Criton – 1955-11-05 – Genève et les Affaires

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Le Courrier d’Aix – 1955-11-05 – La Vie Internationale

 

Genève et les Affaires

 

On en est encore à Genève à la phase initiale où les thèses opposées paraissent comme toujours inconciliables. Les commentaires officiels sont à l’optimisme de rigueur. Pour que  « l’esprit de Genève » l’emporte, il faudra qu’un pas sérieux soit fait vers un compromis. Le pas, toute la tactique des Occidentaux consiste à obliger Molotov à le faire et à l’empêcher de se dérober, de façon à le rendre responsable d’un échec, ce que l’on pense que les Soviets veulent justement éviter.

 

Les Deux Allemagnes

Les Occidentaux, en accord avec Bonn, se sont donc montrés fermes et solidaires, Dulles et Pinay au premier plan, l’anglais MacMillan paraissant plus réservé pour jouer les médiateurs au moment favorable, comme Eden l’avait fait auparavant. Le point délicat au moment présent est l’audition à Genève de la délégation de Pankow ; point de droit puisqu’il peut signifier une reconnaissance implicite du gouvernement fantoche de l’Allemagne orientale. Les Occidentaux et Bonn s’y sont jusqu’ici refusés, d’abord parce qu’ils dénient à ce gouvernement toute souveraineté et parce que, admis à se faire entendre, il ne ferait que paraphraser les arguments soviétiques. Il se peut cependant, pour éviter que cet obstacle formel ne serve de prétexte à Molotov pour refuser de présenter ses conditions à la réunification de l’Allemagne, que les Occidentaux trouvent une formule qui permette d’entendre Pankow sans le reconnaître. Il y a un précédent pour l’Indochine.

 

La Décision de la Princesse Margaret

L’Angleterre vient de connaître le dénouement de son affaire matrimoniale et dynastique ; la princesse Margaret se soumettant à l’Eglise anglicane, n’épousera pas l’homme de son choix. La question par l’intérêt et la publicité qu’elle a suscités a pris le caractère d’un événement international. Non seulement les Anglais ont manifesté leurs opinions diverses, mais le Commonwealth ; ce sont au fond deux conceptions différentes de la Couronne britannique qui se sont affrontées. D’une part la monarchie traditionnaliste, celle du «Times » ; cette entité spirituelle sans pouvoir terrestre, a un caractère symbolique et religieux qui ne souffre ni tache, ni faiblesse. C’est cette conception qui, entre autres motifs, fit abdiquer Edouard VIII. D’autre part, la monarchie moderne qui conserve son caractère symbolique et n’a pas davantage de pouvoir, mais qui jouit par là-même d’une large tolérance humaine et ne fait pas de ses membres des esclaves d’un devoir particulier et abstrait telles, par exemple, les Monarchies scandinaves, hollandaise et belge ; les Anglais pour des motifs divers politiques et moraux, n’ont pas voulu incliner dans ce sens. La monarchie et l’Eglise anglicane gagneront-elles en prestige ? Il est bien difficile de se prononcer.

 

Les Soviets au Proche-Orient

La partie qui se joue en Proche et Moyen-Orient se fait de plus en plus serrée depuis que les Russes sont entrés en scène dans cette partie du monde où ils étaient, dans le premier du moins, absents jusqu’ici. Ont-ils voulu s’assurer par là un moyen d’échange pour obtenir des concessions ailleurs ? Ou veulent-ils étendre à cette partie du monde l’antagonisme des deux blocs ? La manière dont Molotov a agi n’est pas à première vue favorable à la politique du sourire qui a pour but de rendre à la diplomatie russe l’audience que Staline lui avait fait perdre.

Au moment où l’on met le désarmement au premier plan le réarmement des pays arabes par le bloc communiste paraît aller à contre sens. C’est ce que l’on n’a pas manqué de faire remarquer. D’autre part, les deux appuis que Moscou cherche à gagner, la Syrie et l’Égypte, n’ont pas d’assises très solides ; la dictature du colonel Nasser n’a pas réussi jusqu’ici à gagner une profonde popularité ; l’économie égyptienne souffre d’une sclérose si profonde que jusqu’ici aucune réforme sérieuse n’a été tentée pour y porter remède. Les masses qui prennent conscience de leur sort ne l’ont pas vu changer. Quant à la Syrie, son équilibre politique est si instable qu’on ne peut rien conclure de durable avec les maîtres du jour.

