Criton – 1955-11-12 – Les Fronts Diplomatiques

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Le Courrier d’Aix – 1955-11-12 – La Vie Internationale

 

Les Fronts Diplomatiques

 

Il sera temps de commenter la Conférence de Genève quand elle aura déposé ses conclusions ; jusqu’ici l’optimisme de MM. Dulles et Molotov contraste avec le contenu des négociations. L’optimisme est un élément tactique. Il permet de rejeter au besoin sa déception sur l’adversaire. Mais Dulles, comme Molotov ont intérêt à conclure sur un communiqué qui portera toutes les apparences d’un demi-succès, Molotov parce qu’il veut récolter les fruits de la politique du sourire surtout auprès des Neutres, Dulles pour des raisons électorales. Le meilleur atout du Parti républicain aux élections de l’année prochaine est, après le maintien de l’actuelle prospérité, la perspective d’une ère de paix sans trouble majeur. En tout état de cause, Genève novembre 1955 ne sera qu’une étape, sans préciser trop vers quel achèvement. L’inévitable échec de la réunification de l’Allemagne fera paraître minces les résultats possibles sur les autres points à l’ordre du jour.

 

La Visite de Dulles à Tito

En réalité, l’intérêt est ailleurs. La politique de Genève est statique ou au mieux, celle du pas-à-pas ; la politique périphérique est au contraire la zone du mouvement. La visite de Foster Dulles à Tito pendant l’entracte de ces derniers jours est de grande importance. Elle avait été préparée par la mission de Georges Allen à Belgrade ; nos lecteurs savent que l’ambition de Tito est de dominer une fédération de l’Europe centrale et balkanique comprenant les satellites de Moscou ; un bloc de pays communistes, à sa manière pratiquant un neutralisme actif, c’est-à-dire indépendant, au moins en principe, de l’Est et de l’Ouest. Russes et Américains sont au fait de cette ambition ; pour se réconcilier avec Tito, les Soviets avaient cherché à flatter cet espoir ; on avait parlé d’un communisme non plus monolithique mais que chaque nation aurait le droit de concevoir à sa manière. Boulganine et Krouchtchev n’avaient pas précisé lesquelles de ces manières ils étaient prêts à autoriser. Aussi Tito ne s’était-il pas laissé prendre à des déclarations que les Russes n’avaient pas l’intention de traduire en promesses concrètes. Dulles est venu à Belgrade pour essayer d’intéresser Tito à une manœuvre qui consisterait à faire pression sur Moscou pour desserrer l’étreinte que l’U.R.S.S. maintient sur ses satellites.

En faisant ce geste, les Américains renoncent implicitement à la politique du « Roll-back », c’est-à-dire à la libération complète des satellites. Ils se contenteraient d’une autonomie relative qui aurait pour règle la non-ingérence des deux parties dans les affaires intérieures des satellites. Il n’est pas douteux que Tito est intéressé à cette politique qui est la sienne, mais il n’a guère d’illusion sur le pouvoir des Américains à la faire aboutir. Cependant, elle lui permet de tenir l’équilibre entre les deux Blocs et de tirer le maximum de leur rivalité en armements et surtout en aide économique dont la Yougoslavie, en mauvaise posture, a le plus urgent besoin. On ne peut refuser à Tito, piètre organisateur à l’intérieur, un don exceptionnel de politique. Son prestige à cet égard a réussi à masquer l’échec de sa planification économique.

 

La Nouvelle Tactique des Partis Communistes en Italie et en France

Une des raisons qui obligent les Soviets à conclure la Conférence de Genève de façon favorable, ou du moins de sauver les apparences, réside dans la nouvelle tactique imposée aux Partis communistes européens, italiens et français ; ce n’est pas pour rien que Nenni, l’allié socialiste des communistes italiens, est allé à Moscou. A son retour, le 26 octobre exactement, il s’est produit un événement qui a plongé la péninsule dans la stupeur. La Chambre avait discuté un projet de loi sur la compétence des tribunaux militaires. Socialistes et communistes unis qui l’avaient combattu avec acharnement, le votèrent comme un seul homme et apportèrent au Gouvernement Segni 103 voix qu’il n’attendait pas. Au Sénat, le lendemain, à propos de budget, ils s’abstinrent pour ne pas mettre le Gouvernement en difficulté.

Ces deux faits sont à rapprocher des votes communistes favorables au Gouvernement Edgard Faure à propos de l’Algérie et des élections anticipées ; d’une opposition systématique, on passe à l’abstention et même au soutien à l’occasion. De même que sur le plan international la tactique de Moscou passe de l’obstruction systématique à une méthode plus souple qui implique à l’occasion des concessions mutuelles, sur le plan intérieur on inaugure une politique de collaboration à éclipses, premier pas vers un retour à la collaboration avec pour fin lointaine le front populaire ou comme on dit en Italie, l’ouverture à gauche.

Cette tactique n’a d’ailleurs pas été très appréciée à Rome ; les Partis de coalition se sont méfiés et cela a peut-être, momentanément du moins, atténué leur désunion. En France, certains radicaux voient la manœuvre d’un œil plus favorable. Un homme ambitieux est encore plus capable que celui qui se noie de s’accrocher à un serpent. Moscou prépare discrètement son équipe à une rentrée en scène.

 

L’Afghanistan et la Birmanie

La politique russe est également très active en Asie. Les régions travaillées présentement, en dehors de l’Égypte et du Moyen-Orient, sont l’Afghanistan et la Birmanie. Moscou cherche avec prudence, comme l’avaient fait les tsars, à faire entrer l’Afghanistan dans sa zone d’influence. Le moment est favorable depuis que le pays est en conflit sur des questions de frontières avec son voisin le Pakistan, allié des Etats-Unis et signataire du Pacte de Bagdad. Le Président U.NU de Birmanie a fait une visite à Moscou pour vendre son riz que les Etats-Unis ne peuvent absorber, encombrés qu’ils sont eux-mêmes de leurs surplus agricoles. Le troc de riz contre biens d’équipement s’est accompagné de force amabilités comme il est d’usage en Orient sans que cela engage à grand-chose. Il n’en reste pas moins que la Birmanie dépend et dépendra pour ses échanges du bloc soviéto-chinois. Celui-ci est bien placé pour venir en aide aux pays les moins développés à production agricole ; s’ils ont peu à vendre aux pays industriels qui tiennent à la qualité, ils peuvent fournir des produits inférieurs en quantité limitée à des peuples qui manquent de tout, et en Russie comme en Chine, les estomacs à remplir ne manquent pas. Dans ce domaine du moins, les Américains sont surclassés.

 

L’invitation au Second Bandung

Cette visite d’U Nu à Moscou a comporté un détail de grande portée : l’invitation à l’U.R.S.S. de participer à la prochaine conférence Afro-asiatique qui doit se tenir au printemps au Caire. On sait que la Russie, puissance asiatique, n’avait pas été invitée à Bandung. Le colonialisme soviétique en Asie Centrale avait été violemment attaqué par des représentants émigrés de ces Républiques musulmanes. Moscou, prudemment, acceptera l’invitation pour ces mêmes Républiques qui seront représentées cette fois par d’authentiques disciples du Kremlin. Le nationalisme africain et asiatique sera dès lors patronné par l’U.R.S.S. Ce ne sera qu’une demi-présence. Il ne faut effrayer personne, mais l’ombre de Moscou s’étendra sur les oriflammes des peuples de couleur ; on s’en doutait bien sans cela, mais ce patronage sera officiel. Espérons que ce sera avec le sourire.

 

                                                                                            CRITON