne pas parler ici de la situation en Afrique du Nord puisque le problème dépasse le cadre des affaires intérieures. Entre les pessimistes qui voient tout perdu pour les intérêts français et qui sont prêts à abandonner, et les optimistes qui croient au miracle ou à la force – ce sont d’ailleurs toujours les mêmes depuis Jules Ferry – il en est peu, ici comme ailleurs, qui voient la situation réelle. Il faut accorder que ce n’est pas facile et que nous n’abordons pas la question sans humilité et crainte.
Le fil d’Ariane dans ce labyrinthe c’est peut-être la psychologie du monde de l’orient méditerranéen musulman. Elle a des traits communs bien marqués. Emotivité intense sous les apparences de l’apathie, versatilité constante sous les apparences de la résolution ; intrigues intérieures qui se renouvellent constamment que ce soit dans leur propre cadre ou sous tutelle étrangère. Les explosions de xénophobie sont intermittentes ; les querelles de clans finissent toujours par les étouffer. Déjà on parle en Tunisie et ailleurs du Bourguibisme ; le héros d’hier est discuté. Si difficile et même cruel que ce soit, la patience et le sang-froid et surtout le moins d’éclats, de grands mots et d’actions contraires, s’imposent. L’équilibre dans ces pays peut-être constamment rompu et rétabli ; les coups de théâtre comme l’attitude du Glaoui, sont très caractéristiques de la situation. Si en diplomatie, il faut réfléchir deux fois avant de parler, il faut en Orient, le faire dix fois avant d’agir, politiquement s’entend. Malheureusement, la peur de l’immobilisme est devenue une psychose. A cet égard il y a beaucoup à apprendre des Anglais, même si parfois à leurs dépens, ils souffrent de l’excès contraire.
CRITON