Reste l’Arabie Saoudite qui n’a d’existence politique que par les richesses de ses gisements de pétrole, ce qui est une force et aussi une faiblesse, car cet énorme réservoir d’énergie dans un pays sans peuplement est un enjeu disproportionné à ses moyens propres. Pour garder le contrôle de ce capital, les Anglo-Saxons peuvent employer la force, ce qu’ils hésiteraient à faire dans un état très peuplé. C’est ce qu’on a vu ces jours-ci à la manière dont les Anglais ont réglé à leur profit le litige de l’oasis de Buraimi, non loin du Golfe Persique. Dans ces conditions, les possibilités d’action des Soviets apparaissent assez fragiles et de portée limitée. Mais ils ont pensé alerter suffisamment les Occidentaux par leur action pour les inciter à payer comptant un désistement tacite. Les Anglo-Saxons se laisseront-ils faire ? Cela paraît peu probable.

 

Le Problème des Investissements

L’évolution de la conjoncture économique est curieuse à observer parce qu’on se trouve en présence de phénomènes inédits. Les Gouvernements des pays les plus prospères luttent en ce moment, non contre une dépression possible mais pour conserver la mesure et éviter ce que les Allemands appellent une économie surchauffée. C’est d’ailleurs le ministre allemand Erhard qui s’est exprimé le plus clairement là-dessus. Il s’agit pour lui de maintenir  une situation de haute conjoncture en l’empêchant de se transformer en « boom ». Les moyens ne manquent pas pour tempérer l’ardeur des producteurs et décourager des consommateurs trop avides. Mr. Butler s’y connait là-dessus. Cela est plus facile que de ranimer une économie languissante et déprimée.

Pour conserver en l’état une situation favorable, il faut maintenir la monnaie fixe et la stabilité des prix, restreindre le crédit en abaissant certains impôts de consommation, en ouvrant la vanne des importations, en freinant les augmentations de salaires et en limitant les investissements. C’est sur ce dernier point que les controverses sont vives et l’incertitude économique troublante. En France où les risques d’inflation sont immenses par rapport aux Etats-Unis et à l’Allemagne de Bonn, on se plaint de ce que les industriels n’investissent pas assez – M. Mendès-France dixit. – S’ils ne le font pas, cela dit entre parenthèses à notre ancien Premier, c’est qu’au prix où est le loyer de l’argent (à cause des besoins de l’État et à ses investissements non rentables), il y a bien peu d’installations nouvelles qui soient susceptibles d’être amorties dans des délais normaux. Mais il semble paradoxal dans un pays comme l’Allemagne de l’Ouest dont le budget est en excédent (l’État disent les industriels ne sait pas quoi faire de son argent), on cherche à entraver des investissements qui sont théoriquement rentables à courte échéance si la conjoncture se maintient favorable.

La question est de savoir dans quelle mesure les investissements ont un caractère inflationniste ?  Celui qui l’est à coup sûr, c’est la construction de logements que l’État subventionne pratiquement à fonds perdus ; mais peut-on le dire d’une usine dont les produits se vendront sous peu à des prix rémunérateurs ? Et puis, qu’est-ce que l’inflation, celle qui est inscrite dans les chiffres ou celle qui fait image dans les esprits et détermine les psychoses ? Comment se fait-il, a-t-on remarqué à la Conférence d’Istanbul qu’elle joue en Angleterre et pas en France dans des conditions pourtant comparables, au point de vue comptable tout au moins. On voit ici que l’économie a ses mystères qui l’apparentent à la psychologie et même à la métaphysique, c’est pourquoi les économistes et les hommes d’État ont des excuses à n’y pas voir toujours très clair.

 

                                                                                            CRITON