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Le Courrier d’Aix – 1955-11-26 – La Vie Internationale
Rétrospective
Des innombrables commentaires sur la Conférence de Genève, aucun ne s’accorde, pas même sur son échec complet qui est pourtant patent. On peut cependant donner déjà le sens que cette rencontre trouvera dans l’histoire. Mettons en lumière les points qui sont précisément ceux que l’on néglige.
L’Évolution de la Politique Soviétique
Entre la Conférence des quatre chefs de Gouvernement et celle qui vient de s’achever, il s’est passé beaucoup de choses à Moscou même ; la détente esquissée au printemps qui a eu son point culminant en juillet, avait rejeté Molotov dans l’ombre ; on l’accusait de poursuivre une politique négative, celle de Staline, et d’avoir abouti à l’isolement de l’U.R.S.S. ; d’abord au N.A.T.O., puis à ce qui allait être le Pacte de Bagdad, à la méfiance des pays arabo-asiatiques qui venaient de se préciser à Bandung, au réarmement de l’Allemagne occidentale, aux tentatives de révolte en zone soviétique, au relâchement de la discipline chez les dirigeants des satellites, particulièrement en Hongrie, au rapprochement de Tito avec la Grèce et la Turquie ; la diplomatie soviétique était suspecte et avait perdu tout crédit ; c’est alors que Krouchtchev et Boulganine ont inauguré la politique du sourire, et d’abord en rendant à l’Autriche la liberté promise depuis 10 ans.
Cette politique a dans une large mesure réussi. Le voyage en cours des deux chefs russes en Inde en marque l’aboutissement. La diplomatie russe a pris pied en Proche-Orient avec les accords de fournitures d’armes à l’Égypte. Le Président birman est allé à Moscou et va recevoir les Soviétiques ; l’équilibre diplomatique est assuré par la reprise des relations avec Bonn. Le réarmement allemand est à nouveau retardé.
Le Retour à l’Ancienne Politique
Ces succès enregistrés, Molotov a sans doute fait valoir le danger d’aller plus loin, surtout à l’égard des puissances occidentales. Celles-ci ont cru ou paru croire que l’on pourrait exploiter à fond la détente ; ils se sont trouvés à nouveau devant un mur alors que tout le monde pensait qu’à défaut de résultats précis, la détente pouvait se poursuivre parce que Moscou en avait besoin. Il n’en était rien. Ce sont les Russes qui cherchent à leur tour à isoler l’Occident de ce monde perméable et mouvant que sont l’Asie et l’Afrique. Les événements d’Afrique du Nord y ont considérablement contribué ; l’action concertée contre la France a porté ses fruits.
Ce n’est pas la première fois que la politique soviétique se retourne brusquement ; qu’on se rappelle la disgrâce de Litvinov en 1937 et le retour en faveur de Molotov. On en verra d’autres, sans doute, peut-être avant longtemps.
Le Sommeil de l’U.E.O.
Ce qui nous conduit à rappeler combien les peuples et même les diplomates ont la mémoire courte. M. Mendès-France se plaint de ce que sa plus chère création, l’U.E.O. – Union de l’Europe Occidentale – à laquelle Eden avait promis de collaborer – manque de vie. C’était en effet le seul point marqué par sa politique. De l’Indochine et de la Sarre, il est préférable de ne point parler. Quant à l’Afrique du Nord, la seule excuse est sans doute que toute autre politique aurait abouti aux mêmes difficultés. Mais on se souvient qu’après l’échec si habilement organisé de la C.E.D., échec qui a tout affaibli le crédit de la France, c’est le « pas formidable » accompli par Eden d’associer, pour la première fois en temps de paix, l’Angleterre aux alliances du continent, qui avait paru sauver une situation inquiétante pour le Monde libre.
En fait, les Anglais n’avaient réellement promis qu’une chose : de maintenir sur le continent leurs quatre divisions aussi longtemps que l’Europe des Six le jugerait nécessaire. Ce qui ne changeait rien ; car, tant que les troupes américaines sont en Europe, il est impossible aux Anglais de retirer les leurs. Pour le reste, ils n’avaient promis que de participer aux conversations. Eden qui voyait que le rejet de la C.E.D. allait compromettre l’Alliance Atlantique, a voulu par un geste spectaculaire limiter les dégâts. Ce fut fort adroit de sa part et d’un effet moral certain. Mais, l’alerte passée, il ne reste pas grand-chose du « pas formidable ». L’U.E.O. avait pour raison d’être l’application du statut européen de la Sarre, autre chef-d’œuvre diplomatique. Le statut enterré, il ne reste qu’une institution vide.
Retour à l’Europe des Six
Evidemment, les Anglais pourraient lui rendre un sens, mais ils sont revenus petit à petit à leur politique traditionnelle : arbitrer les querelles du continent sans s’engager. On le voit également par la réticence dont ils font preuve seulement pour harmoniser leur action avec celle de la C.E.C.A. dans le domaine limité du charbon et de l’acier, de leur refus aussi de participer à une communauté atomique européenne à laquelle leur expérience donnerait tant de poids. Force est donc aux Européens s’ils veulent – et ils en sentent la pressante nécessité, – de s’unir, de le faire entre continentaux.
On en revient peu à peu à l’Europe des Six, sans la C.E.D., sans lien de supranationalité. M. Pinay, pas plus que quiconque, n’a d’autre choix : l’Europe des Six ou le statu-quo. De la politique de l’été 1954, il ne reste que le souvenir d’efforts stériles. En Sarre, comme en Europe, on repart d’où l’on était auparavant.
L’Impasse Allemande
Une autre erreur qui est habituelle, est d’attacher importance aux discours des hommes politiques qui ne sont pas au pouvoir, en Allemagne en particulier. Il est vrai que les Sociaux-Démocrates et d’autres, même les Libéraux, se prononcent contre la politique d’Adenauer et paraissent croire qu’on peut attendre quelque chose de négociations directes avec Moscou ou avec Pankow. Ce sont là des positions électorales. On ne semble pas prêter attention à ce mot récent de Krouchtchev : « On ne peut faire confiance aux Allemands ». Les Russes tiennent l’Allemagne orientale et ne la lâcheront jamais, à moins d’en être chassés ; ils n’en ont jamais fait mystère. Les Allemands qui paraissent croire le contraire ne sont pas sincères. Nous irons plus loin : quels que soient les hommes au pouvoir demain en Allemagne fédérale, ils seront contraints de faire, en réalité sinon en paroles, la même politique que le Chancelier. L’Allemagne de Bonn serait liée à l’Occident même si elle voulait s’en détacher, car il n’est même pas vrai que les Russes cherchent pour le moment et dans l’avenir probable à annexer toute l’Allemagne au communisme. Le satellite serait trop gros qui risquerait de dévorer les autres et même son maître.
CRITON