original-criton-1955-11-19 pdf
Le Courrier d’Aix – 1955-11-19 – La Vie Internationale
Retour au Stalinisme
On n’attendait pas grand résultat de la Conférence de Genève ; on s’accordait cependant à croire que l’U.R.S.S. chercherait à sauver les apparences, c’est-à-dire l’esprit de la rencontre de Juin dernier. Le ton acrimonieux des dernières séances rappelle plutôt la Conférence de Berlin. Molotov est redevenu ce qu’il fut depuis la fin de la guerre : tout s’y retrouve, le ton et la phraséologie de ses habituels discours. Il s’est passé à Moscou entre les dirigeants quelque chose d’imprévu.
Les Raisons de l’Échec de Genève
Molotov a convaincu ses mandants que sa politique avait jusqu’ici réussi et qu’il valait mieux demeurer dans la ligne de Staline. Les observateurs s’accordent pour dire que la position de Molotov, fortement ébranlée au printemps, est aujourd’hui plus forte que jamais. On dit encore que ce retour à la politique extérieure stalinienne a été imposé par les militaires qui se seraient montrés inquiets des effets de la détente sur le moral des troupes des Satellites : la période de détente avait permis à l’U.R.S.S. de ressaisir son audience diplomatique auprès des Neutres ; c’est chose acquise aujourd’hui.
Point n’est besoin de courir de risques en ouvrant davantage le rideau de fer. Molotov est convaincu que le temps travaille pour les Soviets. Il est à remarquer qu’en Italie, après les tentatives d’ouverture à gauche que nous signalions dans notre précédent article, des consignes de raidissement ont de nouveau été données au Parti communiste. Un changement d’orientation est indéniable. Pour le moment, le retour à la guerre froide est évident.
Conséquences pour l’Occident
L’Occident a-t-il lieu de s’en inquiéter ? La politique du sourire avait des avantages pour lui. Elle avait grandement contribué à la renaissance de la confiance et au développement des affaires ; le spectre de la guerre atomique avait cessé de hanter les esprits et le goût de l’entreprise, de l’investissement profitable, de l’épargne productive avaient retrouvé des stimulants. Ceux-ci seront-ils amenés à se contracter de nouveau ? Cela n’est pas sûr pour deux raisons : d’abord parce que l’on est aujourd’hui persuadé qu’une guerre atomique est impossible : ce serait une destruction réciproque aux conséquences imprévisibles. Aucun des deux camps ne songe à en courir le risque. D’autre part, les moyens dont disposent les autorités et les groupes financiers en accord avec elles pour conserver un courant favorable au maintien de la haute conjoncture sont étendus, multipliés et efficaces.
Aux Etats-Unis, l’accident du Président le 24 septembre et les mesures prises pour restreindre le crédit et tempérer le boom des affaires avaient provoqué un repli. Des mesures analogues anti-inflationnistes avaient été prises un peu partout, sauf en France. Depuis une dizaine de jours, les Etats-Unis ont renversé la tendance et la hausse a repris, malgré l’impression fâcheuse que laisse la Conférence de Genève. Même quelques succès spectaculaires des Démocrates aux élections locales du 9 novembre, n’ont eu aucun effet sur la tendance ; les records de production et d’investissement ont de nouveau été battus. Il sera évidemment difficile de maintenir indéfiniment ce rythme. Un accroissement de 9% du revenu national ne peut constituer une moyenne qu’on situe, au plus, entre 4 et 5. C’est ce que l’on s’efforcera de conserver en 1956, jusqu’aux élections de novembre.
Les Risques de la Détente
La politique du sourire présentait aussi des dangers pour l’Occident. Les divergences d’intérêts des puissances de la coalition atlantique sont si nombreuses et profondes que le relâchement de leur solidarité aurait fatalement été la conséquence d’une détente prolongée. Le retour au Stalinisme va les obliger à resserrer leurs liens. On en a déjà la preuve dans les relations franco-allemandes. Ni la France, ni l’Allemagne n’ont cherché à exploiter le résultat du plébiscite sarrois. On a, dans la mesure du possible, et même dans les Partis d’opposition, cherché à étouffer l’affaire. On est d’accord pour rechercher une formule de compromis afin de ne pas détériorer les relations entre les deux pays ; si l’on y est décidé, ce sera moins difficile qu’on ne le pense. Les Allemands n’ont pas un intérêt majeur à réannexer économiquement la Sarre ; cela leur donnerait plus de soucis que d’avantages, et les Sarrois tirent trop de profit de l’union douanière avec la France et l’Union française pour y renoncer par pure idéologie nationale. Les Etats-Unis auront à veiller plus attentivement à leurs positions stratégiques en Afrique du Nord et au Sud-Vietnam : les Anglais devront ne pas s’opposer aux Américains dans leur politique en Proche et Moyen-Orient. Mais c’est aux Neutres que la guerre froide profite le plus. Nasser et Tito ne seront pas fâchés du tour des événements. La rivalité des deux Blocs est une excellente affaire pour eux.
Les Soviets ont-ils Raison ?
Quant aux Russes, ont-ils dans leur propre intérêt raison de revenir à la politique négative de Staline ? De bons commentateurs le pensent ; la détente était pour eux une aventure ; elle rencontrait trop de sympathie dans la population. Le mouvement, en se précisant, pouvait échapper au contrôle du Kremlin. Surtout, il aurait amené des oppositions peut-être violentes au sein même du Parti. Les Satellites auraient repris espoir et relevé la tête. Les Soviets considèrent qu’en exploitant les courants nationalistes en Afrique et en Asie, ils accroîtront leur puissance, à mesure que les puissances dites colonialistes devront céder du terrain. Et ils escomptent toujours, malgré le démenti des faits, la crise économique qui doit ruiner le Monde libre.
L’Europe, pensent-ils, tombera comme un fruit mûr avec le développement des mouvements anticapitalistes. La faiblesse économique de l’Angleterre et de la France épuisée par ses difficultés outre-mer, contribuera aux mouvements de désagrégation interne. Et les Américains s‘ils ont des soucis chez eux, abandonneront l’Europe à son sort. Tout cela n’est pas impossible, mais est fort loin d’être assuré.
La Fatalité du Totalitarisme
Nous pensons plutôt que le retour à leur politique habituelle est imposé aux Russes par leur régime même. Ils ont sans doute voulu sincèrement y échapper, certains du moins, reprendre place dans le monde civilisé, mais ils ont senti qu’ils ne le pouvaient pas. Un critique américain disait, en parlant des difficultés de l’Angleterre, que lorsqu’un pays a absorbé une certaine dose de socialisme, il est impossible de revenir en arrière, le poison, selon lui, faisant lentement son chemin : poison ou non, cela est exact ; ce l’est encore bien plus du totalitarisme une fois institué, il est impossible de l’assouplir ; tout au contraire, il faut, à chaque relâchement, dès qu’une détente gagne les populations, redonner un tour de clef plus serré qu’auparavant. Hitler et Mussolini en ont fait l’expérience, les Russes aussi à l’époque de la N.E.P. Il a fallu multiplier les contrôles, épurer, sévir.
Il y a là une fatalité interne que Karl Marx n’avait pas prévue parmi ses lois historiques. La dictature soviétique n’échappe pas à ce processus. Quand on songe à la façon dont les choses se terminent, on préfère espérer que le cours des événements sera, cette fois-ci, renversé.
CRITON